Avec Guillaume Blanchot (directeur de l'audiovisuel et de la création numérique au CNC), David Cage (PDG et fondateur du studio français Quantic Dream), Erwan Cario (journaliste, rédacteur en chef d'Ecrans - Libération), Stéphane Vial (philosophe du design, professeur à l'École Boulle, auteur du Court traité du design - PUF, 2010).

Le lundi 5 décembre 2011, en marge de l'exposition « Game Story », se tenait l'une des conférences des Lundis du Grand Palais (le programme ici), concernant cette fois l'épineux sujet du Jeu Vidéo en tant qu'Art (Erwan Cario m'avouera qu'il n'a été au courant du thème du débat qu'après l'avoir accepté). Dans l'ensemble, la discussion fut toutefois très intéressante grâce aux différents intervenants. Les conclusions qui en sortent, si j'interprète bien les différents propos, sont que le Jeu Vidéo n'a pas besoin qu'on se prenne la tête à essayer de le justifier en tant qu'Art (sauf peut-être pour des questions d'aides financières) et que c'est avant tout une industrie culturelle créative, capable de transmettre des émotions de plus en plus subtiles. Mais où en est ce statut en France, alors qu'aux Etats-Unis le jeu vidéo est reconnu en tant qu'art depuis un certain temps ?

L'organisation des Lundis du Grand Palais est faite avec professionnalisme. Il suffit de s'inscrire en envoyant un mail à [email protected] pour voir son nom inscrit sur la liste. La conférence a commencé à l'heure, la salle de la Nef était remplie d'une audience diverse et variée. J'étais en compagnie d'autres forumeurs de Silence, on Joue !, l'émission d'Erwan Cario avec Patrick Helio et Clément Apap, mais on voyait dans la salle des gens de tous âges ayant l'air de venir d'horizons différents. On sentait clairement que certaines personnes avaient plus d'accointance avec la philosophie via Stéphane Vial, tandis que d'autres étaient friands des explications sur les différents concepts de gameplay, level design et autres présentations des jeux mentionnés. Naturellement, il y avait une bonne partie de jeunes, visiblement gamers. Bref, j'ai assisté à une conférence hétéroclite. Et ça fait plaisir !

L'animateur de la session commence par évoquer l'évolution de la perception du Jeu Vidéo et des préjugés depuis les 15 dernières années, une sorte de passage d'une industrie à une culture. Pour David Cage, le Jeu Vidéo n'est pas forcément un Art. Le nom « auteur » fait parfois peur aux éditeurs, car il peut paraître dangereux à leurs yeux, difficile à maîtriser, peu gérable. C'est pour ça qu'il y a très peu de personnes se présentant comme "auteur" dans le milieu des jeux vidéo.

Pour Erwan Cario, la place du Jeu Vidéo est d'ores et déjà noble. Il cite, dans un élan de corporatisme effronté (Erwan, c'est une blague !), la couverture de Libération en 1997 avec Lara Croft, pour laquelle Olivier Séguret s'était battu (au passage, j'en profite pour rappeler que la dernière date de ce mois de novembre, pour les 25 ans de Zelda et aussi pour Game Story) et explique que, pour les personnes s'occupant de Jeu Vidéo et de culture numérique dans ce journal, ce n'est pas une sous-culture. Pour le moment, il se refuse à parler d'Art mais de culture, d'ailleurs. Il est le premier à citer quelques noms en commençant par Fumito Ueda (ICO, Shadow of the Colossus) et son travail très travaillé que ce soit au niveau de l'interactivité, de la narration, de la musique ou du visuel.

En tant que journaliste, il peut témoigner du traitement dans la presse. Mais alors qu'à l'écrit il est de plus en plus pertinent, grâce à des articles plutôt fréquents dans Le Monde, Le Nouvel Observateur... le traitement à la télévision n'est pas le même. En effet, il n'y est mentionné que sous l'angle économique. On n'y parle de Jeu Vidéo que pour dire que c'est un bien culturel qui se vend beaucoup, mais il y a très peu de travail critique, du moins sur les grandes chaînes nationales. Selon moi, il oublie (volontairement, peut-être) de mentionner qu'il est également traité quand on le dit à la source de faits divers tragiques.

C'est au tour de Guillaume Blanchot de prendre la parole en tant, pour simplifier, que chef du département du soutien au Jeu Vidéo et à la création numérique au CNC. Et il démarre fort en posant une question délibérément provocatrice : « Le Jeu Vidéo est-il plus un art que le Cinéma ? ». Si au niveau personnel il le pense peut-être, la réponse officielle des institutions est que c'est un domaine à vocation créatrice, un art et une industrie culturelle. Il suffit de voir l'existence du Prix de la Création française du jeu vidéo (dont le 1er a été remis à Heavy Rain en 2010).

