Alors que passent les années et que nous prenons de l'âge, nous les perdons peu à peu, chaque jour un peu plus : des choses comme le sens du merveilleux, l'idée d'un univers aux possibilités sans limite, la joie pure, sincère et sans arrière-pensée. Peut-être qu'à certains moments, très rares, nous en retrouvons l'étincelle mais il est clair que ces choses ne relèvent plus de ce que nous sommes.

Car nous ne sommes plus des enfants.

Pourquoi ressentions-nous les choses de cette façon quand nous étions petits ? Sans doute parce que le monde alors était une vaste inconnue, entier, nouveau et mystérieux. Nous ne savions pas comment il fonctionnait. Nous n'avions de responsabilité envers personne. Nous êtions de nouveaux individus dans un endroit tout aussi nouveau, du moins pour nous.

Lorsque l'on en vient à écouter tour à tour les érudits, les développeurs ou les fans, la plupart mettront l'accent sur tels titres sérieux dotés d'un fort potentiel éducatif, sur tels autres dignes d'être considérés comme la nouvelle forme d'art du 21ème siècle, ou enfin sur tels derniers dont le potentiel rivalise avec le cinéma comme vecteur culturel.

Certes, oui, ce sont là autant de casquettes que le jeu vidéo peut fièrement arborer mais au de-là des discours pompeux, il y a une chose que chaque jeu vidéo contient dans son potentiel : la faculté de nous ramener en arrière, et ce d'une façon très réelle, nous redonnant le sens de l'émerveillement, de la joie et de l'exploration. Chaque jeu est pour nous un nouvel endroit à visiter, un lieu inconnu où nous pouvons devenir quelqu'un de tout aussi nouveau.

Concentrez-vous, réfléchissez à ce que vous ressentez au moment où vous découvrez un jeu auquel vous n'avez jamais joué. Tout un monde s'y étend devant vous, dont vous ignorez encore les limites. Le rôle que vous y jouerez, vous l'ignorez encore. Vous ignorez même les fonctions des boutons de votre manette.

L'expérience que vous venez de commencer n'est rien d'autre qu'un gigantesque potentiel.

Je pense que le jeu qui servira au mieux la puissance évocatrice à laquelle je souhaite vous soumettre est certainement Shadow of the Colossus. Si vous y avez joué, rappelez-vous de ces premiers instants où vous n'aviez encore combattu peut-être qu'un seul des colosses. Le monde où vous évoluiez était si vaste, et votre personnage y était si seul, vous aviez alors l'impression qu'il était sans limite : qu'y a-t-il dans cet univers inconnu ? Quelle tâche deviez-vous accomplir ? Quelles en étaient les frontières, s'il y en avait ?

La plupart des autres jeux sont dotés d'un scénario bien plus franc du collier, clairement assorti à leurs mécaniques de jeu mais même parmi ces jeux, il y en a qui sont capables d'interpeller votre imaginaire : qu'est-ce qui a causé l'holocauste nucléaire de Fallout ? Qu'était réellement la cité de Rapture ? Qui sont les anciens de Mass Effect ? Autant de questions invitant notre esprit à libérer ses instincts créatifs : et soudain, voilà que nous imaginons.

Alors que nous explorons un nouvel univers de jeu, alors que nous commençons à en découvrir les frontières, nous revivons finalement les expériences propres à notre enfance.

Enfance : Oh, le feu, c'est chaud, ça brûle.
Jeu : Surtout ne pas tomber dans le vide avec Mario.
Enfance : Regarder avant de traverser la rue.
Jeu : Les pokemons de ce type craignent les attaques psychiques.
Enfance : J'aime le goût des fraises.
Jeu : Les accélérations de Sonic sont fantastiques.
Etc.

Nous explorons de vastes espaces tout comme nous explorions les recoins du jardin. Nous chassions des trésors dans le grenier ou la cabane du voisin tout comme nous cherchons aujourd'hui les fragments de coeur dans Zelda. Nous combattions des monstres imaginaires, mimant les affrontements dans l'herbe grasse. Nous inventions les règles de nos jeux, les respections, les brisions, les changeions. Nous inventions des villes, des royaumes, des continents, des civilisations entières avec la seule aide de notre esprit.

Nous devenions des héros, meilleurs que ce que nous ne serions jamais - plus grand, plus fort, plus courageux, aptes à accomplir de belles choses. Nous pouvions terrasser des armées entières, nous pouvions sauver le monde.

Nous pouvions être qui nous voulions, faire ce que nous voulions. L'emballage avait peu d'importance : super-héros, agent secret, aventurier, personnage de dessin animé, tout ce qui comptait, c'était de prendre part à l'expérience, de vivre ces choses qu'étaient l'exploration, la domination, la maîtrise, la création.

Des choses qu'aucune autre forme de divertissement de masse ne peut fournir aussi complètement, quand on y pense. Les films, les romans, les bandes dessinées, les séries télé peuvent nous faire entrapercevoir des réalités autres que la nôtre, mais quoi qu'il arrive, nous n'y serons jamais que des voyeurs, pas de vrais acteurs. Nous y vivons par procuration les exploits d'autres que nous, nous plongeant dans leur destin, pas le nôtre. Nous formulons nos propres interprétations de ce qui leur arrive, mais jamais nous ne serons eux. Nous découvrons avec émerveillement au début les univers de ces médias que l'on pourrait qualifier de "statiques" mais tout ce que nous pouvons y observer ne franchira jamais les limites du support. L'expérience en est donc riche émotionnellement, mais jamais au point de nous faire devenir de nouveaux "nous-mêmes".

Alors, oui, peut-être que les jeux vidéo sont une nouvelle forme d'art, un outil éducatif puissant ou une nouvelle pyramide culturelle. Mais peut-être qu'ils ne le seront pas. Cependant, ils restent proprement uniques : parce qu'ils sont interactif, parce qu'il rappellent de vieilles émotions (madeleines de Proust, nous voilà) propres à l'enfance dans nos vieilles carcasses d'adultes. C'est une forme de thérapie incroyablement puissante, qui vaut bien plus que n'importe quelle séance de psychanalyse.

Je vais sonner très heideggerien mais si notre trop grande connaissance du monde nous a vidé du sens du merveilleux, la remplaçant par un peu trop de cynisme, les jeux nous offrent des mondes nouveaux où nous pouvons ressourcer notre sens de l'émerveillement.

La personne la plus triste du monde est celle qui a déjà tout vu, le sans-joie, le cynique. Le goût du jeu, de l'exploration, de l'insouciance propres à l'enfance sont ce que le cynique a oublié.

Et c'est ce que les jeux vidéo pourraient lui offrir.