Diablement intéressant, Will Wright se défend du point de vue général, qui tend à considérer les jeux vidéo comme partie prenante de la même sphère médiatique que les livres, les films, la télévision, ou toute autre forme de narration linéaire. Un sujet absolument passionnant... on ne résiste donc pas à l'envie de vous faire partager une partie de ses propos !

Narration linéaire et interactive : des héritages différents

Nous l'évoquions dans le Podcast dédié à l'Art et au jeu vidéo : par certains côtés, le jeu vidéo offre, et c'est ce qui le singularise tant, des possibilités et des expériences très différentes des autres types de divertissements "à contenus". Will Wright l'a bien compris et explique assez clairement l'héritage et les racines des jeux vidéo, nécessaires à la compréhension de ces différences d'avec littérature, cinéma, et autres :

"Nous avons commencé par avoir des livres, puis le théâtre, nous avons poursuivi avec la radio, les films, la télévision, et les gens ont vu les jeux au travers de ce prisme, comme s'ils étaient une évolution naturelle de tout cela. Eh bien, d'un certain point de vue, je crois que les jeux ont évolué à partir d'un héritage différent de ce que j'appelle les 'médias narratifs linéaires'. Les jeux sont enracinés aussi loin, sinon plus, que l'écriture, et les sports également, tout comme l'idée des jouets et du jeu en général".

"Maintenant, si vous observez le fait de jouer, il a évidemment évolué pour certaines raisons. Les animaux jouent dans la nature, c'est une forme d'apprentissage - ils jouent de petites mises en scènes qui les aideront à survivre à l'avenir. Puis on peut observer les nouveaux-nés, et l'une des choses qu'ils font est de commencer à interagir avec le monde réel, ils agitent les bras autour d'eux et au bout d'un moment, ils comprennent qu'ils peuvent contrôler ce truc qui leur chatouille le visage, qu'ils peuvent saisir des objets et les manipuler - l'interactivité avec l'environnement est leur première forme naturelle d'apprentissage".

"La narration est quelque chose d'un peu différent, basé sur ces fonctions que nous avons tous en tant qu'être humains - le langage, l'imagination et l'empathie, et ces fonctions sont des prérequis pour la narration ; d'un certain point de vue, il s'agit de comportements acquis".

Nous ne sommes pas les premiers

Evidemment, difficile aujourd'hui de parler des jeux vidéo comme média ou partie de la culture générale sans évoquer les levées de boucliers et autres craintes formulées par certains, vis à vis de leur impact sur la société. Will Wright expose pour le coup un point de vue très répandu chez tous les intervenants de l'industrie et ses défenseurs :

"On voit des enfants jouer, se retrouver obsédés par ces jeux, et c'est une préoccupation constante dans la société actuelle que ces jeux vidéo. J'ai entendu une histoire, il y a pas mal de temps, qui était intéressante".

"Il y avait ce type, qui entrait dans une pièce, et il y vit un autre individu assis à l'autre bout, complètement absorbé par son objet. Il était tellement fixé sur l'objet qu'il ne remarqua même pas le type qui était entré dans la pièce - il pouvait même dire que c'était comme s'il n'était pas là, il s'était déplacé dans un autre temps en un autre lieu. Et ça l'a terrorisé, il pensait que l'autre était possédé par le Diable. C'était le XVIe siècle, et la toute première fois qu'il voyait quelqu'un lire un livre".

Les parallèles similaires avec les premières réactions documentées au sujet des premières nouvelles, de la valse, des films et de la musique rock, tous observés à leur naissance avec suspicion et jugés choquants, ont déjà été évoqués par de nombreux autres pour défendre le Jeu Vidéo, tout comme d'autres avant lui. C'est un peu un argument vieux comme le monde, que Wright ne s'est pourtant pas empêché de reprendre. Plus intéressant, les parallèles tracés entre le Game Design et l'artisanat, notamment dans la façon dont ses pratiquants apprennent leur métier.

Le Game Design méthode XIXe

Si les choses évoluent et que les premières écoles offrant des cursus tout ou partie dédiés aux techniques du game design existent aujourd'hui, depuis plus de 30 ans que les jeux vidéo existent, tous ses travailleurs sont prompts à reconnaître qu'il s'agit encore d'un média immature, et en grande partie à cause de l'absence de théories unificatrices sur les méthodes et les ficelles du "ludisme" :

"En game design, on en est toujours à ce vieux stade que j'appellerais le niveau compagnonnage. De retour quelques siècles en arrière, de nombreuses professions, comme l'architecture, étaient apprises par compagnonnage. Vous obteniez une place d'apprenti auprès d'un maître, qui vous faisait pratiquer jardinage, maçonnerie, construction, ou n'importe quoi d'autre pendant de nombreuses années. Puis, après être parvenu au point de devenir soi-même maître, il vous enseignait les théories secrètes. Du coup, la théorie venait après la pratique elle-même de l'artisanat, pendant de nombreuses années, et après avoir fait l'expérience de très nombreux échecs ; un apprentissage par l'échec".

"Autour du début du XXe siècle, beaucoup de ces professions on vu leur apprentissage inversé par l'éducation, et les gens allant à l'école passaient des années à apprendre la théorie avant de commencer à pratiquer. L'idée était que la théorie protégeait de l'échec parce qu'on travaillait sur les règles que d'autres avaient apprises".

"D'un autre côté, on ne faisait pas l'expérience directe de l'échec, pas plus qu'on n'était autorisé à expérimenter au sein de son artisanat autant que les apprentis pouvaient l'être, c'est donc un modèle très différent. Le game design ne dispose toujours pas vraiment d'une théorie de qualité, par conséquent nous sommes toujours en mode compagnonnage".

Le Game Design, et par extension la création de jeux vidéo depuis ses concepts généraux, les grands genres, les détails et techniques, la technologie, tout cela fait du jeu vidéo un média à part, complexe, aux dynamiques singulières. Voir aujourd'hui la British Academy participer à la mise en avant des talents variés qui interviennent, souvent avec passion, dans la création de nos jeux, est une étape supplémentaire importante. Will Wright n'est peut-être pas le game designer le plus représentatif de l'ensemble de notre média, mais c'est à n'en pas douter l'un de ses penseurs les plus intéressants... D'autres l'avaient compris avant la British Academy, notamment TED (Technology, Entertainment, Design) - regroupement annuel d'intellectuels de disciplines variées, qui échangent idées et réflexions. Will Wright y avait également fait une présentation de Spore, et prononcé une allocution qui (comme de nombreuses autres dans d'autres domaines), vaut la peine d'être visionnée, reprenant en partie ses remarques sur l'importance du jeu et des jouets dans notre société et pour notre espèce. Car, au-delà du plaisir de jouer, c'est aussi tout cela qui nous passionne !

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