Dans un jeu d'infiltration, ce sera par exemple en usant d'une diversion alambiquée pour dénouer une situation compliquée et passer inaperçu, dans un titre comme Braid, ou Portal, en résolvant un puzzle en allant (au moins en apparence) à l'encontre de ce que la logique ordinaire et les règles basiques de l'univers de jeu me dicteraient. Quoiqu'il arrive, c'est, dans tous les cas, non pas lorsque je résous un problème en me concentrant dessus jusqu'à trouver la solution, mais plutôt lorsqu'en mon concentrant dessus, j'échoue à répétition, jusqu'à avoir ce fameux "éclair" de "génie", celui là même qui pousse à tenter quelque chose de radicalement différent que la logique ordinaire ou ce qu'on a tenté jusqu'à présent à cause de "préjugés de raisonnement". On appelle ça la pensée créative, ou, en anglais, "creative thinking", soit encore "thinking outside the box" c'est à dire sortir des sentiers battus de la réflexion ordinaire en changeant les règles, ou les limites de cette réflexion.

Prenons un exemple simple pour bien faire la différence : un problème que peut résoudre 90% de la population normale :

Bougez n'importe quelle barre de l'expression suivante pour la rendre vraie :

IV = III + III

Vu que vous savez que la plupart des gens peuvent résoudre ce problème, prenez votre temps avant de passer à la suite, votre ego vous en sera gré. Ce n'est pas très compliqué... C'est bon ? Bien. Vous avez donc tout simplement bougé la barre du 4 romain pour en faire un 6 romain et ainsi aboutir à l'expression : VI = III + III. Passons à cet autre problème à présent :

Bougez n'importe quelle barre de l'expression suivante pour la rendre vraie :

III = III + III

Là encore, prenez le temps d'y réfléchir, rien ne presse. Ceci étant dit, n'ayez pas non plus honte d'abandonner pour aller lire la solution : sur le même groupe de contrôle auquel on a soumis le problème précédent résolu à 90%, seuls 43% ont trouvé la solution de ce second problème*.

La solution (ou plutôt une des solutions**) consiste à faire pivoter la barre verticale du signe "+" pour le transformer en signe "=" et obtenir ainsi l'expression vraie : III = III = III.

La différence entre ces deux problèmes, en tout cas celle qui m'intéresse ici, c'est le type de raisonnement qu'on utilise pour les résoudre. Dans le premier cas, il s'agit d'une logique balisée, une logique qu'on pourrait qualifier de purement mathématique qui consiste à changer les chiffres pour obtenir une expression vraie, sans altérer l'expression elle-même. Dans le second, il s'agit d'une pensée créative, qui consiste à s'affranchir du contexte du premier problème, de ne pas s'en tenir à la logique implicite de l'énoncé ni à l'expression à modifier, pour au contraire changer un opérateur de l'expression plutôt qu'une de ses "variables". En l'état actuel de diverses études s'intéressant aux processus cognitifs du cerveau humain, par imagerie numérique ou d'autres procédés de mesure et de photographie de l'activité cérébrale, tout semble indiquer que ces deux types de pensées sont bel et bien, physiologiquement, tout à fait différents. En effet, 82% des patients souffrant d'un déficit de leur capacité à se concentrer (c'est à dire à restreindre leurs recherches de solution à un contexte particulier), notamment à cause des dommages subits par leur cortex préfrontal, ont été capables de résoudre ce second problème, alors qu'ils ont pour la plupart échoué à la résolution du premier, dans les mêmes conditions que les sujets normaux.

Bref ! Tout ça pour dire que dans le jeu vidéo, la résolution de puzzles, ou de situations problématiques, donne d'autant plus de plaisir si on a l'impression d'avoir échappé aux règles, de les avoir contournées, ou tordues pour aboutir à une solution élégante. Beaucoup de très bons jeux offrent cela à leurs joueurs, mais, la plupart du temps, sous la forme d'une illusion. En effet, dans le contexte d'un puzzle game comme Les Mésaventures de P.B. Winterbottom (à faire si vous êtes passés à côté) ou des plus connus cités plus haut, il y a rarement plusieurs solutions. Les designers ont en réalité déjà pensé créativement à votre place, ils attendent juste de vous que vous reproduisiez cette pensée atypique. Mais peu importe, ça fonctionne, ça donne du plaisir. Pourquoi ? A mon avis, pour deux raisons, constitutives de la spécificité du plaisir ressenti : en premier lieu, la période de frustration consécutive aux échecs rencontrés avec les méthodes de raisonnement ordinaires, et en second lieu parce que dans la vie de tous les jours, on n'a finalement peu l'habitude de se montrer créatifs dans la résolution de problèmes quotidiens. L'alliance de la "souffrance" de l'échec et de l'utilisation moins habituelle de notre cerveau renforcent la manifestation du plaisir lorsqu'on aboutit à la solution du problème.