Stéphane Vial, quant à lui, indique clairement sa position externe. À part tuer quelques zombies le soir avec son fils, il est surtout intéressé par le Jeu Vidéo en tant qu'objet de la culture numérique, et ce n'est pas le centre de son métier. Il se demande dans quelle mesure le mot « design » est pertinent dans ce domaine. Pour lui, comme pour David Cage, le Jeu Vidéo est entré au Grand Palais, ce qui est déjà un signe de la reconnaissance de son statut au même niveau qu'une exposition d'un Bel Art. Il cherche à savoir si l'on peut identifier des traits caractéristiques rappelant les autres Arts dans le Jeu Vidéo (et c'est une question qui sera débattue plus tard).

L'animateur de la session, le « chairman », fait maintenant un postulat : supposons que le Jeu Vidéo soit un Art. Dans ce cas, y a-t-il déjà des Chefs-d'œuvre ? Pour Erwan Cario, les jeux vidéo qui sont maintenant reconnus ou utilisés en tant qu'art n'ont pas été conçus pour être des œuvres d'art. Ils ont été perçus en tant qu'art a posteriori, notamment grâce au gameplay. Il pense notamment à Space Invaders, Pac-Man ou Mario, car les non-joueurs connaissent aussi, il y a maintenant une culture générale commune pour les Jeux Vidéo. En faisant référence aux travaux de Duchamp ou Warhol, il mentionne d'ailleurs un « test ». Il suffit de placer du Space Invaders dans un musée et de demander aux gens si c'est de l'art.

David Cage n'est pas tout à fait d'accord. Ce n'est pas parce que c'est reconnu ou connu par un grand nombre de personnes que c'est de l'art, sinon les marques « Coca-Cola » ou autres seraient de l'art. Pour lui, l'Art passe par la transmission d'une émotion. Mais plus que cela, il cherche de l'émotion avec du sens. Dans son travail, il cherche à faire passer un message. Mais comment le dire ? Le Jeu Vidéo lui permet-il de le dire ? Dans le cadre de ce qu'a dit Erwan Cario sur Pac-Man, Space Invaders ou Mario, leur traitement en tant qu'art ou outil de l'art relève plutôt du « meme » que de l'émotion. Après la conférence, il me dira que c'est un souci constant dans ses jeux, que chaque scène (de Heavy Rain puisque c'est de ce jeu en particulier dont on parlait) a été pensée pour essayer de transmettre une émotion spécifique au joueur et, si possible, une émotion secondaire plutôt que primaire, puisque ces dernières sont déjà bien traitées dans un certain nombre de jeux. Il essaie de travailler sur le malaise, l'empathie pour un personnage ou un traitement plus mûr de l'amour.

Stéphane Vial prend la parole pour reprendre la définition de l'Art, ou plutôt pour dire qu'actuellement, définir l'Art est beaucoup plus difficile que jusqu'au milieu du XIXe siècle. En effet, avant cette date, il y avait 6 Arts majeurs, les Beaux Arts. Mais depuis, différents genres faisant fi de cette classification sont apparus. Il cite les Impressionnistes, l'Art contemporain, l'Art abstrait... Aujourd'hui, plus personne ne sait ce qu'est l'Art. Pour lui, une œuvre d'art est un objet pensé et pensant, qui fait réfléchir. Une chaise est pensée, peut même procurer du plaisir si elle est confortable mais il est difficile de dire qu'elle nous fait réfléchir. L'Art est une manière d'interpréter le monde, où il y a effectivement du sens (en rapport à ce que disait David Cage). Une chose est certaine : le Jeu Vidéo est une industrie. Il en veut pour preuve ces chiffres : aux Etats-Unis, en 2011, plus de 140 millions de joueurs passent l'équivalent de 215 millions d'heures à jouer tous les jours. En France, les 24 millions de joueurs jouent 27 millions d'heures par jour. Et c'est une industrie créative. D'ailleurs, le Jeu Vidéo vit quand il est pratiqué et non pas contemplé (c'est aussi le credo de l'association MO5.com et c'est pourquoi les 80 bornes de Game Story sont jouables).

Mais un mot important a été lâché précédemment : le Gameplay. Pour David Cage, le gameplay est le fait d'interagir et de voir la réaction des actions du joueur dans le Jeu Vidéo. D'ailleurs, ces actions sont en général toutes prévues par le concepteur, sauf dans le cas d'un gameplay émergent. Il aime d'ailleurs mieux parler d'interactivité que de gameplay et il estime que, dans un film ou un livre, on est passif mais que le joueur de jeu vidéo participe, est actif car il peut (un peu) modifier le jeu. À ce moment-là, j'aurais voulu intervenir pour lui demander son avis sur les « livres dont vous êtes le héros », et notamment la limite entre jeu et jeu vidéo. Est-ce que ce type de livre est interactif ? De l'autre côté de cette limite, à quel point des jeux vidéo de jeux de cartes (solitaire, etc.) ou de jeux d'échecs ou de dames sont des jeux vidéo ?

Cependant, Erwan Cario, lui, aime le mot « gameplay », en tout cas bien plus qu'une des tentatives de traduction française qu'est le mot « jouabilité », terme bien trop réducteur à son goût puisque le gameplay a aussi trait à toutes les composantes formant un jeu vidéo (mécanismes, IA...). Guillaume Blanchot indique d'ailleurs que la traduction officielle de « Gameplay » est « mécanismes de jeu ». Mais pour Erwan Cario, la meilleure preuve vient par les exemples qu'on est capable de donner. Il cite alors Rez et Child of Eden, Braid, Flower, Electroplankton ou encore Sword & Sworcery (et je ne peux m'empêcher de faire référence à la liste que j'ai créée à ce sujet sur Senscritique). Le jeu indépendant est d'ailleurs un des axes majeurs de l'essor créatif de ces dernières années.

On aborde ensuite un aspect important dans la création de jeux vidéo, qui est l'auteur et son statut juridique. Guillaume Blanchot mentionne à ce sujet le rapport que M. Martin-Lalande doit remettre dans quelques semaines à ce sujet. En effet, actuellement, le code de la propriété intellectuelle ne parle pas de jeu vidéo et les tribunaux ont des réponses fluctuantes. Cependant, la cour de cassation a dernièrement délibéré en faveur d'une œuvre composite. Pour elle, le Jeu Vidéo est un logiciel autour duquel viennent se greffer différentes parties de domaine déjà connus du code de la propriété intellectuelle (musique, images, vidéo,...). Chaque partie obéit alors au code qui lui est propre. Pour la SACEM ou la SACD, le référent est l'œuvre audiovisuelle et les rétributions obéissent aux mêmes règles et fonctionnement. Mais pour les créateurs de Jeu Vidéo, ce dernier est spécifique. L'important ici est la présence d'auteurs : y a-t-il des individus marquant de leur empreinte les jeux plus qu'un autre concepteur ? Peut-on reconnaître spécifiquement la patte d'un créateur dans ses jeux ? Ceci ferait alors pencher la balance d'un côté ou de l'autre. En tout cas, Erwan Cario intervient pour mentionner le fait que même Shigeru Miyamoto précise qu'il n'a jamais dit que les Jeux Vidéo sont un art.

Mais pour David Cage, le droit français classique n'est pas toujours pertinent ou pratique. L'auteur est protégé par les droits d'auteur en France. Cependant, le jeu vidéo est un milieu international et ces droits d'auteur peuvent compliquer les choses, notamment pour les anglo-saxons et leur copyright bien moins contraignant. Il devient trop risqué pour les éditeurs de collaborer avec des français et c'est pour cela que, selon lui, il n'existe plus aucun compositeur français dans les jeux vidéo. Si on parle du statut d'auteur dans le sens du droit français, alors il en est lui-même un puisqu'il écrit des scénarii, mais il est difficile de calquer les caractéristiques du droit du cinéma pour le Jeu Vidéo si on pense à la variation de l'importance du scénario dans un jeu vidéo (ex : quid du scénario dans un jeu de golf ?)

Stéphane Vial voit le fait de dire que le Jeu Vidéo est un Art à part entière comme un anoblissement. Mais pourquoi doit-on l'ériger en Art pour qu'il soit reconnu ? C'est pour qu'il ait un statut, des aides et des financements, non ? Il existe aussi des métiers du design qui sont définis. Un site web est-il de l'art ? Pourtant il existe de nombreux points communs entre un site web et un jeu vidéo ! Le sound designer qui fait des bruitages dans un jeu est-il un artiste ? Achèterait-on un CD avec ses bruitages ?

Pour Erwan Cario, le Jeu Vidéo n'est pas encore considéré comme une œuvre monolithique. Et si on doit le séparer en différentes composantes, on n'arrivera jamais à une véritable considération (je dirais qu'un jeu est évidemment plus que la somme de ses différentes composantes). Et il pose la question : « Peut-on être auteur de gameplay ? ». Le jeu Dark Souls, par les morts qu'il inflige au joueur, met ce dernier dans un état d'esprit particulier. Et Jonathan Blow, pratiquement seul auteur de Braid, a créé tout le gameplay de son jeu. Pour Stéphane Vial, cela serait même réducteur de faire du jeu vidéo simplement un Art. Le chairman cite alors Jacques Attali, dans une claire volonté d'interpeler voire de choquer : « Le Jeu Vidéo est l'avenir du Cinéma ».

Enfin, Guillaume Blanchot conclut la séance en mettant en garde sur cette pente dangereuse (il pense notamment à l'altercation entre Eric Viennot et Mathieu Kassovitz concernant les relations Jeu Vidéo et Cinéma) et raconte une anecdote. Lors des réunions entre le CNC et la Commission Européenne pour le crédit du Crédit Impôts Jeu Vidéo, vers 2005, cette dernière a dit au CNC que, pour elle, certains jeux étaient culturels et d'autres non. Malgré les arguments du CNC, pour qui il faut traiter tous les jeux vidéo en tant que biens culturels, la Commission lui demande de travailler sur un système de sélection des jeux afin de déterminer quels sont ceux qui sont culturels et donc susceptibles d'obtenir une reconnaissance, ce qu'ils ont appelé la « culturalité » des jeux vidéo. Il y avait des critères objectifs sur la production, le budget... mais aussi d'autres plus subjectifs, comme la narration, qui menèrent à un débat entre les narratologues et les ludologues.

Pour continuer ce débat :