Au delà des réactions des joueurs, particulièrement virulentes, et de la relation importante qui semblait jusqu'ici s'épanouir entre Ubisoft et Nintendo, mais qui vient de prendre du plomb dans l'aile (lire : Ubisoft et la Wii U : je t'aime, moi non plus), et sans nécessairement verser dans un catastrophisme aussi sordide que maladroit car bien trop hâtif, il faut se rendre à l'évidence : quelque chose de préoccupant se trame.

En effet, ce n'est là que le dernier coup dur en date. Depuis son lancement sur les trois marchés, les ventes de Wii U au niveau mondial ne sont certes pas catastrophiques, mais elles sont en tout cas loin d'être enthousiasmantes en termes de dynamique. Si les 2,6 millions estimés d'unités écoulées pourraient faire l'objet de bon nombre de débats d'analystes par rapport aux précédentes consoles (c'est certes moins que la Wii sur ses trois premiers mois de commercialisation, mais beaucoup plus que la PS3 ou la 360 sur leurs mêmes périodes de lancement respectives), une chose est sûre : la dynamique, elle, n'est pas bonne : Nintendo a donc révisé ses prévisions de vente d'ici à la fin mars 2013, de 5,5 millions d'unités à 4 millions (plus de 25% de révision à la baisse). Cette perte d'élan est notamment illustrée par le rapport entre les ventes du week-end de lancement, et les ventes à date en Angleterre : plus 50% des ventes totales de machines sur ce territoire, en 5 semaines, ont été faites sur ces deux premiers jours... et ce n'est pas beaucoup mieux ailleurs.

Cercle vicieux ?

On le sait : pour vendre des consoles, il faut des jeux. Et tout en ayant réagi en la matière au désert annoncé du premier trimestre 2013 avec son Nintendo Direct spécial Wii U, pas de quoi s'enthousiasmer. Cela varie bien entendu suivant les marchés ; mais en Angleterre, par exemple, premier marché Européen, l'après Noël place la Wii U 8e sur 10 plates-formes avec des ventes de jeux à 34 000 unités sur janvier (1,6% des ventes totales, derrière la PS Vita). Très clairement, une part importante des joueurs ayant acheté une Wii U attendaient patiemment la sortie de Rayman Legends en février ; Ubisoft aura donc choisi de le repousser à Septembre, notamment parce que la base installée de consoles n'augurait pas de ventes suffisantes à ses yeux. En marge de cette décision, perçue comme un camouflet de la part des joueurs comme, probablement, de Nintendo, une autre perte d'exclusivité a eu lieu : Ninja Gaiden 3 Razor's Edge. Certes, ce n'est pas aussi important que pour Rayman, loin s'en faut, mais avec le planning outrageusement chargé de sorties sur les consoles actuelles, le portrait qui se dessine est clair : aucun éditeur tiers n'est vraiment prêt à inclure la Wii U dans ses plans, moins encore à lui dédier des exclusivités. Les gros titres gamer qui pourraient voir le jour sur la nouvelle console de Nintendo se gardent bien d'annoncer leur arrivée, de Tomb Raider à BioShock Infinite, et du coup, c'est le désert. Un désert qui vient de perdre sa dernière Oasis (Rayman). Avec un marché qui se fragmente plus que jamais, entre free-to-play, mobiles & tablettes, un haut-de-gamme bientôt renouvelé, de nouveaux petits concurrents sur le bas de gamme (Ouya & consors) et toujours les actuels (360 et PS3), quand on est dans la peau d'un éditeur tiers aujourd'hui, dont les ressources ne sont évidemment pas inextinguibles, la dynamique en berne de la Wii U fait figure de sables mouvants dans lesquels on ne veut surtout pas mettre les pieds lorsqu'il existe des espaces verts à côté. C'est quelque chose qu'Ubisoft a bien compris : c'est à Nintendo de faire ce boulot d'irrigation pour transformer son désert en paysage plus bucolique.

Comment vendre des consoles alors ? Avec des jeux Nintendo... mais ni Nintendoland, ni New Super Mario Bros U, ne semblent avoir l'aura d'un Wii Sports ou d'un Zelda : Twilight Princess, pas plus que la promesse du Wii U GamePad ne saurait suffire à séduire un large public comme la Wiimote le fit en son temps.

