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Et pourtant ! Les attentes ne seront bien entendu jamais les mêmes en fonction du genre : si l'on pardonnera difficilement à un RPG de ne pas dépasser la vingtaine d'heure (ce qui est pourtant le cas de Chrono Trigger, excusez du peu), ce même volume est considéré comme royal pour un TPS.

La "durée de vie" d'un jeu de baston se mesurera à la profondeur de son système de jeu et à la capacité de mobiliser les joueurs durant des mois, voire des années, tout comme un FPS orienté multijoueur dépourvu de mode solo ne choque (presque) plus personne aujourd'hui. Nous avons ainsi déterminé de par notre expérience ce qui relève de l'acceptable ou du foutage de tronche cosmique : des standards ont ainsi été établis, et gare à celui qui pousserait un peu trop la grand-mère dans les urticacées !


When less is not more

Pourtant, cette obsession se révèle purement vidéo-ludique : a-t-on jamais crié au scandale après avoir visionné un film dépassant à peine l'heure ? Ou lu un essai d'une centaine de pages ? Quant à la musique, je n'ose en parler... comment Dookie avec ses trente-neuf minutes d'écoute aurait-il pu connaître un tel succès ? Et ces compositeurs qui se gaussent d'avoir composé une symphonique fantastique ? Une seule ?! Scandale !

Pardonnez-moi de grossir volontairement le trait, mais vous saisissez l'idée : personne n'est autant obsédé par la rentabilité de son achat que le gamer. Il n'est pas rare, le troll des forums qui s'amusera en commentaire d'un test à calculer le sacro-saint prix de l'heure de jeu... Vous l'avez déjà croisé, n'est-ce pas ? Cette fascination que l'on pourrait aisément qualifier de bassement matérialiste empêche pourtant le jeu vidéo de gagner en maturité auprès du grand public : en pointant ce critère du doigt, nous rabaissons sans même nous en rendre compte le médium au rang de simple amusement.

C'est le drôle de dilemme du jeu vidéo aujourd'hui, je ne pense pas que l'on puisse avoir une discussion sur la quantité sans la qualité. (...)

Souvent, je dis que lorsque l'on joue à [The Order 1886], on embarque pour un océan de variété, de retournements, de rebondissements ; il n'y a aucun remplissage, aucun grinding dans notre jeu. (...)

Notre idée était de dire : "On vous balance la meilleure expérience que l'on pensait possible sans jamais vous laisser faire la même chose encore et encore."

Dana Jan (The Order 1886)

Rappelons que pendant fort longtemps, personne ne s'interrogeait véritablement sur cette notion. La difficulté punitive héritée du modèle économique des bornes d'arcade associée à notre faible expérience et notre manque de dextérité faisait de celui qui réussissait à faire défiler le staff roll et son animation de fin expéditive le roi de la cour de récré.

Je ne sais pas pour vous, mais la difficulté monstrueuse de la fin des années 1980 ne m'empêchait pas de replonger la fleur au fusil dans une énième tentative pour sauver Guenièvre ou d'éclater la tronche xenomorphesque d'Alien Brain. Sauf qu'avec le temps qui passe, les boutons d'acné pullulent, les réflexes s'affûtent, et la technologie évolue ! Résultat : nos nouvelles bécanes de salon permettent une programmation plus fine et variée de l'IA, et si l'on n'allonge pas vite le nombre de "niveaux" (la norme à l'époque), les éditeurs allaient vite se retrouver face à une horde d'adolescents assoiffés de vengeance sous l'impulsion de leurs hormones... S'en suivra logiquement une bonne guéguerre marketing des familles à base de "c'est moi qui ai la plus grosse" pour laquelle aucun armistice n'a à ce jour été signée.

Enlarge your pennies !

C'est alors que la scène indépendante vient mettre son grain de sel. Entendons-nous sur le terme : je parle ici autant des équipes structurées mais autonomes que des self-made coders planqués dans leur garage comme à la bonne époque. La scène indé - donc, revenue en grâce sans crier gare à la faveur d'un Summer of Arcade 2008 inoubliable, débarque et nous propose un deal bien différent.

Pour une somme bien plus raisonnable (on peut légitimement parler d'une fourchette située entre 10 et 20 euros), elle ne cherche absolument pas à étaler son contenu au-delà du légitime. Vous voyez où je veux en venir ? Quêtes Fedex™, sessions de levelling interminables, scènes explosives et au moins au temps scriptées...

Quand il saute aux yeux, le remplissage destiné à gratter quelques heures de jeu pour en gonfler nonchalamment sa durée passe très mal. A croire que pour tenir les délais imposés par des plannings tenus par la finance, les développeurs ont pris l'habitude de délayer au besoin leur contenu.

Oui, je suis attristée quand les gens pensent que ce jeu ne vaut pas le prix que nous en demandons (et que nous considérons comme juste). C'est comme si je les avais déçu.

Ça n'est pas grave si les gens n'ont pas aimé le jeu, mais cela m'affecte personnellement beaucoup lorsqu'ils pensent qu'il ne valait pas le temps qu'il y ont investi.

