Certes, L.A. Noire n'est pas exempt de reproches, et il est clair que le dernier Rockstar (ou Team Bondy si vous cherchez la petite bête) a reçu un accueil mi-figue mi-raisin de la part des journalistes comme des joueurs. Néanmoins, derrière son gameplay redondant et une intrigue principale sans réelles surprise, le Los Angeles de 1947 dans lequel évolue Cole Phelps et ses nombreux collègues permet de mettre subtilement en lumière un tournant déterminant dans la politique extérieure des Etats-Unis d'après-guerre.

 

Evidemment, la Seconde Guerre mondiale occupe une place importante dans l'univers de L.A. Noire : tel le proviseur Seymour Skinner, le passé du détective en devenir Cole Phelps se rappelle régulièrement à son bon souvenir d'ex-Marine. Seul survivant de son unité suite à la fameuse bataille d'Okinawa, l'officier Phelps se voit remettre la Silver Star, l'une des plus hautes distinctions militaires américaine. Parlant couramment japonais (une particularité qui ne sera jamais vraiment expliquée au cours de l'histoire), Phelps a également développé une connaissance certaines des us et coutumes de ses adversaires. Très respectueux de ces derniers, il passera à plusieurs reprises pour un pacifiste névrosé auprès de ses troupes, ce qui tend à le discréditer passablement, puisque comme chacun le sait, le pacifisme n'est jamais accueilli avec enthousiasme au sein de l'armée...

 

Fraîchement nommé officier de police à la LAPD, Phelps conserve en apparence cette profonde tolérance envers son prochain quel qu'il soit : fustigeant les clichés et les déclarations à l'emporte-pièce de ses collègues, il incarne alors le citoyen droit dans ses bottes.

 

Cette image de père-la-vertu va coller à la peau du protagoniste, tant et si bien qu'il finit même par agacer et parfois s'attirer les foudres de ses collègues : si Rusty Galloway semble passablement ennuyé par les sermons d'abstinence que Phelps déclame dès que le bruit d'un bouchon se fait entendre, Roy Earle en revanche monte plus rapidement en pression face aux nombreux rappels à l'ordre des règles fondamentales qui régissent l'éthique policière. Dans ce climat d'après-guerre, la germanophobie est latente et communément partagée... à une exception près, puisque notre cher Phelps ne semble manifester aucun ressentiment face aux ennemis d'hier qu'il n'a pas connu. L'unique représentante de la gente germaine réside dans la personne d'Elsa Lichtmann, une chanteuse de cabaret ayant fuit son pays natal pour trouver refuge de l'autre côté de l'Atlantique. En sa qualité d'artiste, Elsa ne semble pas subir les foudres de la même manière que ses compatriotes. Sa voix de velours reprenant les standards du jazz langoureux des années 1940 aurait plutôt tendance à charmer les gentlemen qui viennent se détendre au Blue Room après une rude journée... jusqu'à faire succomber notre ami Phelps qui semblait pourtant irréprochable.

 

Ce rapport adultérin est la faille qui fera basculer Phelps dans une spirale sombre qui l'amènera à passer du statut de justicier admiré au pervers collaborationniste dont les frasques font alors les gros titres des journaux locaux. D'un seul coup, la nationalité d'Elsa pose alors un véritable problème aux yeux des Angelenos. Mis à la porte par sa femme et rétrogradé à la brigade des incendies, Phelps continue alors en silence de rendre visite à sa nouvelle muse à la nuit tombée.

 

Mais même la tolérance a ses limites... Et nous touchons là le cœur du propos historique mis en lumière par L.A. Noire, à savoir la transformation de l'archétype de l'Ennemi (oui avec un grand E) des Etats-Unis. En effet, il existe quand même une catégorie de la population que Phelps méprise : ce sont "Les Rouges" (musique dramatique). En cette année 1947, la guerre civile fait toujours rage en Chine entre les nationalistes et les communistes de l'Armée populaire de libération, et en amateur averti de l'Asie, notre officier semble très au fait des avancées de ces derniers sur le front. Mais l'ennemi n'est pas seulement de l'autre côté de l'océan : les commies sont désormais implantés et organisés sur le sol américain. Ce sentiment de méfiance envers le Parti se cristallise dès la fin de guerre et l'apparition des premières tensions avec l'URSS concernant le partage de l'Allemagne vaincue, c'est justement en cette même année 1947 que le président Truman annonce sa doctrine dite du containment qui vise à endiguer l'expansion soviétique en Europe. La méfiance envers les russes va rapidement tourner à la paranoïa dès 1950 avec la médiatisation du sénateur McCarthy qui donnera son nom à une gigantesque chasse aux sorcières jusqu'en 1954.

 

Le sentiment anti-communiste est donc déjà bien présent dans la société américaine alors que Phelps parcours les rues perpendiculaires de Los Angeles pour sauver la veuve et l'orphelin. C'est ainsi que les individus suspectés d'obédience coco vont passer un sale quart d'heure (et plus si affinités) face à Phelps et son coéquipier remontés. "Qu'est-ce qui vous déplaît tant dans la démocratie ?" lance le détective à un ouvrier soupçonné de distribuer des tracts anarchistes. Les supposés sympathisants gagnent (en plus du mépris affiché pour leur orientation idéologique) le droit de se faire copieusement molester, ça leur passera certainement l'envie de défier l'Oncle Sam ! Il est donc intéressant de constater que la seule aversion que Phelps s'autorise est le rejet du communisme : sa tolérance à l'égard des Japonais et des Allemands adossée à sa méprise des gauchistes illustre à travers le visage de ce seul personnage le changement fondamental de paradigme qui va structurer la société et la politique extérieure américaine jusqu'au siècle suivant. Exit donc les affiches et les cartoons moquant Adolf Hitler et le IIIème Reich, la tête de turque se prénomme désormais Joseph Staline. Comme chacun le sait, cette opposition donnera naissance à la Guerre Froide, un conflit qui structurera et divisera la planète en deux jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991.

 

Ce twist historique est intéressant à observer à la lumière de la dernière décennie, puisque le même schéma se reproduira en 2001: dix ans après les Russes, les Etats-Unis s'attacheront alors à combattre Oussama Ben Laden, et le musulman intégriste deviendra aux yeux de la population le nouvel archétype de l'ennemi de la démocratie. Peut-être auront nous droit dans un demi-siècle à cette même lecture rétrospective en suivant les truculentes aventures d'un flic de choc en plein New York à l'aube du XXIème siècle ? Rendez-vous dans 50 ans !


Retrouvez l'article sur le PMD Blog : https://thepurplemonkeydishwasher.tumblr.com