Néanmoins, n'oublions pas qu'il peut s'agir d'une petite traversée du désert avant un embellissement ; après tout la 3DS est elle aussi passée par là, en quelques sortes, et alors qu'on s'inquiétait pour son avenir, Nintendo a su lui redonner un élan qui l'a placée en une position bien plus confortable aujourd'hui - même si là encore, et de l'aveu même de Nintendo, on est encore loin du cercle vertueux de la DS. Mais elle a tout de même su se redresser, en passant par une baisse de prix décisive, 5 mois après sa sortie, coïncidant avec la sortie de gros jeux. Seulement voilà : la 3DS est une portable, elle ne souffre pas de la même concurrence si bien établie, et surtout, elle n'est pas pressée par le temps comme peut l'être la Wii U qui sera confrontée cette année à la concurrence accrue de nouveaux entrants avec la PS4 et la Xbox 720 dont les prix devraient se placer dans le voisinage immédiat de celui de la Wii U aujourd'hui. Elles ne joueront certes pas les mêmes cartes, et n'existent pas encore dans l'esprit du grand public... mais sur ce dernier point, la Wii U n'existe pas vraiment non plus, ou en tout cas mal ("Vous avez la dernière console de Nintendo qui ressemble à un iPad ?"), et ça ne peut en tout cas pas lui faire de bien. 360 et PS3 se vendent encore bien mieux que la Wii U - grâce à leurs catalogues passés, présents et à venir, un prix nettement inférieur, et 7 ans d'existence sur le marché.

Une question d'argent

On a coutume de dire que Nintendo est assis sur un énorme trésor de guerre. C'est vrai (plusieurs milliards d'euros). Son éclatante réussite avec la DS et la Wii y ont veillé. Mais alors que jusqu'ici, Nintendo ne vendait pas ses consoles à perte, aujourd'hui, il semble que l'état du marché, et de l'économie, l'y obligent. Il faut un titre vendu en plus de la console pour que Nintendo ne perde pas d'argent sur une Wii U. A l'issue de son dernier rapport financier, la firme de Kyoto prévoit donc toujours de faire des bénéfices sur son année fiscale : de l'ordre de 118 millions d'euros. Sur 5,5 milliards de recettes. C'est à dire à peine plus de 2% de bénéfice... autant ouvrir un Livret d'Epargne ! Par ailleurs, le fameux trésor de guerre de Nintendo a beau exister, rien ne dit qu'il soit si facile pour la firme de piocher dedans pour investir. Une partie de ces liquidités est probablement utilisée, et bloquée, sur les marchés financiers, d'autant plus que le yen est actuellement de nouveau favorable aux firmes japonaises.

Or donc, il paraît évident qu'une baisse de prix rapide doit faire partie d'un plan pour trouver l'élan qui manque si cruellement à la Wii U. Il se murmure d'ailleurs que Nintendo Europe fait actuellement des pieds et des mains auprès de Nintendo Japon pour qu'elle ait lieu ; seulement voilà, une baisse de prix, telle que celle qu'a connu la 3DS, a toutes les chances de placer les résultats financiers de Nintendo dans le rouge, exactement de la même manière qu'ils ont plongé avec celle de la 3DS pour aboutir à une perte opérationnelle de presque 350 millions d'euros sur l'année fiscale 2011-2012 - la première de son histoire. Du point de vue des actionnaires, le retour aux bénéfices en 2013 est donc important pour Nintendo, et c'est sans doute un des éléments qui l'empêchent aujourd'hui d'opter pour une baisse de prix aussi rapide que possible ; et c'est aussi ce qui motive son Président Satoru Iwata à envisager sa démission en 2014 s'il ne parvient pas à réaliser d'ici là un bénéfice d'au moins 100 milliards de yens (807 millions d'euros). Sans compter, enfin, le signal qu'une baisse de prix enverrait, seulement 3 mois après le lancement... et sans l'accompagnement décisif de titres emblématiques, puisque le "vrai" nouveau Zelda ne sortira pas avant 2014, et le nouveau "Mario 3D" a priori non plus. Alors, même si ses filiales le travaillent au corps, Nintendo Japon n'est pas près de baisser le prix de la Wii U. Iwata a été clair à ce sujet :

Avec la Wii U, nous avons adopté une posture forte et déterminée en la plaçant à un prix inférieur à son coût de fabrication, alors nous ne prévoyons pas de dévalorisation. J'aimerais que cela soit tout à fait clair.

