La notion d'auteur est étroitement liée à la quasi-totalité des créations culturelles. En littérature, bien entendu, mais aussi au cinéma, même si elle est détournée de son sens primordial pour qualifier, vis à vis de ce dernier, des films qu'on imagine obscurs, voire cryptiques. On hérite d'ailleurs un peu de ce sens pseudo-péjoratif quand on parle de jeux d'auteurs ; cela véhicule tout de suite, plus ou moins, une image de titre arty, branlette, parfois ennuyeux ou en tout cas en marge du reste. Car, en effet, si réduire le terme de jeux d'auteur à quelque chose d'élitiste ou d'intellectuellement masturbatoire est une erreur, il semble pourtant que les jeux d'auteur soient bel et bien à la marge du reste de la production.

Rares sont les gens qui sont capables de nommer autant de grands game designers que de grands réalisateurs, chacun auteurs dans leurs domaines respectifs. Hitchcock, Spielberg, Cameron, Welles, Burton, les noms d'auteurs du cinéma ne manquent pas, mais en matière de jeu vidéo, le grand public n'est pas prêt d'aligner à égalité les Miyamoto, Molyneux, Cage, Chen, Sakaguchi, Meier et autres Kojima. Ils existent pourtant. Pour ce dernier, le père des Metal Gear Solid et fort probablement l'un des game designers les plus reconnus, les Auteurs de jeu sont une espèce en voie de disparition. Il le disait en tout cas il y a trois jours, à l'Annual Games Lecture 2012 de la célèbre British Academy of Films and Television Arts, alors qu'on lui demandait s'il se voyait comme un auteur :

J'imagine qu'on pourrait dire ça, oui, que je pourrais être considéré comme un auteur. Mais cela dit, je crois que ce type particulier de création de jeux est comme la réalisation de films indie. Ca devient de plus en plus inhabituel. (...) L'auteur de jeu vidéo est un concept mourant, et ma génération est peut-être la dernière de ceux-ci. (...) Pour le moment, je n'ai pas réussi à créer cette histoire interactive parfaite, alors il me reste encore beaucoup à faire avec les jeux. Il y a une chose dont je ne puis me satisfaire, c'est que tant de jeux sont similaires. Ce n'est pas vraiment très créatif. Mais je crois que les jeux ont quelque chose qu'eux seuls peuvent faire, que ni les films ni les romans ne peuvent produire ; une manière unique de raconter des histoire.

A l'évidence, rares sont les jeux qui mettent en avant le nom de leur Game ou Creative Director comme le fait Konami avec la série des MGS, tous des " A Hideo Kojima Game". Mais au contraire de Monsieur Kojima, je ne crois pas que l'Auteur de jeu vidéo soit un concept mourant. Bien au contraire.

Les vétérans affranchis

Je pense même que la génération des auteurs de l'âge de Kojima inspirera les suivantes, tout comme au cinéma, et qu'il y aura bien d'autres auteurs de jeu vidéo dont on pourrait voir demain le nom sur les jaquettes virtuelles des boutiques en ligne d'oeuvres vidéo-ludiques. En tout cas, certains sont déjà là, qu'il s'agisse de Ian Dallas (Unfinished Swan), Vander Caballero (Papo & Yo), ou encore Edmund McMillen (Super Meat Boy), à imprimer une touche toute personnelle aux jeux sur lesquels ils travaillent, indépendamment du succès ou de la renommée qu'ils peuvent rencontrer, et qui à mon sens peuvent tout à fait prétendre à la dénomination d'auteurs de jeu si on l'accorde à Kojima.

Mais il y a surtout ceux qui quittent tout simplement le gros du système, retournent à des structures plus modestes, cherchent des voies alternatives. Peter Molyneux et ses "experiments" de 22cans, la première, Curiosity, étant fascinante à plus d'un titre. Hironobu Sakaguchi, qui après avoir pondu la série Final Fantasy, se retrouve aujourd'hui à préférer développer de "petits" jeux comme Party Wave, sur sa passion pour le surf. Et il y a les exemples de vétérans bien moins connus, qui s'éloignent du système, comme Jamie Cheng, ancien programmeur IA chez Relic, qui après le report de The Outfit par THQ, part créer Klei Entertainment, et livrait il y a peu avec l'artiste Jeff Agala un Mark of the Ninja brillant. Il y a Gavin Moore, presque 20 ans de carrière dont plus de 10 chez Sony au Japan Studio, qui après avoir travaillé anonymement sur de gros jeux du constructeur se met à faire Puppeteer pour "recapturer l'imaginaire de son fils". Que dire enfin, des studios entiers qui cherchent cette liberté de concevoir des jeux "d'auteurs" plutôt que des jeux "commerciaux", en commençant par s'affranchir des contraintes financières venues des éditeurs, grâce à Kickstarter ou d'autres sources de financements participatifs ?

Les auteurs dans le jeu vidéo, pour moi, il y en a partout. J'en rencontre souvent. Je n'ai pas l'impression qu'ils deviennent de plus en plus rares, non, j'ai l'impression qu'ils deviennent de plus en plus nombreux. J'ai l'impression aussi que ceux qui auraient dû l'être bien avant le deviennent aujourd'hui grâce aux bouleversements du média, à cause de déconvenues personnelles, ou pour Dieu sait quelle autre raison, mais avec des moyens de parvenir à s'exprimer qui n'existaient presque pas il y a encore 5 ans. En réalité, la seule chose qui reste à déterminer, finalement, c'est combien de noms de game designers les gens seront capables de citer dans une, deux, trois générations.