Comme à chaque annonce inattendue de la part d'un acteur majeur d'une industrie, les questions émergent fiévreusement, pour la plupart des variations autour d'une réflexion centrale sur la légitimité d'une décision prise par une entité supposée très bien connaître son industrie et prévoir ses tendances.

La première chose sur laquelle nous devrions sans doute revenir, c'est, du point de vue des joueurs : nous ne savons pas réellement ce que nous avons perdu. Mais on peut en parler.

Question de contexte

La seule chose sur laquelle on peut argumenter factuellement et facilement, c'est l'historique.

Celui du studio d'une part, dont les jeux n'ont jamais vraiment connu un succès commercial retentissant. Sa série la plus unanimement saluée reste Dead Space : indubitablement des jeux d'une très grande qualité, salués par la critique, mais qu'EA a toujours lutté pour vendre.

Celui d'Amy Hennig, d'autre part, qui entre les séries Soul Reaver et Uncharted, a montré qu'elle était probablement l'une des toutes meilleures conteuses de l'industrie. Une très, très grande, qui, associée à l'univers Star Wars, ne pouvait à nos yeux que livrer un titre majeur dans son genre. Même si en vérité... nous ne faisions que spéculer.

Il semble, en tout cas, que le genre d'expérience pour laquelle Hennig est connue et reconnue, soit au coeur de la décision d'EA, Söderlund ayant déclaré au sujet du projet :

Dans sa forme actuelle, [le projet] s'orientait vers une expérience de jeu narrative, linaire. Tout au long du processus de développement, nous avons testé le concept auprès de joueurs, écoutant leurs retours sur ce qu'ils voulaient jouer et comment, et en restant attentifs aux mouvements fondamentaux du marché.

Il est devenu clair que pour livrer une expérience à laquelle les joueurs voudront revenir et dont ils profiteront longtemps, il nous fallait faire pivoter le concept. Nous maintiendrons le visuel époustouflant, l'authenticité au sein de l'univers Star Wars, et nous concentrerons pour donner vie à une histoire Star Wars.

Qui plus est, nous recadrons le jeu pour qu'il soit une expérience plus large offrant plus de variété et d'autonomie au joueur, en tirant parti des capacités de notre moteur Frostbite et en ré-imaginant des éléments centraux du jeu pour donner aux joueurs une aventure Star Wars d'une plus grande profondeur à explorer.

De cette déclaration, il est facile de comprendre qu'un "simple jeu narratif et linaire" n'est pas, ou plus, suffisant aux yeux du robot en chef numéro deux d'EA. Les parties en gras, en particulier, suffisent à saisir, pour celui ou celle qui observe l'industrie depuis suffisamment longtemps, que EA veut pouvoir monétiser tous ses jeux au-delà de leur prix d'achat (comme tous les gros éditeurs). DLC, micro-transactions, et autres leviers économiques façon loot boxes font incontestablement partie du coeur de la stratégie du groupe, au point que même après trois ans de développement et donc des investissements considérables, il semblait plus rentable à la société de tuer le studio et le projet dans son orientation actuelle, que de le mener à bien sans les composantes qu'elle lui trouvait manquantes. Ces composantes, on les a nommées il y a un instant ; ce sont aussi celles qui ont donné lieu à certaines polémiques lors de la bêta de son autre gros jeu Star Wars : Battlefront 2. Et en effet, on peut s'en plaindre, mais la réalité reste que les budgets nécessaires au développement de jeux de cette ampleur n'ont cessé d'exploser, tandis que le revenu par boîte vendue n'a pas bougé depuis des générations de machines.

Une situation complexe

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que "le pauvre EA est à plaindre dans ce contexte économique difficile", pas du tout. Mais il ne faut pas croire non plus qu'il ne s'agit que d'une escroquerie de plus dont ils n'auraient pas du tout besoin pour continuer à développer des AAA narratifs et linéaires à la hauteur de ce qu'on attend d'eux. Il y a bien, factuellement, des problèmes à résoudre avec l'équation financière des AAA en général, et manifestement, l'option expérience narrative linéaire ne permet pas de faire plus de revenus, à budget égal, que celle d'une expérience multijoueurs ou en tout cas à même de ramener régulièrement à elle les joueurs et joueuses après la consommation du contenu principal.

