Faire du game design, à haut niveau, c'est mettre en place tout ce qui doit l'être pour qu'une expérience visée puisse être vécue par celles et ceux qu'elle cible.

Ce que révèle bon nombre de ces astuces, c'est avant tout cela : les mécaniques d'un jeu ne sont pas là pour être justes, ou "vraies" - elles sont là, au mieux, pour faire croire qu'elles le sont. En partant du principe que le jeu vidéo doit avant tout fournir du plaisir à ses pratiquants (le plaisir pouvant venir du gameplay, du visuel, des thèmes narratifs, d'une stimulation intellectuelle ou de quantités d'autres choses), toute forme de "triche" garantissant un peu plus cet objectif, dans le cadre spécifique à l'expérience qu'un jeu tente de livrer, est bonne à prendre (pourvu qu'elle fonctionne sans s'exposer, bien sûr). De ce point de vue, l'Art du game design est comparable à celui de l'illusionnisme : ce qu'on perçoit (ou dans bien des cas, ce qu'on ne perçoit pas) est d'une importance bien supérieure au reste.

Certains considèrent que ce genre de mécaniques cachées sont malhonnêtes. Bien au contraire, elles sont partie prenante de la capacité d'un jeu à leur donner le plaisir qu'ils en attendent. Et c'est aussi oublier rapidement à quel point cet illusionisme est ancré partout ailleurs dans le jeu vidéo.

Au-delà des mécaniques

Car oui, cet état de fait est présent dans d'autres dimensions que les mécaniques d'un jeu. Tout d'abord visuellement : bien entendu, ce qu'on perçoit à l'écran et que notre cerveau interpole en permanence comme la "réalité" dans laquelle on évolue en jouant, use et abuse d'astuces diverses pour fournir l'expérience voulue, indépendamment de ce qui est objectivement affiché.

L'exemple le plus typique concerne l'utilisation de textures simulant un relief qui n'existe pas. Avant, on utilisait ce qu'on appelle le Bump Mapping pour y parvenir - suivant le même principe de base, et avec l'amélioration de la technologie, on utilise aujourd'hui des Normal Maps dans le modèle de rendu dit "PBR" (Physics Based Rendering). Mais le résultat est le même : on voit des choses que notre cerveau interprète comme une réalité différente de la réalité objective.

C'est comme ça que fonctionnent certaines illusions d'optique. Une des plus connues reste l'échiquier d'Adelson, ci-dessous. La case A semble plus sombre que la case B, considérée comme une case claire teintée de l'ombre du cylindre vert. Mais en réalité objective, la case A et la case B sont strictement identiques en valeur de gris. Cliquez sur l'image pour vous en convaincre en passant d'une image à l'autre :

Illusion de l'échiquier d'Adelson

Ce qui constitue la puissance de cette illusion, c'est que même en sachant pertinamment que A et B sont identiques, dès qu'on retire le support visuel qui permet de le démontrer, le cerveau recommence à faire fonctionner l'illusion. Il est impossible de voir ces deux cases comme étant du même gris sans modifier l'image.

Le son s'avère également un support souvent terriblement efficace pour aider à faire passer des choses qu'on ne percevrait pas sans son apport.

Comprendre l'Humain moyen et son fonctionnement

Si vous m'avez lu par le passé, dans cette colonne ou à l'époque des éditos, vous savez à quel point je suis fasciné par les biais cognitifs et sociaux. L'échiquier d'Adelson met en évidence ce qui pourrait s'apparenter à un biais cognitif ; c'est à dire un biais introduit par la manière dont le cerveau fonctionne. Ces biais cognitifs, il y en a un paquet.


Image © John Madoogian III

Les meilleurs game designers utilisent à bon escient ces biais cognitifs pour concevoir certaines de leurs mécaniques, beaucoup d'entre elles cachées, comme celles révélées par le fil Twitter de Jennifer. Parmi eux, un favori reste l'Erreur Fondamentale d'Attribution : pour simplifier, la tendance naturelle à accorder une importance disproportionnée aux facteurs internes (issus de nous-mêmes) et à minimiser les facteurs externes (issus de l'environnement, ou, dans le cas présent, du jeu). C'est ce qui fait que lorsqu'on réussit de justesse un saut dans un jeu de plate-forme, on s'attribue les lauriers de cette réussite, même si elle n'a en réalité été possible que parce que le jeu prolonge de manière invisible la capacité du personnage à sauter même après avoir quitté le sol (en d'autres termes, qu'on aurait dû se casser la figure et rater le saut, si les règles du jeu avaient été objectives). On préférera, inconsciemment, ignorer que le jeu (facteur extérieur) nous a aidé activement parce qu'on se veut compétent (facteur intérieur).

