Après un passage chez Quantic Dream à Paris, Axel s'est expatrié au Japon depuis 2012 pour travailler en tant que développeur chez Gameloft Tokyo, puis aujourd'hui chez KITERETSU.inc, studio d'animation et de jeux vidéo à l'origine du million seller Zoo Keeper et du dessin animé ROPE, faisant actuellement ravage sur les TV et cinémas japonais.


Un bouleversement lié à la culture du pays

Jusqu'à peu, au Japon, avant de créer un jeu, on créait les outils. Pour faire simple, avant de dessiner, on concevait aussi le crayon et le papier. Dans les temps anciens (comprendre par là jusqu'à la fin de l'ère PS2), cette méthode de travail était invaincue, car seule existante.

Cependant deux facteurs intimement liés ont rebattu les cartes :

  • l'explosion des coûts de production
  • l'arrivée d'entreprises spécialisées dans le Middleware (logiciels utilisés pour créer du software)

Comment suivre la cadence quand une équipe doit passer de 30 personnes à 200 pour sortir un jeu ? Les grands éditeurs occidentaux (Ubi, EA et Acti en tête) se sont adaptés : multiplication des effectifs, spécialisation de studios dans un domaine (QA, création de moteurs, réseau, etc) et même outsourcing, créant ainsi des productions qui s'étendent sur les 5 continents pour un seul et même jeu. Il va sans dire que cette folie des grandeurs est inaccessible financièrement et humainement pour un studio japonais typique, témoin impuissant de l'avènement de la montée en puissance de licences comme GTA, Assassin's Creed ou Call of Duty.

On connait bien la suite de l'Histoire : un shift radical des joueurs et de l'industrie sur le mobile, et plus récemment un intérêt grandissant pour la VR. Pour autant, cela ne veut pas dire que le marché traditionnel des consoles est mort : la majorité des constructeurs reste japonais, et les studios de AAA demeurent nombreux dans l'archipel.


L'embourbement dans des développements d'outils pharaoniques est encore une réalité au Japon, car faire changer de cap un tel paquebot est un travail de plusieurs années. Mais entre l'enterrement médiatique du Panta Rey de CAPCOM, qui affiche fièrement le logo Unity avant chaque trailer d'Umbrella Corps, l'abandon progressif du Luminous Engine de Square Enix en faveur d'Unreal 4, ou le délaissement du Fox Engine, qui ne servira plus que pour les prochains Winning Eleven, le constat est sans appel et l'addition salée : ce sont des milliards de yens investis pour des retours sur investissements décevants ou négatifs. Je me rappelle notamment d'une discussion un brin éméchée avec Keisuke Hata, lead programmer chez Square Enix, lors d'une soirée de l'Unite Japan 2014 :

Quand on a porté Dragon Quest VIII sur smartphones, on s'est dit qu'on perdrait moins de temps à convertir l'intégralité du code C++ vers Unity en C# que d'adapter le moteur de l'époque pour le rendre compatible iOS / Android.

Je le comprends... Ce changement de mentalité est récent, mais je ne pense pas qu'il faille mettre l'entêtement passé sur le compte d'une éventuelle bêtise des Japonais : utiliser des technologies internes a de nombreux avantages.

Qu'il s'agisse de la malléabilité du moteur pour les besoins du jeu (création d'éditeurs, d'outils, de shaders ou d'effets plus adaptés aux besoins de la production actuelle), d'une gestion de la mémoire, du processeur et de la puce graphique plus précis et sous contrôle, ou même d'un debug et d'une optimisation plus poussés puisque tout le code source est à disposition pour lecture et édition, créer son propre moteur dans les années 2010 n'est pas une folie : c'est un challenge, qui permet de repousser les limites technologiques et faire avancer le media.

Cependant, les récentes annonces, ainsi que l'état actuel de l'industrie, sont bien la preuve qu'il ne s'agit plus aujourd'hui du choix le plus logique pour une majorité de studios japonais : pragmatisme avant tout.

Un échec dont les causes ne sont pas évidentes

Beaucoup attribuent, le plus souvent à tord, une fierté mal placée aux entreprises japonaises. Si ma place actuelle dans l'industrie me permet d'affirmer le contraire, il y a une chose que je ne réfuterai pas : les Japonais parlent très mal Anglais. Même dans un domaine comme la programmation, intrinsèquement liée à la langue de Skakespeare, nombreux sont les développeurs à ne pas pouvoir s'exprimer ou lire de la documentation en Anglais.

Des outils complexes comme Unity ou Unreal Engine demandent des mois, années de travail pour être maîtrisés, et si les millions de lignes de code sont parfaitement documentées, elles le sont en Anglais. Donner en l'état ces moteurs à un studio japonais, même talentueux, demandera des mois de recherche à ses équipes pour pouvoir être utilisés.

Dans la tête du manager, ces mois peuvent être mis à profit pour créer leur propre moteur. Si la réalité est bien moins binaire (aucun moteur interne ne pourra atteindre la maturité et la stabilité du moteur d'une entreprise dont l'ADN est la création et la distribution de ce dernier), dans l'esprit d'une personne non technique, le choix est souvent vite fait.

De plus, de nombreux développeurs japonais s'étaient essayés à Unreal en début de génération précédente, alors qu'il n'était pas aussi mature qu'aujourd'hui : Mistwalker avec Lost Odyssey ou Last Remnant pour Square Enix. Devant la difficulté des équipes a s'adapter aux outils, le raccourci a tôt fait de se propager dans les couloirs des studios : Unreal Engine, plus jamais.

