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celles de l'ensemble de la rédaction de Gameblog.


David Cage avait été un des premiers au milieu des années 2000 à rêver avec Fahrenheit d'un jeu d'envergure divisé en épisodes sur le modèle des séries TV. Sans doute découragé par son éditeur d'alors, Atari, et le marché digital ni techniquement ni culturellement prêt, l'auteur de Heavy Rain s'était sagement ravisé. Et même si la structure chapitrée de Fahrenheit était repérable, le jeu d'enquête et d'aventure a été commercialisé sous le format traditionnel complet. En 2008 c'est le reboot pourtant précurseur sur le papier d'Alone in the Dark qui se crashe en tentant de faire tenir dans un ensemble conceptuel un jeu construit comme un feuilleton et chapitré à la manière d'un DVD (avec rembobinage avant-arrière possible, il fallait oser). Même s'il continue de les vendre dans un packaging complet, David Cage, lui, continue de concevoir ses jeux sous forme de chapitres. La construction dramatique de Beyond : Two Souls épouse d'ailleurs complètement celle des séries TV à tiroirs qui racontent une même histoire dans un faux désordre chronologique. Dix années plus tard les lignes ont bougé, la distribution digitale s'est accélérée avec l'augmentation des débits jusque dans les foyers. Les machines, les ordinateurs mais aussi les box des opérateurs, les boitiers multimédias, et les consoles de salon dont, bien sûr, les dernières surpuissantes PlayStation 4 et Xbox One oeuvrent chaque jour à la dématérialisation du marché (films et jeux)... légal.

Patcher n'est pas jouer

Bien que, hors promotions, les prix des jeux AAA au format digital freinent les ventes en s'obstinant à refléter ceux du marché physique qui laissent le consommateur repartir avec un packaging et un objet à troquer plus tard, tout encourage aujourd'hui à la consommation dématérialisée. Il y a bien sûr les fameux DLC qui incitent à télécharger par petits bouts des suppléments à des jeux pourtant achetés en magasin. Il y a le business pas très élégant des précommandes cherchant à forcer la main et le portefeuille avec des "bonus" à... télécharger. Et dans tous les cas, de la même manière que depuis toujours sur PC, n'importe quel blockbuster console nécessite aujourd'hui d'être patché par un téléchargement au moment de son installation, hier facultative sur Xbox 360, aujourd'hui obligatoire sur Xbox One et PS4.

Pendant que, bon an mal an, le joueur console s'habitue malgré lui à télécharger des morceaux de jeux AAA pour une raison ou une autre, le boom des jeux de qualité téléchargeables sur smartphones, tablettes puis PC a en parallèle rendu la pratique du téléchargement (légal toujours) indispensable et chaque jour plus familière. Le succès de la scène indépendante et dématérialisée du jeu vidéo a été telle que Microsoft et Sony ont entrepris de curater, de parrainer, voire financer, des jeux dits indépendants qui ont fait les beaux jours de la section "Arcade" du Xbox Live et du PlayStation Store. Des jeux dématérialisés devenus stars aussi célèbres que moins chers que les jeux dits AAA : les Limbo , Journey, Super Meat Boy, Fez, Gone Home, ... Minecraft.

Génération démat'

Pratiquer le jeu vidéo aujourd'hui implique d'être devenu familier du téléchargement (légal). Même en privilégiant encore de temps en temps l'achat en magasin, il faudra inévitablement à un moment ou à un autre en passer par Internet, et donc le téléchargement souhaité ou non, gratuit ou payant d'un élément de jeu. Microsoft, comme Sony d'ailleurs, l'avait bien compris avec son désormais décrié et oublié projet Xbox One v1 obligatoirement connectée. Le fabriquant à succès de la Xbox 360 avait surtout fait l'erreur de croire possible de forcer la mutation 100% digitale sur la population gamer en 2013 alors que - il suffit de surveiller son comportement de joueur connecté au quotidien - celle-ci a lieu presque naturellement toute seule de jeu en jeu. Quand Nintendo livre un DLC à New Super Mario Bros. U (New Super Luigi Bros. U) puis prévoit des DLC pour Mario Kart 8, il n'est plus vraiment nécessaire d'évoquer les Titanfall, Destiny ou Call of Duty tout le temps et organiquement connectés pour faire la démonstration que la génération des jeux dématérialisés est déjà là. Même si le jeu de base a été acheté en magasin.