Dans un autre ordre d'idées, l'astuce suivante est très largement utilisée par les designers dans l'I.A. des ennemis : lorsqu'un agent adversaire "décide" une action de lui-même, il envoie aux autres agents supposément supérieurs l'information pour que ceux-ci lui donnent l'ordre de l'action (par exemple, un soldat décide de passer par la gauche - pathfinding -, il le déclare au sergent après coup, lequel déclare alors "toi, par la gauche !", créant l'illusion d'intelligence tactique et de fonctionnement de groupe, là où il n'y en a aucune). Il n'y a pas besoin d'une véritable relation hiérarchique chez les adversaires pour en donner l'illusion au joueur !

Par dessus ces biais cognitifs, s'ajoutent donc les biais sociaux, ainsi que la chimie du cerveau, plus particulièrement de ses neurotransmetteurs :

  • Dopamine (motivation et récompenses) : précurseur de l'adrénaline, ce neurotransmetteur assez rare dans le cerveau (seuls 0,3% des neurones en produisent), gouverne notamment les circuits de la récompense, donc de l'addiction, en étant libérée en amont de résultats positifs attendus d'un comportement ou d'un événement. C'est elle qui "commence" le plaisir quand le micro-ondes signale d'un "ding" que la bouffe est prête, avant même que vous n'ayez commencé à manger... ou quand vous découvrez un coffre dans Zelda, mais que vous ne l'avez pas encore ouvert.
    C'est typiquement la libération de dopamine que ciblent les mécaniques de butin dans les RPG. C'est aussi à cause du symbolisme des couleurs introduit auprès de millions de joueurs par World of Warcraft (Blizzard, 2004, PC, Mac) que le gris, vert, bleu, violet et orange sont repris par tant de jeux, car le simple affichage de ces couleurs suffit à stimuler la libération de dopamine en amont de l'examen des butins portant ces couleurs, tout comme le "ding" du micro-ondes.
  • Endorphines (accomplissement) : libérées par les efforts physiques, la douleur, l'orgasme ou encore l'excitation, les endorphines ont un effet analgésique et procurent une sensation de bien-être, voire d'euphorie. Quand vous vous en sortez de justesse lors d'un combat épique en terrassant vos adversaires, ce sont les endorphines qui vous donnent la satisfaction qui suit ce court soupir de soulagement, la bouche en "O", typique à l'issue de situations tendues et excitantes dont vous vous êtes bien sortis. C'est peut-être celles qui sont le plus souvent stimulées par ces mécaniques cachées.
    C'est pour multiplier ces situations que dans System Shock (Looking Glass, 1994, PC, Mac), la dernière balle d'un chargeur inflige le double de dégâts, ou que les séries Assassin's Creed et Doom attribuent plus de points de vie aux derniers pixels de votre barre de vie qu'aux premiers. C'est aussi ce que faisait Half-Life 2 (VALVe, 2004, PC, Mac, Xb, X360, PS3) en s'assurant qu'un Strider tire même s'il allait rater le joueur, pourvu qu'il y ait quelque chose d'intéressant à toucher (un élément de décor destructible ou explosif) à proximité. Ou encore, que dans Uncharted 2 (Naughty Dog, 2009, PS4, PS4), la vitesse à laquelle le building s'effondre avec Nathan à l'intérieur change en fonction de la position et de la vitesse du joueur sur le sol, afin d'assurer que le dernier saut par la fenêtre aura lieu à la dernière seconde.
  • Ocytocine (confiance et empathie) : hormone souvent appelée "de l'amour" (de manière abusive, ses attributs étant bien plus complexes), l'ocytocine agit également comme neurotransmetteur dans le cerveau, notamment dans la réduction de l'anxiété, et la disponibilité sociale d'un sujet (sa propension à faire confiance et à se lier à d'autres individus, mais aussi à se montrer généreux et plus empathique).
    Le jeux multijoueurs coopératifs, notamment, stimuleront la libération d'Ocytocine s'ils sont correctement conçus pour mettre en avant des mécaniques sociales diverses, parfois secondaires, comme le partage de niveaux dans un Mario Maker ou un Doom.
  • Sérotonine (chef d'orchestre) : cette dernière est un peu plus complexe que les autres, car en fonction de la nature des récepteurs du neurone qui la recapture, les effets peuvent être contraires. Elle peut ainsi avoir des effets positifs, ou des effets négatifs. Mais c'est, grosso-modo, un régulateur qui peut favoriser les effets des autres neurotransmetteurs, notamment la dopamine et l'ocytocine.