Ça n'est pas nouveau, on en parle depuis des années, et les faits sont là, les nier ne sert à rien. Destiny 1 et Destiny 2 sont devenus, incontestablement, les modèles désirés. Ne nous leurrons pas, EA veut son Destiny-like bien plus qu'un succès d'estime, même complété d'un succès commercial presque garanti au travers d'une licence comme Star Wars et du talent d'Hennig et des équipes de Visceral. Anthem chez BioWare semble se profiler comme un pari plus en phase avec ces désirs que ne le serait jamais un nouveau Mass Effect, même bien plus réussi qu'Andromeda, et ce n'est bien sûr pas un hasard. Mais revenons un instant à l'offre en matière de jeux narratifs.

Des Dead Space de Visceral hier, aux Dishonored 2 d'Arkane, en passant par les Deus Ex : Mankind Divided de Eidos Montreal, ou d'autres jeux narratifs, qu'ils soient linéaires ou non d'ailleurs, les ventes ne suivent pas les prévisions. Pourtant, aucun de ces jeux n'est mauvais, bien au contraire.

Alors pourquoi ? Soit ces prévisions sont mal faites et les investissements ne correspondent pas aux retours attendus de la faute seule des sociétés qui les placent, soit le public, la demande, et le marché ont changé - ce que Söderlund épouse comme thèse dans sa déclaration. Il est vrai que, d'une part, tous les jeux narratifs sortis récemment et cités ci-dessus comme ayant raté leurs objectifs de vente appartiennent à des licences de jeu qui n'ont jamais vraiment vendu tant que ça. Continuer à en faire (tout en augmentant leurs budgets) est donc au pire stupide, au mieux risqué, en tout cas pour un éditeur comme EA. D'autre part, tout comme les gros studios de cinéma cherchent à installer des licences dans la lignée de Star Wars, Fast & Furious, ou Harry Potter, on comprend la logique d'installer des expériences de jeu qui s'inscrivent dans une logique de revenus étalés sur plusieurs années, par delà la mécanique des suites.

Mais qu'en est-il des Assassin's Creed, des Uncharted, des GTA, des Red Dead Redemption, des Call of Duty ? En voilà des jeux narratifs qui font bien leur beurre ! Certes, mais tous proposent ou vont proposer du multijoueurs, des micro-transactions, ou un design open-world propice à un gameplay émergent les rendant plus copieux et pérennes. Bref, des leviers de rétention en plus de leur expérience principale. Les autres, les Horizon Zero Dawn, les Zelda : Breath of the Wild, les God of War, les Dark Souls, les Persona 5, etc. tombent dans deux catégories : soit ce sont des jeux constructeurs servant à soutenir leurs plates-formes respectives au chapitre des exclusivités, soit ce sont des jeux, souvent japonais, de plus petits éditeurs aux investissements et aux frais d'opération moins importants. On trouvera toujours quelques exceptions, comme Rise of the Tomb Raider, par exemple, mais c'est bien là leur statut : des exceptions à la règle.

Le jeu AAA solo et narratif est-il en voie d'extinction ?

La réponse courte est non. Star Wars Battlefront 2, chez EA, introduit même une campagne solo en soutien à son expérience principale multijoueur. La réponse est non, ne serait-ce que pour une simple dynamique d'offre et de demande qu'on peut illustrer ainsi :

Il y aura aussi toujours les constructeurs en demande de nouvelles licences et d'exclusivités, comme expliqué plus haut. Ces AAA solos et narratifs devront en revanche, pour une bonne part d'entre eux, se réinventer dans une certaine mesure, afin de résoudre les problèmes qui les affectent aujourd'hui. Pour autant, moins les gros éditeurs en proposeront à cause de ces problèmes, plus la demande se régénérera, jusqu'à atteindre un niveau potentiellement adéquat pour recommencer à en proposer avec succès, le tout dans un mouvement de balancier cyclique comme illustré, dont l'état parfait intervient uniquement lorsque offre et demande sont équivalents (signalé en bleu, donc).

Cela veut aussi dire que, en toute logique, des acteurs moins importants récupéreront le segment, et n'ayant peut-être pas les mêmes moyens techniques que les gros, se concentreront plus sur le coeur de la proposition de valeur du genre : l'histoire. Dans toutes ses dimensions ; narration, scénario, cohérence, implications mécaniques, personnages, etc. Ce qui, à mes yeux, ne serait pas un mal.

Bref, comme ce qu'expriment d'autres au travers d'une avalanche de tweets et de vidéos YouTube, et connaissant en plus personnellement Amy Hennig et ce dont elle est capable, je suis un peu deg' de ne jamais avoir l'occasion de jouer à *son* jeu, dont j'attendais beaucoup. Mais je n'adopterai pour autant ni un discours catastrophiste sur l'avenir du genre, ni condamnant et insultant à l'égard d'EA.