Pour Iwata, il faut des jeux, des jeux, et éviter la baisse de prix. Vite ! Vite ! Un remake de Wind Waker ! De la Virtual Console ! Quelque chose ! Difficile de ne pas percevoir ce qu'on pourrait interpréter comme une panique à bord de la Croisière qui n'Amuse Plus. Et je ne parle même pas de la gestion catastrophique des DRMs liant à la machine plutôt qu'à un Nintendo Network ID, de l'euro supplémentaire qu'on demande aux consommateurs fidèles pour leur éviter de lancer leurs jeux Console Virtuelle en passant par l'émulateur Wii, et de tous ces "petits" désagréments qui font les grosses grognes.

Un peu de perpective

Normalement, à ce stade de la lecture, je fais figure d'oiseau de mauvaise augure. Mais comme je le disais au tout début de cet édito, loin de moi l'idée de verser dans le catastrophisme hâtif. Certes, Nintendo fait face à d'importants problèmes, mais replaçons les choses en perspective.

En termes de volume de vente (et non plus de dynamique), 2,6 millions d'unités écoulées sur le début d'une fenêtre de lancement de console, c'est très bien. C'est donc, je l'ai déjà dit, bien mieux que la 360 et la PS3, qui, en outre, perdaient beaucoup plus d'argent à chaque unité vendue à leurs lancements que n'en perd la Wii U.

Par ailleurs, en gardant à l'esprit l'histoire des précédentes machines de Nintendo, en quoi la situation de la Wii U est-elle si différente des autres du point de vue catalogue ? Après tout, le soutien des éditeurs tiers n'a que rarement été immédiat, facile, et total pour Nintendo. Et surtout, le constructeur ne perdra jamais le soutien le plus important qu'il a en matière de jeux vendeurs : le sien. Nintendo reste le plus gros développeur et le plus gros éditeur pour ses propres machines. Il propose aussi des jeux qui n'ont aucun équivalent ailleurs ; des jeux dont la qualité et surtout l'aura ont toujours suffi jusqu'ici à séduire en masse le moment venu.

Nous avons aussi parlé de l'importance des actionnaires et des marchés financiers pour Nintendo. Il est toujours plus facile de voir négativement une société qui s'est hissée tout en haut de son pays, devant Toyota, lorsqu'elle redescend, que de voir positivement sa situation dans l'absolu. Tout comme il est plus facile d'être dépréciatif d'un excellent élève qui traverse une passe difficile, que d'être appréciatif d'un élève médiocre qui s'améliore (l'être humain étant notoirement connu pour être plus sensible à une perte qu'à un gain de mêmes valeurs absolues). Mais n'oublions pas que si les marchés et les actionnaires sont évidemment très importants, leur influence sur Nintendo n'est pas aussi présente qu'elle ne l'est pour d'autres sociétés, pour la simple et bonne raison que le plus gros actionnaire de Nintendo reste encore aujourd'hui Hiroshi Yamauchi qui l'a dirigée pendant tant d'années avant de placer à sa tête Iwata, et que les autres sont des banques et institutions japonaises qui sont généralement moins enclines que leurs équivalents occidentaux à précipiter des décisions sous la pression financière. Sans compter qu'un déclin des actions ne signifie pas qu'un produit n'est pas ou plus viable, pas plus qu'il n'empêche une société de générer des bénéfices.

N'oublions pas non plus que mieux vaut une base installée de x millions de machines dont les utilisateurs sont prêts à payer 60 euros par jeu et à consommer activement qu'une base installée de 10x millions de machines sur lesquelles l'utilisateur ne dépensera pas plus de 6 euros par jeu une fois de temps en temps (c'est pourquoi le succès des mobiles et tablettes ne signifie pas directement la mort d'autres supports, mais simplement un élément de plus à prendre en compte).

De même, il peut se révéler plus intéressant pour les éditeurs confrontés à un rapport entre budget de développement et chiffre d'affaire qui sera sans doute mis à mal dans les premiers temps des nouvelles consoles, de conserver des développements avec un meilleur rapport de rentabilité sur une console comme la Wii U (comme ça a pu être le cas sur Wii par rapport aux 360/PS3).

Nintendo a prouvé avec la 3DS que leur rapidité de réaction a grandi. Ils ne manquent pas de forces, ni d'intelligence pour capitaliser dessus.

En conclusion, oui, Nintendo est dans les cordes après un vilain coup. Oui, Nintendo fait face à de sérieux compétiteurs qui peuvent lui en coller d'autres dans la mâchoire. Mais déclarer aujourd'hui que le combat est perdu et qu'il finira au tapis serait une erreur. Rien n'est joué d'avance, surtout pas dans l'industrie du jeu vidéo, et surtout pas à notre époque où tout est devenu bien trop complexe pour y voir clair ne serait-ce qu'à six mois...