Développeurs et joueurs aiment passionnément le jeu vidéo. Les premiers les fabriquent, les seconds les consomment ; tous deux ont besoin de l'autre pour pouvoir continuer à faire ce qu'ils font. Tous font partie d'un seul et même écosystème, d'une industrie entière dont le poids économique et culturel n'est plus à démontrer.

Mais au sein de sa plus fervente population, cette relation symbiotique par nature ressemble plus à une maladie auto-immune qu'à autre chose. Certains développeurs/éditeurs sont terrifiés par certains joueurs, certains joueurs haïssent certains développeurs/éditeurs, le tout au-delà de toute raison. Et rien ne semble indiquer qu'on se débarrassera de cette défiance réciproque de si tôt.

C'est un problème majeur.

Guéguerre

Très certainement, ce qu'on appelle à présent la "toxicité" de la culture gamer est un phénomène hérité d'une époque où les premiers bambins consommateurs que nous étions il y a 30 ans passions nos récréations à tracer des frontières entre Atari et Amiga, entre SEGA et Nintendo, comme autant de nations en guerre dont nous nous sentions l'obligation d'assumer la défense face à l'ennemi. Ce même conflit bipolarisé, nous l'avons pour beaucoup abandonné en grandissant au profit du jeu pur, objet de notre amour, indépendamment de son "lieu" de naissance. Mais les nouvelles générations l'ont adopté et entretenu, avec des camps différents ; Xbox contre PlayStation. Hardcore contre Casual. La cour de récré s'est vue remplacée par les forums, les réseaux sociaux, Internet. Décuplée, internationalisée, publique.


C'est sûr, les marketeux de l'époque ne se privaient pas de jeter de l'huile sur le feu en diffusant des pubs préférant dénigrer le concurrent que vanter ses propres mérites.

Car ce qui nous opposait, stupidement certes, mais encore gentiment, ne débordait pas comme aujourd'hui en harcèlement, en campagnes organisées d'agression, en insultes racistes. Il n'y avait pas moyen de diffuser cette toxicité à des centaines, des milliers, des millions de gens en une vidéo, un tweet, un commentaire haineux. De l'autre côté, le marché du jeu vidéo restait modeste en comparaison d'aujourd'hui. Ceux qui y avaient connu le succès avaient bien trop peur de s'aliéner leur public pour tenter des manoeuvres périlleuses au but d'un grappillage de quelques sous supplémentaires, et le client chevronné était bien trop éduqué pour qu'on la lui fasse facilement à l'envers en lui refourguant n'importe quoi. Atari en avait fait les frais auparavant (en 1983), et même si des Titus, des Cryo, des Infogrames et quelques autres tentaient bien de temps en temps de faire de l'argent facile sur le dos de consommateurs trop attirés par une licence connue pour ne pas voir au-delà de la belle jaquette, les lignes étaient peut-être mieux définies, plus claires, moins souvent franchies ou immédiatement exposées. Suffisamment pour qu'ils en crèvent, en tout cas.

Mais tout cela a enflé quand même. L'industrie a gonflé. Les risques ont gagné en importance ; le besoin de monétiser le plus et le mieux possible de même, en parallèle. Les joueurs éduqués se sont dilués dans un nouvel afflux de consommateurs moins avertis, moins intéressés à connaître intimement l'objet de leur convoitise. Internet est arrivé, et rapidement, un cortège d'opinions sans substance a remplacé les critiques éclairées, lesquelles ont elles-mêmes dû se faire de plus en plus vite, et de plus en plus souvent, pour faire face à la demande de nouveaux publics comme à l'afflux de nouveaux jeux et de nouveaux supports ; perdant aussi au passage, sans doute, en qualité, parce qu'on n'a plus le temps de réfléchir et de digérer.

