Jules Renard reste un
auteur atypique, à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Homme de
théâtre, mais également romancier caustique, notre homme avait le sens
de la formule. Capable d'étriller à peu près tout le monde en quelques mots. Connu pour Poil de Carotte, c'est pourtant du côté de L'Ecornifleur qu'on trouvera tout le génie du bonhomme. Récit décrivant la lente, et
pénible, histoire d'amour entre une vieille bourgeoisie éprise de
littérature et un jeune savant, tendance fainéant.
Pourtant, l'extrait proposé aujourd'hui concerne le fameux Journal de Jules Renard. Difficile à lire du fait d'un éclatement total de toute chronologie, de toute structure un peu ordonnée, cette somme n'est que la réunion de fragments, considérations lapidaires portant bien souvent sur la société, les
écrivains, les hommes plus généralement. Un temps, Renard se moque d'Alfred Jarry et de son Ubu Roi ; plus tard, il poursuit en comblant un vide (la page blanche) par le
vide (la description de la mer, vue de sa fenêtre). Dans l'extrait
ci-dessous, le romancier nous parle du talent. Une conception proche d'un Nietzsche, « le talent, c'est le travail ». Exit l'inspiration lyrique héritée de l'adolescence. Pas de muses, rien que de la sueur.

 

Jules Renard ou la littérature au vitriol

« Le talent est une question de quantité. Le talent, ce n'est pas d'écrire
une page : c'est d'en écrire 300. Il n'est pas de roman qu'une
intelligence ordinaire ne puisse concevoir, pas une phrase si belle
qu'elle soit qu'un débutant ne puisse construire. Reste la plume à
soulever, l'action de régler son papier, de patiemment l'emplir. Les
forts n'hésitent pas. Ils s'attablent, ils sueront. Ils iront au bout.
Ils épuiseront l'encre, ils useront le papier. Cela seul les
différencie, les hommes de talent, des lâches qui ne commenceront
jamais. En littérature, il n'y a que des bœufs. Les génies sont les plus gros, ceux qui peinent dix-huit heures par jour d'une manière
infatigable. La gloire est un effort constant
.
 »