Jouer, c'est à la fois quelque chose de simple et quelque chose d'une insondable profondeur.

Mécanisme central du développement de l'enfant, mais aussi pleinement valable pour celui des adultes, le jeu se retrouve aussi bien chez l'Homme que chez les animaux, sous différentes formes. En matière de jeu vidéo et plus particulièrement de game design, on pourrait probablement placer n'importe quel jeu sur un seul continuum, dont les limites vers lesquelles tendre seraient d'un côté nommées "Paidia", et de l'autre "Ludus". En anglais, on distingue ainsi le mot "play" du mot "game" ; une subtilité de langage qui fait défaut au français regroupant tout sous le terme de "jeu". Pourtant on le sait tous : tous les jeux ne se ressemblent pas, et définir ce qu'est un (bon) jeu vidéo présente des difficultés insoupçonnées pour la plupart des gamers, certains excluant Facebook ou même Heavy Rain du jeu vidéo, tandis que d'autres embrassent toute forme numérique de divertissement dedans, y compris les Pictochat et autres Wii Fit. Roger Caillois, écrivain, sociologue et critique littéraire français né à Reims en 1913, a écrit un livre majeur touchant à ce sujet, paru en 1958 : Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige. Cependant, à l'époque, les jeux vidéo n'existant pas encore, ils n'ont pu être traités dans cet ouvrage... même si ses principes lui sont tout à fait applicables. C'est lui qui, le premier, définit ce continuum Paidia <-> Ludus auquel nous nous intéresserons aujourd'hui.

Paidia : le jeu sans règles

A l'extrémité du spectre, se trouve le pur "ludisme", débarrassé de toute forme de règle, proche des jeux que les enfants s'inventent sans but précis, sans cadre, au gré de leurs envies et de leur imagination. Sauter du canapé sur le sol, gribouiller des univers sur les murs de la chambre de Papa & Maman, agiter un bâton en s'imaginant qu'il s'agit d'une épée... Dans le cadre de ce "continuum du gameplay", il signifie en quelque sorte improvisation, et a peut-être été parfaitement définit par le célèbre duo de bande-dessinée Calvin & Hobbes et leur Calvinball, dont la seule règle est qu'il ne peut être joué deux fois de la même façon.

Les jeux vidéo qui se rapprochent le plus de cette extrémité du spectre ludique sont probablement des titres comme MineCraft, Les Sims, ou même d'une certaine manière Journey.

Ludus : le jeu sous contraintes

A l'autre extrémité du spectre, se trouve le jeu qui émerge des contraintes, des objectifs, des règles et des limites d'un système. Son incarnation la plus connue : le jeu d'échec. Dans ce type de jeux, ce sont les objectifs, les difficultés à surmonter, les règles et les contraintes d'un environnement ou d'un système, qui sont constitutifs de l'activité ludique. Le terme Ludus est issu, lui, du Latin, et peut se traduire par jeu, sport, entrainement - et était étroitement lié, à l'époque de la Rome Antique, à l'éducation des enfants : il s'agissait du mot qui désignait l'école fréquentée par les enfants jusqu'à 11 ans, l'équivalent de nos écoles élémentaires.

En jeu vidéo, les exemples sont évidemment nombreux, mais pour rester sur des titres très proches de cette extrémité du spectre, on pourra citer notamment Tetris, des titres de stratégie comme Civilization, ou même un bon vieux Mario.

La panacée : le mélange des deux

A l'évidence, le Saint Graal du game design est un mélange équilibré (ce qui ne veut pas dire à part égales, mais plutôt avec des proportions idéales relativement à l'expérience recherchée) de Ludus et de Paidia.

Vous avez probablement déjà en tête l'un des exemples les plus parlants du jeu vidéo en terme de mélange de ces deux extrêmes : Grand Theft Auto. Son univers pseudo-réaliste, son scénario, ses missions à objectifs sont autant d'incarnations claires du Ludus, tandis que son monde ouvert, l'absence de contrainte temporelle ou géographique en son sein qui ne soient pas embrassées par le joueur lorsqu'il le souhaite, montrent l'intérêt de la Paidia. On peut ainsi jouer des heures durant à GTA sans objectif particulier, sans conditions de victoire ou de succès, simplement en faisant tout ce qui nous passe par la tête et en s'amusant du résultat (ou de son absence).

Et sur ce continuum élaboré donc par Caillois il y a plus d'un demi-siècle, le jeu vidéo occupe une place tout à fait singulière, car il est peut-être le seul avec lequel tout joueur peut adapter, plus ou moins, la position du curseur Paidia / Ludus à sa guise. Combien jouent ainsi à des jeux très "réglés" simplement pour y jouer, sans se préoccuper tant que ça de conditions de victoire particulières ? En effet, c'est bel et bien les joueurs eux-mêmes qui peuvent, dans les univers virtuels proposés par le jeu vidéo, introduire leur propre rapport aux contraintes, et tirer leur divertissement comme ils l'entendent. Il n'y a pas, en réalité, comme dans beaucoup d'autres formes de jeu, de "bonne" façon de jouer à GTA, à Mass Effect, à Need for Speed ou à Darksiders II. Si beaucoup d'entre eux proposent une fin, des objectifs, des règles, ils ménagent tous également un espace de créativité et d'improvisation pure pour que chacun s'y plonge à son rythme et comme il l'entend, soit en faisant n'importe quoi, soit en créant le personnage qu'il veut, soit en pilotant à contre-sens, soit en explorant des quêtes secondaires plutôt que l'histoire principale. Il y en a même pour se faire Resident Evil à reculons ou jouer à Quake 3 avec seulement des lance-roquettes. C'est aussi en cela, probablement, que le jeu vidéo se montre si fascinant, si singulier, si riche.

Et à mon sens, il ne peut y avoir de jeu vidéo intéressant dans aucun des deux extrêmes de ce continuum. Trop de règles, un système trop rigide, duquel on ne pourrait s'affranchir, et le jeu disparaitrait sous la contrainte. Pas assez de règles, une liberté trop grande, l'absence d'objectifs, et la plupart des joueurs se sentiraient perdus, ne sachant où résident les buts proposés par le jeu. Mais comme autant de frontières qu'on pourrait repousser, il reste encore probablement bien des jeux à placer aux limites du spectre actuellement couvert par ceux qui sont déjà parus ; des jeux plus Paidia ou plus Ludus, qui resteraient tout à fait réussis. Comme avec beaucoup de choses, le jeu vidéo semble se conjuguer dans un mouchoir de poche, alors qu'il porte en son sein un potentiel immense pour l'exploration de nouvelles mécaniques, de nouveaux univers, de nouvelles émotions auxquels il ne s'est pas encore intéressé.

Caillois va bien entendu plus loin, définissant quatre éléments fondamentaux qu'on retrouve, une fois encore, dans presque tous les jeux vidéo : Agôn (la compétition), Alea (la chance), Mimicry (le Simulacre) et Ilinx (le Vertige). Mais ceux-ci feront probablement l'objet d'un autre article, un autre jour !

Pour en apprendre plus sur le sujet :
Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes