Dénuée
du sens péjoratif qu'elle peut avoir chez nous, la fadeur est une constituante
des philosophies orientales. Elle dénote une expérience de l'existence sans oppositions
d'émotions ou de concepts extrêmes. Tout concourt à une harmonie du monde, et à
un équilibre des êtres.

Longtemps je me suis amusé de la raideur
de Ryo Hazuki, de ses expressions faciales monotones, de la platitude de sa
voix, de son insensibilité apparente malgré les circonstances dramatiques qu'il
traverse, de son laconisme légendaire face au vendeur de la superette (« This. »
© Shenmue 1), de son détachement qui pourrait passer pour de la nonchalance si
l'on ne connaissait pas son sens de l'honneur et du devoir. Adolescent lors de la sortie du premier opus,
j'ai pu me demander parfois si Ryo comprenait vraiment tout ce qui se passait
autour de lui.

Habitué à l'excès et à la surenchère, le
jeu vidéo a connu peu de héros aussi dépassionnés que Ryo Hazuki. Du moins en
apparence. Car ce jeune homme qui a le regard dans le vague, qui n'offre aucune
réponse à la fille qui l'aime, qui marche tel un zombie éthéré dans les rues
grises de son quartier, ce jeune homme hagard qui glande devant les machines à
sous et les distributeurs de jouets en plastique, qui se désintéresse des
émotions de ses proches mais se prend d'affection pour un chat abandonné, ce
jeune homme (qui ressemble à ce chat) fait l'expérience du deuil. Du deuil et de
son incommunicabilité, de sa dureté, de la responsabilité filiale qui en découle,
et du vertige permanent qui se pose sur son monde quotidien.


Ryo Hazuki, un air de James Dean moins la fureur de vivre

On le sait, la vengeance est au cœur de l'aventure
dans Shenmue. Ryo Hazuki est obsessionnel,
il ne pense qu'à une chose : retrouver l'assassin de son père. Il en
cauchemarde même abondamment. Mais au lieu de traiter cette pulsion de
vengeance sur le mode habituellement choisi par les jeux vidéo, Yu Suzuki
inscrit son œuvre dans un régime parfaitement réaliste. Ryo ne parcourt pas la
ville avec un katana prêt à trancher décors et ennemis, il ne fonce pas sur sa
moto en criant « I will have my revenge », il n'invoque pas tous les
démons de la terre (a-t-il les cheveux trop courts ?) pour mettre à feu et
à sang le port de Yokosuka. Bien au contraire, il inspecte son quotidien avec beaucoup
d'application. Le monde qu'il a toujours connu, il le perçoit maintenant avec
une acuité encore plus fine, une attention redoublée, une hypersensibilité de
tous les instants.


Au bout de la rue fantôme, le Tomato Store

Ce soin du détail contre tout artifice
spectaculaire donne à Shenmue son
atmosphère unique et sa vision si personnelle. L'obsession de Ryo s'inscrit
dans la plus grande banalité, voire trivialité. Il ne cesse de répéter, pour
faire référence au jour du crime, « on that day » : expression
si peu précise pour nous, mais si évidente pour lui, qu'elle nous paraît
forcément comique (pour preuve, ce sketch hilarant de Mega 64). Ryo est
vampirisé et le monde autour de lui ressemble à celui qu'il a toujours connu,
mais désormais empreint d'une teneur virtuelle. Les passants vivent leur vie,
mais ont tendance à disparaître au détour des rues. Leurs visages sont
distincts, mais leurs corps se déplacent souvent de la même manière, avec les
mêmes animations. Cette étrange évaporation du monde est le fruit du jeu vidéo
en tant que média, de ses textures incertaines et de son étrange redondance, de
ses bugs comme de ses imperfections techniques. L'esthétique tout entière de Shenmue est tournée vers ce vertige virtuel.
En s'appuyant sur des formes purement vidéoludiques, Yu Suzuki nous donne l'expérience
d'une réalité déformée par la vision d'un jeune adulte secoué par le deuil.

La mort est le début de l'aventure. Et dans Shenmue, comme dans les philosophies
orientales, le trajet compte plus que la destination. Ainsi, Ryo s'apprête à
voir le monde sous un angle nouveau, à faire l'expérience de l'insaisissable, et
à se lancer vers l'âge adulte.