Pourquoi c'est un gros problème

Même s'il y a parfois (souvent dirons certains) matière à critiquer les créateurs de nos jeux, rien ne saurait justifier les menaces de mort, les insultes et le harcèlement. Ne pas leur donner nos sous est bien suffisant. Mais manifestement, tout le monde n'est pas de cet avis. Et comment le serait-on quand on a grandi avec YouTube, et ses modèles comme l'hurluberlu PewDiePie qui gagne des millions de dollars en traitant un autre joueur de "putain de nègre" pendant ses parties, bredouillant de vagues excuses ensuite pour mieux recommencer trois vidéos plus tard ?

C'est un gros problème, cette toxicité, parce qu'elle élargit petit à petit, continuellement, le trait d'un cercle vicieux. Au centre du cercle, les créateurs de jeux. A sa périphérie, les consommateurs. Comme l'a très bien exprimé Charles Randall, programmeur chevronné ayant contribué notamment à Baldur's Gate II, Assassin's Creed II, ou encore Star Wars Knights of the Old Republic, dans un fil Twitter la semaine dernière, "la culture gamer est si toxique que se montrer candide en public [sur le processus de développement d'un jeu] est dangereux".

C'est tellement vrai que le secret marketing s'est institutionnalisé partout dans l'industrie, au point qu'il est devenu très difficile d'avoir des discussions intéressantes, constructives, autour des difficultés, des méthodes, des défis, des approches de l'industrie, pour quelqu'un qui n'en fait pas partie. Il n'y a même plus vraiment besoin d'un marketeux quelconque, d'un attaché de presse lambda, pour museler un développeur. Ils sont tellement terrifiés pour la plupart d'entre eux qu'ils ne prendraient jamais le risque de parler franchement de sujets qui pourraient déboucher sur une campagne de dénigrement et de harcèlement à leur endroit. Et c'est un gros problème parce que discuter de manière constructive devient impossible ; et on ne progresse donc pas sur ces sujets. On se braque ; les développeurs n'osent plus lire les commentaires de leur audience, en viennent parfois à la mépriser, et les joueurs ne comprennent plus rien aux raisons de leurs choix, spéculent, montent des théories du complot et autres conneries qu'ils déversent à longueur de commentaires, de Tweets, et de vidéos sur Internet, telle une logorrhée nauséabonde.

Ceux qui savent, les bons journalistes, les critiques mesurés, les développeurs chevronnés, ceux qui maîtrisent le sujet, finissent eux aussi par abandonner, et laisser le forum public de discussion aux imbéciles et aux ignorants. Personne n'en ressort grandit. Personne n'en tire du savoir, de la sagesse, de la maturité. En bref : ça fout la merde partout.

Quelles solutions ?

C'est un problème majeur aussi parce qu'il est épineux. Chez Steam, le plus gros distributeur de jeux de sa catégorie, on a tendance à botter en touche. A la limite de l'irresponsable, VALVe se colle d'abord la tête dans le sable face au "review bombing", puis implémente à la hâte des courbes compliquées pour montrer que si un jeu a une sale note sur leur service, c'est peut-être parce que des dizaines de merdeux se sont regroupés pour lui coller des sales notes, probablement parce qu'un de ses développeurs a dit un truc qui ne leur a pas plu, ou, pire encore, parce que ce développeur est une femme, membre d'une minorité, ou Dieu sait quelle raison.


Le review bombing de Firewatch, par les fans de PewDiePie pas contents que Campo Santo, le développeur, ait osé utiliser le DMCA pour faire retirer les vidéos de leur gourou intouchable en représailles à sa dernière sortie raciste inexcusable.

C'est mieux que rien, bien entendu, mais encore faut-il que les consommateurs cliquent sur la page d'un jeu dont la note a pu dramatiquement baisser à cause d'un review bombing, pour se rendre compte qu'il en est la cause. Mais VALVe est coutumier du fait : dans la philosophie du titan de la distribution dématérialisée, tout problème trouve sa solution dans l'algorithmique et la technologie. Peu importe que celle-ci puisse être emprunte des biais humains qui sont à la racine du mal.