Mais comme Unity et Epic sont des entreprises dont l'expertise porte sur les moteurs et leur utilisation partout dans le monde, des documentations, des tutoriels et de la communication à destination des Japonais ont été créés (on parle ici d'un mouvement s'étant mis en place en 2011 - 2012).

Mieux, même : Epic a créé son studio japonais à Yokohama, et Unity a mis en place son salon, Unite Japan, devenu un événement majeur pour les professionnels de l'industrie, et a créé sa mascotte, Unity-chan, qui a gagné le coeur de nombreux développeurs indépendants et de petites structures, grâce a une communication sans faille, la publication des livres techniques la mettant en scène ou des partenariats bien ciblés, comme avec l'idol virtuelle Hatsune Miku.

En clair, tout est question d'habitude de travail, d'évolution de mentalités en occident (fournisseur) comme au Japon (client) et surtout de temps.

Le meilleur est à venir

Je peux vous sembler être en train de jouer mon commercial pour Unity et Unreal. Il n'en est rien. J'ai travaillé avec d'excellents moteurs internes et serai ravi d'être amené à le faire à nouveau dans le futur. Mais regardons la réalité en face : si Ubisoft réussit le tour de force de faire travailler côte à côte des équipes de plusieurs centaines de personnes (voire milliers), certaines sur le moteur et d'autres sur le jeu, pour un studio japonais de base, constitué de quelques dizaines d'employés, c'est un workflow impossible à mettre en place.

Si le Japon est historiquement une terre de jeux vidéo, les loyers y sont hors de prix, les salaires généralement plus élevés qu'à l'étranger, la place plus réduite, et les aides du gouvernement incomparables à celles d'un pays comme le Canada. De plus, même si personnellement cela m'arrange, le Japon manque affreusement de programmeurs : même en voulant recruter, trouver chaussure à son pied demande beaucoup pour de travail, et le prix du marché grimpe à une vitesse folle.

On l'a récemment appris, le travail sur Final Fantasy VII Remake, effectué sur Unreal, sera créé dans plusieurs studios, internes et externes, dont CyberConnect2, situé a Fukuoka. Pour vous donner une idée, Tokyo - Fukuoka est l'équivalent de Paris - Bastia. Pas la porte à côté donc.

Parallèlement, les annonces de coopération entre Square Enix ou Nintendo avec des studios tels que ceux de Tecmo Koei ou Platinum Games se multiplient dans l'actualité. Travailler à plusieurs studios sur un même jeu demande non seulement un excellent management, mais aussi une homogénéité dans les outils. Dans le cas de Final Fantasy VII, le choix du moteur tierce est donc le plus logique, puisque de nombreux développeurs du studios de Fukuoka ont déjà travaillé dessus, alors que Luminous est inconnu dans leur bataillon.

De même, l'utilisation d'Unreal et d'Unity permettent une homogénéité des méthodes de travail au niveau du pays. Si un développeur à la recherche d'un emploi a de l'expérience en Unity ou Unreal, c'est une garantie pour son prochain employeur qu'il sera productif plus rapidement, puisqu'il n'aura pas besoin d'apprendre un outil interne.

Et pour peu que les consoles (dont la courbe de croissance reste mauvaise comparée au mobile) disparaissent dans quelques années, l'expérience accumulée pourra être utilisée sur les plateformes de demain, qu'il s'agisse du mobile ou de la réalité virtuelle. Et comme Unity et Unreal Engine supportent toutes les plateformes majeures, et que le business model de ses entreprises est fondé sur la longévité et le maintien, il y a fort à parier qu'il ne sont pas prêts de disparaitre. Comme le souligne Katsuhiro Harada au moment du choix de Unreal 4 pour Tekken 7 :

Unreal permet d'obtenir rapidement un rendu next-gen, est simple à utiliser, et est compatible sur toutes les plateformes.

D'abord sorti en arcade, le travail pour porter Tekken 7 sur PS4, Xbox One et même d'autres plateformes est minime. Comme je le signifiais en introduction, pour les joueurs, c'est transparent, car rares sont les entreprises qui laissent les logos des moteurs tierces. Et pourtant, une majorité de jeux auxquels vous jouez est créée avec Unity ou Unreal, et cette tendance ne fait que s'amplifier.

J'aime ce choix effectué par l'industrie japonaise de se lancer dans l'utilisation massive d'Unity et Unreal. En tant que programmeur, cela m'assure que mes compétences d'aujourd'hui me seront utiles demain, et que les pipelines de production resteront toujours bien huilées.

En tant qu'étranger au Japon, je suis très content de voir que les technologies occidentales sont adoptées par les Japonais et que les studios nippons s'internationalisent de plus en plus (90% du R&D de Square Enix Tokyo est constitué d'étrangers).

Mais plus que tout, en tant que joueur, j'ai le coeur qui bat quand je vois que le Japon, à sa façon, a trouvé le moyen de s'adapter aux standards actuels : en ayant des périodes de mise en place moins longues et en travaillant à plusieurs studios sur un même jeu, il prouve avec brio qu'il reste maitre dans l'art de se réinventer : assimilation, appropriation et adaptation aux conditions locales.

Si l'industrie japonaise a connu son ère Edo (fin des samouraïs) avec la PS3, parions que la PS4 est son ère Meiji (ouverture a l'extérieur et modernisation).


Vous aimez le nouveau visage de Gameblog ?
Vous souhaitez soutenir directement et concrètement la rédaction dans son effort
pour vous apporter de meilleurs contenus ? Alors n'hésitez pas à devenir
membre Premium et bénéficiez de nombreux avantages...

Devenez membre Premium pour nous aider à vous proposer un meilleur Gameblog...