C'est aussi, peut-être et dans une moindre mesure, pourquoi beaucoup de joueurs chevronnés détestent Call of Duty : ils n'y trouvent pas assez de challenge (donc pas de "souffrance" avant la réussite), et trop d'habitudes (donc pas de créativité qu'ils peuvent s'attribuer dans leur réussite) ; en d'autres termes, ils demandent à Call of Duty précisément l'inverse de ce pour quoi il est fait, c'est à dire se vider la tête au sein d'une expérience directe, frontale, qui ne demande que peu ou pas d'efforts d'aucune sorte.

Mais, pour revenir à la pensée créative qui m'offre tant de plaisir dans le jeu vidéo, finissons par son contexte idéal (à mes yeux), c'est à dire loin des puzzles tous faits, aussi savoureux soient-ils. Outre l'exploitation de bugs qui fait souvent bien marrer, les joueurs enclins à se sentir malins en jouant aux jeux vidéo ont malheureusement bien peu de jeux dans lesquels exercer leurs talents. Ceux-ci doivent en effet, pour parvenir à offrir un contexte propice à l'exercice de cette pensée créative, offrir de nombreux éléments bien combinés entre eux. Un monde plutôt ouvert qui permet une certaine liberté de mouvement, un gameplay systémique qui combine différentes règles simples, et suffisamment nombreuses pour pouvoir être exploitées en des combinaisons inédites par un joueur créatif, et des objectifs suffisamment variés et intéressants pour nécessiter une approche créative.

C'est d'ailleurs si compliqué à produire que peu de game designers cherchent à réussir cette quadrature du cercle, d'autant que pour être plus efficace, elle doit flirter avec l'effondrement complet : un joueur très créatif plongé dans un système aussi complexe pourrait tout à fait mettre l'ensemble du jeu par terre en exploitant trop bien ces mécaniques et l'univers. C'est pourtant une philosophie de design à laquelle certains empruntent beaucoup, quite à laisser des joueurs résoudre des objectifs sans se confronter à la difficulté initialement prévue par les designers, grâce à cette pensée créative qu'ils peuvent exercer dans leur jeu. L'exemple le plus récent étant bien sûr Dishonored (du moins en dehors des objectifs de chaque mission, dont les solutions ont été "préconstruites"). Cependant, avec la tendance du monde ouvert que je sens poindre en conjonction avec les plates-formes next-gen, je me prends à espérer que les jeux futurs feront de plus en plus usage de ces designs, de ces contextes, de ces approches, en combinant de plus nombreux systèmes pour des gameplays de plus en plus émergeants (puisque c'est finalement de cela dont il s'agit quand je parle de jouer créativement), lesquels permettront aux joueurs de se raconter des moments de plaisir uniques et de plus en plus personnels. Utiliser par exemple des moteurs physiques plus complets et plus impactants, une altération des décors plus poussée, des éléments psychologiques plus systémiques (donc une IA plus complexe) pour influencer le comportement de personnages et les sortir de leur routine plutôt que de leur tirer dessus ou de les éviter... sans jamais que le résultat de ces possibilités ne soit totalement contraint par le sacro-saint scripting. Car après tout, n'est-on pas plus marqués par l'inattendu, la solution sortie de nulle part, ou le coup de génie personnel que par tout autre chose ?

* Résultats d'une étude de 2005 sur la capacité de raisonnement de patients ayant souffert de dommages du cortex préfrontal, que je n'ai malheureusement pas été en mesure de retrouver sur le net, attribuée à Carlo Reverberti par Jonah Lehrer dans son bouquin "Imagine : How creativity works". L'étude se trouve ici (merci à chrisgaubla de l'avoir dénichée !

** Une autre solution moins élégante serait de faire pivoter la barre de gauche du III pour en faire une sorte de "V" mais en réalité, il faudrait bouger deux barres pour revenir à l'expression VI = III + III, ce qui n'est pas acceptable comme solution vis à vis de l'exposé du problème... mais ça reste du "creative thinking" ;p