L'exemple à suivre

Dans ce contexte organique où le téléchargement de jeux, ou de morceaux de jeux, est indissociable de la pratique du jeu vidéo, la politique éditoriale des jeux officiellement à épisodes maintenue à bout de bras par le studio Telltale Games depuis sa création il y a dix ans a enfin porté ses fruits. Après le succès d'estime des épisodes de Sam & Max notamment, le consensus critique et commercial de la série d'aventure graphique des deux saisons de The Walking Dead (8,5 millions d'épisodes vendus sur tous supports) a confirmé que le marché était prêt à consommer du jeu par chapitres. Rien n'arrête plus désormais les séries à épisodes du précurseur Telltale Games qui enchaine les adaptations : The Wolf Among Us et bientôt Games of Thrones et Tales from the Borderlands. Le studio montre forcément la voie au reste de l'industrie.


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2014, l'année du coming-out du jeu AAA épisodique

Au moment où la culture et la consommation du jeu vidéo (sous forme fractionnée) rejoignent enfin les moyens techniques (dématérialisation et haut débit), deux studios particulièrement exigeants et spécialistes de jeux AAA ont annoncé récemment basculer vers le jeu épisodique et ce, tout en travaillant sur des productions haut de gamme à la hauteur des jeux AAA qui les passionnent. Ainsi, après avoir collaboré avec Microsoft (Kung Fu Chaos), Sony (Heavenly Sword), Namco (Enslaved : Odyssey to the West) et Capcom (DmC : Devil May Cry), le très créatif studio britannique Ninja Theory a annoncé le lancement du projet Hellblade sous format épisodique qualifié de "jeu AAA indépendant" par Ninja Theory. Pour ces spécialistes de productions artistiques et techniques ambitieuses, le salut devant un marché des blockbusters contrôlés par les éditeurs et les licences déjà installées, est désormais dans l'auto édition. Le studio français Don't Nod - dont le succès commercial (injustement) mitigé de Remember Me l'année dernière a valu un redressement judiciaire (une "réorganisation" selon le studio) - suit le même raisonnement et se lance dans un ambitieux projet de jeu d'aventure à épisodes, « un jeu AAA mais au format digital » précise le PDG Oskar Guilbert. Édité par Square Enix, Life is Strange sortira sur consoles et PC. La vie du jeu vidéo est tellement étrange et digne d'un rêve digital éveillé qu'il n'est alors plus surprenant d'apprendre que la série d'aventure culte en 3D The Longest Journey reviendra elle aussi sous forme épisodique. Baptisé d'un titre explicite d'un bout à l'autre, le premier chapitre Dreamfall Chapters : Book One : Reborn va permette au studio norvégien Red Thread Games de s'engouffrer dès le mois de novembre sur le chemin ouvert par les très écrits Walking Dead et The Wolf Among Us.