Sans aller dans le détail du fonctionnement biochimique du cerveau, les game designers apprennent cependant tout un répertoire d'astuces qui, à des degrés divers, en tirent parti. L'essentiel de ces astuces ont à voir avec les émotions ressenties par les joueurs et leur motivation, les récompenses, etc. L'accomplissement, la formation de liens, sont autant d'élements stimulés par ces astuces.

Au-delà du game design

Parfois, ce n'est ni dans les mécaniques de jeu à proprement parler, ni dans les piliers techniques du jeu (tels que son visuel ou son son) que ces astuces sont appliquées. Un bon exemple pour l'illustrer reste celui de Gears of War (Epic Games, 2007, X360, PC), qui en multijoueur, s'assure que les nouveaux venus auront au moins un kill à leur actif à la première partie en leur donnant des bonus jusqu'à ce qu'il ait lieu, tant bon nombre ne reviennent jamais au jeu s'ils n'y sont pas parvenu dans leur premier match.

Dans Surgeon Simulator (Bossa Studios, 2013, PC, Mac, Mobile, PS4), si le joueur compose son propre numéro sur le téléphone du jeu, il recevra un appel enregistré avec une musique du jeu... Je vous l'accorde, ce n'est qu'un clin d'oeil futé et immersif, mais typiquement une idée qui est assurée de donner une place toute spéciale au jeu dans le coeur de ceux qui auront tenté ça "pour voir". Les designers ont pensé à eux... au-delà des mécaniques du jeu lui même.

Encore plus pernicieux, et peut-être le meilleur exemple de la force des biais cognitifs : dans Hi-Octane (Bullfrog, 1995, PC, PS, Saturn), tous les véhicules avaient les mêmes spécifications, même si l'affichage montrait différentes statistiques. Les joueurs ne s'en sont jamais rendu compte, avant qu'Alex Trowers ne vende la mèche dans le fil de Jennifer. Le jeu a même récupéré à l'époque des louanges sur la qualité de son équilibrage... tu m'étonnes ! Dans le même ordre d'idée et beaucoup plus récemment Hellblade (Ninja Theory, 2017, PS4, PC) explique aux joueurs que chaque mort fera grandir la corruption sur le bras de leur personnage, jusqu'à ce que celle-ci aboutisse à une mort permanente (avec effacement de la sauvegarde). C'est un pur bluff : à chaque mort, la dernière marge de progression de la corruption est effacée pour être animée à nouveau, donnant l'illusion qu'elle grandit, mais en vérité, c'est le moment du jeu qui gouverne la taille de la marque de corruption, et il n'y a pas de mort permanente, simplement son annonce. C'est, en d'autres termes, l'absence de différences au niveau game design dans ces deux exemples qui s'est incarnée comme un choix judicieux ici.

Les exemples de petites perles du game design de l'illusionnisme comme celles-ci, faisant usage de différentes connaissances, sont innombrables. Alors, certes, vous pourriez craindre qu'en ayant pris connaissance de ce genre d'astuce, votre plaisir de jeu s'en trouve amoindri, mais il n'en sera rien, rassurez-vous : en vérité, tout comme pour l'échiquier d'Adelson ci-dessus, ces illusions de game design continueront à opérer sur vous si elles sont suffisamment bien pensées et implémentées. En tout cas, après des milliers de jeux testés et en ayant pu découvrir certaines de ces astuces en chemin, personnellement, ça ne m'a jamais empêché de continuer de kiffer...