Du côté de la toxicité des communautés de jeu en ligne, Riot (League of Legends) et Blizzard (Overwatch), démontrent une autre philosophie - simplement parce qu'ils ne sont pas à la place d'un VALVe qui peut se permettre de laisser les développeurs et les joueurs se démerder. Riot et Blizzard, donc, opèrent des changements dans leurs jeux respectifs pour combattre le phénomène. Overwatch retire les ratios kills/morts de ses récaps de match, par exemple, histoire qu'ils ne servent pas de prétexte à des joueurs pour en juger d'autres à coups d'insultes (dans la mesure où ces ratios ne déterminent pas à eux seuls la contribution d'un joueur dans une partie). Dans World of Warcraft, les Maîtres de Jeu ont accès aux logs de conversations pour établir la culpabilité d'un joueur reporté par d'autres pour comportement abusif, preuve à l'appui.

Le cas League of Legends

L'investissement consenti par Riot pour s'attaquer à ce problème est de loin le plus intéressant. Si vous êtes parvenus à lire ce long texte en forme de diatribe jusqu'ici, vous vous êtes peut-être dit à un moment : "mais les toxiques, en vérité c'est une minorité vocale, on n'a qu'à les bannir". En prenant ce problème à bras le corps il y a déjà plusieurs années, Riot a montré qu'en réalité, ce n'est pas aussi simple.

En effet, ils ont cartographié cette toxicité en étudiant une tonne de logs. Et s'il est vrai que seuls 1% de leurs joueurs se montraient continuellement toxiques, donc effectivement une extrême minorité, il se trouve qu'ils ne produisaient que 5% des comportements haineux. "L'immense majorité vient de personnes moyennes qui ont juste passé une sale journée", révélait l'année passée Jeffrey Lin, le designer principal des systèmes sociaux chez Riot. Si on bannissait le 1% de connards qui passent leur temps à se montrer odieux avec les autres joueurs, on n'éliminerait donc que 5% de la toxicité globale.

Lin a testé et introduit des éléments comme des tips du genre "Vos coéquipiers deviennent moins bons si vous les harcelez après une erreur" (oui, des trucs aussi évidents), associés à des couleurs renforçant leurs idées (rouge pour le négatif, bleu pour le renforcement positif, etc.). Ça a aidé : le tip ci-dessus a réduit les comportements négatifs de 8,3%, les abus verbaux de 6,2% et le langage insultant de 11%. Ce n'était évidemment pas suffisant.

Riot a ensuite introduit le Tribunal : une structure de jugement des joueurs par leurs pairs, chargée de gérer les abus reportés et d'établir ainsi des normes de communauté décrétées par la communauté elle-même.

Couplé à un système de "cartes de réforme" attribuées aux contrevenants pour expliquer les raisons des sanctions prises via le Tribunal, le développeur a grandement su redresser le problème : 70% des joueurs passant par le Tribunal n'ont plus recommencé à mal se comporter. Un pourcentage qu'ils ont depuis porté à 92% en accélérant ce processus de renforcement (en réduisant le temps entre la sanction et la réception de la carte explicative) grâce au Machine Learning. Au global, depuis l'introduction de ces différents systèmes, la toxicité verbale exprimée lors des matchs classés a chuté de 40%. En particulier, sexisme, racisme, menaces de mort et harcèlements extrêmes n'arrivent plus aujourd'hui que sur 2% des parties.

En jeu, donc, la toxicité n'est pas une fatalité. Il faut des moyens, des efforts, et une volonté farouche pour s'y attaquer avec succès, mais c'est possible, Riot l'a démontré. Il ne resterait plus qu'à nettoyer tout Internet à l'avenant, et on pourrait de nouveau parler de jeu vidéo de manière constructive ? Laissez-moi rêver.