AAA à tout faire

Le futur du jeu AAA en épisodes doit-il inquiéter ? L'ambition des blockbusters sera-t-elle revue à la baisse ? La narration sera-t-elle trop diluée ? Le format forcera-t-il excessivement les jeux à narration au détriment des jeux d'action purs ? En y regardant à deux fois, le blockbuster à épisodes n'est-il pas déjà autour de nous ? Les Call of Duty, Assassin's Creed, Far Cry annuels ne sont-ils pas déjà les chapitres d'un même et grand ensemble dont chaque rendez-vous est tout simplement annuel ? Comme tous les jeux, y compris les traditionnels et plus espacés JRPG, avec des numéros derrière leur titre rassembleur ? Vulgairement baptisés "DLC", les extensions de Bioshock Infinite (Tombeau Sous-Marin 1 et 2), The Last of Us (Left Behind) et inFamous : Second Son (First Light) ne sont-ils pas déjà des épisodes, préquelles ou spin-off, complétant leurs grandes histoires et leurs personnages ? Pour mettre en passant les pieds dans le plat sulfureux de Kojima et Konami, le "prologue" Metal Gear Solid V : Ground Zeroes n'était-il pas au fond déjà l'épisode 1 (allez... 0) de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain plutôt qu'une démo qui aurait alors dû être gratuite ? La beta ouverte à tous cet été de Destiny sous une forme quasi identique à la version finale était-elle une démo gratuite rebaptisée par un autre nom, ou un épisode 1 gratuit qui ne disait pas son nom non plus ? Et comment qualifier exactement l'ovni P.T. qui conduit à Silent Hills ? Un « teaser interactif » (Playable Teaser) suggèrent malicieusement les auteurs Hideo Kojima et Guillermo del Toro. Mais serait-il ridicule d'oser un petit glissement sémantique et d'imaginer P.T. comme un prélude jouable à Silent Hills, donc de l'assimiler à un épisode 1 d'un jeu dont rien dans l'ADN survival n'interdirait d'arriver sous un format ouvertement épisodique ? (Kojima a confirmé depuis que Silent Hills sera écrit comme une série TV et, au conditionnel, pourrait être publié en épisodes, NDR). Sur le store américain d'iTunes, le pilote des nouvelles séries TV est très souvent offert totalement gratuitement à la lecture. Le spectateur décide à partir de ce premier épisode s'il va acheter l'épisode 2 puis 3 ou acquérir un passe pour toute la saison (les épisodes déjà achetés étant très précisément déduits sans perdre le bénéfice de la promotion du passe saisonnier). Un modèle « free-to-watch » plus honnête que l'équivalent « free-to-play » du jeu vidéo jusque là piège à joueurs non avertis plutôt que proposition ludo-commerciale vraiment honnête. Quand Square Enix annonce une démo jouable de Final Fantasy XV du nom de "Episode Duscae" supposée contenir une partie du début de l'aventure, la série japonaise fétiche ne confirme-t-elle pas cette nouvelle tendance épisodique, sinon dans la pratique du moins dans la présentation ?

La suite au prochain... paiement

Alors que tous les blockbusters du jeu vidéo vendus 60 à 70 € sortent désormais avec des Season Pass complémentaires qui laissent entendre que le jeu acheté n'est jamais tout à fait complet, le joueur n'est-il pas déjà embarqué sans le vouloir dans une logique commerciale à épisodes ? Demain, au lieu d'essayer de recruter ou aliéner les joueurs sur le long terme à coup de propositions confuses et suspectes de "passes saisonniers", de DLC de valeurs inégales, ou de petits bouts de jeux et d'accessoires digitaux faisant la manche virtuelle, l'industrie au pied du mur s'inventera peut-être une grammaire créative et commerciale digne et limpide. Il devient en effet urgent que les joueurs/consommateurs comprennent en clair le contrat de jeu qui les engage quand ils achètent un jeu plusieurs dizaines d'euros. Dans la foulée de la démarche pionnière de TellTale, les initiatives ambitieuses de jeux AAA à épisodes de Red Thread Games, Ninja Theory et Don't Nod aujourd'hui sont appelées à servir d'exemple. Demain, de la même manière que le jeu mobile a permis à des développeurs de gagner leur indépendance en créant des jeux plus "modestes", de nombreux studios ou créateurs également las de subir les contraintes de productions d'une autre époque, pourront suivre leur exemple sans réduire leur ambition. Eux sauront imaginer et concevoir des jeux AAA découpés naturellement et créativement en chapitres parce que l'économie de la distribution digitale l'autorisera. À moins que les éditeurs traditionnels ne s'y mettent avant eux. En annonçant un prochain Resident Evil : Revelations 2 créé et vendu en épisodes, Capcom vient de confirmer l'espoir que le jeu vidéo AAA peut se réinventer un avenir sous une forme sérialisée. Depuis toujours l'histoire du jeu vidéo s'écrit comme un feuilleton à nombreux rebondissements, n'est-ce pas ?