Jane Ng (Firewatch)

Les inféodés de l'indé eux, n'ont que faire de franchir les paliers de la dizaine, quinzaine, ou vingtaine d'heures : le jeu se déroulera le temps nécessaire au développement de son gameplay ou de son propos. Ni plus, ni moins. Bien entendu, rien n'interdit de craquer son slip tant que la longueur se veut pertinente : Super Meat Boy par exemple, oblige à suer sang et eaux pour espérer sortir vivant des derniers niveaux, et obliger le joueur à avancer plus vite n'aurait aucun sens.


On retrouve cette logique dans le dernier jeu de Jonathan Blow : The Witness est une sorte de métaréflexion sur l'apprentissage, une démarche explicative et méthodique (parfois à la limite de la folie) qui nécessite par essence du temps. Mais bien souvent, le plaisir n'atteint pas le nombre des heures, même si la récente polémique consumériste à l'égard de Firewatch braque amèrement les projecteurs quant à l'état d'esprit du marché en 2016...

Une expérience onirique comme celle proposée par Journey est pensée comme un trip visuel et contemplatif, et sa courte durée participe à l'expérience. Son format long-métrage permet en une unique session de jeu de faire monter en nous un crescendo émotionnel tourbillonnant, jusqu'à sa métaphorique conclusion...

Le superlativesque Portal évite lui aussi de tirer sur la corde : en une vingtaine de puzzles et un rush inattendu vers GLaDOS, tout est bouclé. Certes. Mais Valve va nous submerger d'un tel concentré narratif durant cette poignée d'heures qu'on ressort bouleversé par ce que l'on vient de traverser. Subtil, intelligent, parfois démoniaque, le récit de Portal se joue des codes classiques de la narration pour offrir une aventure d'une intensité concentrée rare.

♪ I work hard for the money ♪

Peut-on alors protester que les deniers gagnés à la sueur de son front ne justifient dans de tels cas un peu plus ? Non ! Impensable. Se plaint-on du (conséquent) montant dont on s'est délesté pour aller voir un film dont on ressort bouleversé ? Jamais. S'offusque-t-on du prix d'un essai de cent pages lorsque celui-ci nous ouvre les yeux par sa rhétorique ? Misère !

Mais alors, pourquoi cette notion consumériste au possible trouve-t-elle encore un écho favorable dans notre milieu ?

Le jeu vidéo ne serait-il donc au final qu'un simple passe-temps, littéralement destiné à remplir le vide existentiel qui nous sépare de la mort ? En mesurant la durée de vie aussi rationnellement, on l'arrache à sa dimension culturelle, on lui dénie sa dimension réflective, on le maintient dans la catégorie du divertissement. Nous l'avons déjà signalé, il n'est certes pas toujours évident d'accéder au contenu du message véhiculé : le média ne récompense souvent que ceux ayant triomphé de tous les pièges posés sur sa route.

La version finale de Trine 3 n'est pas aussi longue que ce nous espérions initialement, mais nous en sommes néanmoins fiers, et nous pensons que les nouveaux joueurs passeront environ 6 à 7 heures dessus en moyenne.

Nous sommes conscients que certains joueurs ont terminé le jeu en moins de temps - entre 4 et 5 heures par exemple, et nous l'acceptions. Je suis sûr qu'on peut même le speedrunner bien plus vite, mais cela était également le cas pour les précédents Trine et pour beaucoup d'autres jeux.

Joel Kinnunen (Trine 3)

Mais quand 2 ou 3 heures suffisent à vous décrocher la mâchoire, à vous faire fondre en larmes ou à développer une empathie telle qu'elle nous fait prendre conscience d'un impact émotionnel hors du commun, que mesure-t-on exactement ?

Parfois l'accomplissement n'est ressenti qu'à la conclusion d'une campagne dantesque, riche et exigeante, et c'est très bien comme ça, mais ne réclamons pas pour autant un seuil minimal contraignant. Si un propos n'a besoin que de deux heures pour être développé, qu'il en soit ainsi. Il ne sera en rien scandaleux.

Détacher le jeu vidéo de toute de rentabilité est aujourd'hui devenu une étape indispensable pour lui faire prendre un peu de hauteur. Sinon comment devrait-on aborder des jeux aussi atypiques qui persistent au-delà de la traditionnelle session de jeu ? Je pense par exemple aux choix cruciaux et déchirants des deux premières saisons de The Walking Dead de chez TellTale Games : les images continuaient à défiler même pendant la journée... Doit-on inclure ces instants dans la durée de vie ?

Cette question n'a aucun sens, j'espère que nous serons d'accord sur ce point. Et que faire des moments de silence où ce brave Taylor disparaît en suivant avec entrain vos conseils de terrien dans Lifeline ? Le constat est assez simple : le jeu d'aujourd'hui a tellement mis à mal la notion de durée de vie que cette catégorisation n'a plus de sens.

Si nous laissons simplement les créateurs libres de transcoder en binaire leurs visions les plus folles, gageons que le jeu vidéo a encore de magnifiques expériences à nous faire vivre, qu'on les compte en unité ou en dizaines d'heures...


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Sources

https://www.develop-online.net/interview/made-to-order-ready-at-dawn-talks-quality-over-quantity/0203245

https://steamcommunity.com/app/383870/discussions/0/412446890557047927/#c412446890557147384

https://steamcommunity.com/app/319910/discussions/0/528398719797223737