400 euros pour une Neo Geo AES ? Ah mais en boite, boxed, et serial matching ma p'tite dame !

 

Hello tous,

Pour ce premier post du mois de juin, j'ai envie de partager avec vous un phénomène dont je suis le récurrent témoin au fil de mes pérégrinations sur les sections petites annonces des sites spécialisés jeux vidéo. Je veux parler, ici, des difficultés croissantes qui sous-tendent les discussions entre acheteurs et vendeurs, dans un contexte de progression importante de la valeur des belles pièces de retrogaming. Promenez-vous un peu sur les forums qui se consacrent aux oldies, et vous y trouverez la pleine illustration de mon propos, au fil d'échanges parfois animés (et drôles, si vous aimez le second degré)...

Le schéma de ces prises de bec est assez constant. D'ordinaire surgit un vendeur potentiel soit en quête d'estimation pour son bien, soit bien décidé à en tirer le meilleur prix (celui le plus élevé d'ebay, en général). Evidemment, plusieurs intervenants sortent rapidement du bois pour discuter bout de gras :

- il y a le joueur honnête, pas forcément toujours au fait de la rareté avérée ou supposée de la chose, qui donne une valeur X au produit en fonction de ses souvenirs et du plaisir qu'il a tiré de l'objet en tant que gamer ;

- il y a l'acquéreur potentiel, qui tente, généralement, de tirer l'estimation vers le bas. Règle de base de toute négociation préalable relative à un objet dont la valeur n'est pas fixe ; ce joueur-ci est un collectionneur ;

- il y a le joueur qui a vendu son exemplaire récemment, et qui ne désespère pas de refaire l'acquisition de l'objet un jour ou l'autre. Il entend faire en sorte que la cote de ce dernier ne s'envole pas ;

- il y a enfin l'amateur éclairé, parfois un modo, parfois un sage de la communauté, qui s'en vient proposer une somme fixée d'après son expérience des ventes précédentes. Il tente de transiger.

La discussion tourne autour des sommes avancées, qui peuvent parfois varier de manière assez importante. D'autant que le vendeur, s'il n'est pas déjà assez sûr de son fait en collectionneur plus ou moins averti, s'est entre-temps renseigné de son côté, consultant les ventes effectuées sur les sites d'enchères en ligne, ou chez les pros. Inévitablement, la tension monte, et les noms d'oiseaux se mettent à voler si le vendeur définit une somme X supérieure à celle espérée par les acheteurs potentiels - qui se sont rapidement joints à la discussion - et a fortiori lorsqu'un innocent passionné s'en vient débourser sans sourciller la somme demandée, coiffant au poteau tous ceux qui espéraient encore pouvoir négocier. Vous l'aurez compris, nous sommes ici en plein drame du capitalisme le plus débridé, en ce sens que la loi de l'offre et de la demande est expérimentée de manière assez violente par nombre de joueurs qui y sont assez parfois peu habitués. Une phrase qui n'est pas nécessairement à prendre au premier degré.

Une PC-FX de Nec. Typiquement le genre de machine que l'on n'achète que pour la collection. Les bons jeux y sont trop rares, et trop chers, pour permettre au joueur d'y accéder facilement.

 

Plus sérieusement, ces tensions sont à mon sens emblématiques d'une transition qui s'effectue de manière presque insensible, mais immuable, dans notre passion. Voici en effet plus de quarante ans, déjà, que le jeu vidéo vidéo est devenu un loisir de masse et s'est introduit dans les foyers. Ces quarante années ont forgé une histoire, une culture, et le matériel vidéoludique, hardwares, jeux, accessoires, est devenu un patrimoine à part entière. Inutile de rappeler ici que les musées, à l'instar du MOMA, s'intéressent désormais à la culture vidéoludique et que le loisir a trouvé sa place dans les lieux dédiés à la connaissance, médiathèques en tête. Ce n'est pas uniquement une histoire de reconnaissance, comprenons-nous bien : l'on parle d'un changement de statut fondamental, d'un bouleversement qui s'apprête à modifier radicalement nos habitudes de joueurs.

Le premier de ces changements tient à la lente évolution de la sociologie des "retrogamers". Certes, nombre d'entre eux sont encore de vrais joueurs, qui entendent bien profiter de leur acquisition proustienne sur un écran, le pad en main. Mais, de plus en plus, la notion de collection s'invite au coeur du medium. Combien sont-ils à acheter un titre, une console en double, afin de pouvoir profiter de l'un sans risquer d'abimer l'autre ? Et combien sont-ils à progressivement abandonner la pratique pour se constituer un véritable corpus de culture numérique ? Ceux-là  ne touchent plus à leur acquisition, il l'installent dans une vitrine, la protègent des aléas du temps. La négocient, parfois, contre une autre pièce convoitée ou un montant sonnant et trébuchant, plus prosaïquement.

Il s'agit de mettre cette évolution en regard des pratiques qui ont cours dans les autres médias. La monétisation de la culture n'est pas un phénomène nouveau : de fait, il touche aussi bien le cinéma - à travers ces coûteux "props", accessoires issus des tournages - que la musique - essayez juste, pour voir, d'acquérir un vinyle première édition des Stones - ou la littérature - non, la bible de Gutenberg n'est pas dans vos moyens, ni même dans ceux de "Premium" JulienC... Nous vivons une époque de raréfaction des machines et des jeux qui ont participé au premier âge d'or des loisirs numériques, ce qui signifie qu'il faut s'attendre à devoir partager cet univers avec de nouveaux arrivants, qui s'en iront, soyez-en sûrs, définir une cote pour chaque pièce, chaque jeu, chaque accessoire, très rapidement. Ce sont ces prémices que nous stigmatisons parfois en regrettant la disparition progressive des plus belles affaires à Akihabara, ce sont ces pratiques que nous regrettons lorsque nous ne parvenons pas à obtenir le jeu de nos rêves au prix que notre petit bourse peut supporter. Ce sont ces nouvelles habitudes qui amènent aujourd'hui les plus entreprenants à tenter d'établir une cote artificielle en vendant à prix prohibitif une pièce de choix sur ebay ou priceminister. La loi de l'offre et de la demande fait le reste : il se trouvera peut-être un acquéreur pour estimer que le produit vaut la somme demandée. Il n'y a rien de répréhensible là-dedans, nous sommes sur une transaction qui se définit par sa volatilité - et donc permet à certains de rechercher une plus-value rapide et aisée.

Mais cela ne saurait durer encore très longtemps. Car la cote devient officielle, dit-on, lorsque les professionnels s'en emparent et se tiennent à une valeur qui obtient l'adhésion. C'est ce chemin que semble prendre le marché, avec, à ma connaissance, l'une des toutes premières ventes aux enchères spécifiquement dédiée aux jeux vidéo. Celle-ci se tiendra dans la maison de vente Millon, à Paris, le 13 juin prochain (plus d'infos à l'adresse https://www.millon-associes.com/flash/index.jsp?id=15585&idCp=61&lng=fr, pour ceux que ça intéresse). Un moment important, indépendamment de sa nature commerciale, car il donnera une première valeur négociée au vu et au su de tous à nombre de pièces qui s'échangent aujourd'hui sans véritable cadre, générant des plaintes par centaines, milliers peut-être, de personnes qui s'estiment flouées, pour avoir payé trop cher... ou vendu pas assez.

Il faudra s'y faire. Que ce soit avec la nouvelle génération qui approche sur les trompettes de la dématérialisation et de la mort de l'occasion, ou avec ces loisirs issus du passé qui ne pourront plus bien longtemps encore échapper à une rationnalisation de leur cotation - adieu, donc, les affaires en or si prisées  des brocanteurs aux aurores -, le jeu vidéo change de visage à toute vitesse. Il n'est pas forcément celui auquel je m'identifie, mais en mon for intérieur, malgré tout, je souris : joueur devant l'éternel, je pourrai dans 30 ans encore partager ma passion avec mes enfants et mes petits enfants. En matière de conservation de ce patrimoine que j'estime vivant, j'ai pris mes précautions voici déjà bien longtemps...