La Cité, un bourg médiéval malfamé, est sous la coupe du Baron ; Garrett, le voleur, y fait son beurre. Comme si la pauvreté et la peste (la "grisaille" ici) ne suffisaient pas, cette ville sera bientôt le lieu d'un drame qui impliquera jusqu'au dernier de ses habitants. Et si cette tragédie en a bien la forme, elle en a aussi le fond et on s'en rend méchamment compte lorsqu'on termine l'aventure. Je ne vais pas vous spoiler, mais autant vous dire tout de suite que si j'ai apprécié la direction artistique du jeu, j'ai aussi été particulièrement déçu par son scénario, qui mélange les genres pour se donner des airs compliqués, alors que le fin mot de l'histoire est évident. Et si on peut pardonner cette maladresse, on aura en revanche plus de mal à passer sur les problèmes techniques dont le titre est, en plus, victime...

Un développement sombre pour un résultat qui l'est tout autant

Vous le savez sans doute, Thief a souffert d'un développement chaotique et les conséquences sont visibles dès les premières heures de jeu. En effet, si la direction artistique, les excellents jeux d'ombres et de lumières et même l'atmosphère générale, parviennent à nous happer dans la sombre Cité, les textures souvent assez pauvres des environnements, ainsi que les ralentissements fréquents du jeu, viennent régulièrement gâcher le tableau. Ainsi, dès que des effets particuliers s'invitent dans l'action (mélanges de feux, de fumées, d'explosions, etc.) le framerate diminue grandement et les saccages arrivent, ce qui a tendance à décevoir évidemment, surtout sur une console next-gen. Alors même si l'ensemble reste jouable, ce constat est navrant, d'autant qu'il est aussi visible dans les cinématiques ! Un manque flagrant de finition auquel s'ajoute un découpage raté de certaines cinématiques, au point qu'on ait parfois du mal à comprendre l'action qui s'y déroule. C'est bien dommage, car malgré tout Garret et Erin, sa petite protégée, avaient le potentiel pour nous séduire. Plus cool qu'avant dans ses réflexions, voir même plus sympathique, l'anti-héros de la série est presque attachant durant ce périple, mais la narration dissolue, volontairement et inutilement compliquée, ainsi que les cinématiques mal présentées, gâchent l'ensemble. Enfin, les sons, voix et musiques, des éléments déterminants dans un jeu d'infiltration, sont souvent confus lorsqu'ils surviennent. Parfois très étouffés ou parfois trop forts, ils se mélangeant trop souvent les uns les autres pour donner lieu à une certaine cacophonie, ce qui a tendance à agacer là encore.

Plusieurs cordes à son arc suffisent-elles ?

Comme vous devez déjà le savoir, Garrett est bien armé et profite de flèches multiples (feu pour enflammer l'huile au sol, eau pour éteindre les sources de lumière, fumée pour désorienter, etc.), mais pas seulement. Il peut aussi lancer des objets pour détourner l'attention des gardes, utiliser des grenades pour les aveugler, projeter des flèches grappin pour atteindre les hauteurs, ouvrir des trappes avec une clef anglaise, crocheter des serrures (via un mini-jeu utilisant les sticks analogique), découper les tableaux, voler des objets, forcer des coffres, couper les fils des pièges pour les désactiver (optionnel), etc. Bref, Garret est bien armé et peut accomplir une foule de choses en tant que voleur, ce qui laisse penser que nous allons pouvoir profiter d'un gameplay émergent, tenter milles et une actions en fonction des situations... Mais dans les faits ce n'est pas le cas et Garrett ne peut malheureusement pas exploiter tout son potentiel. En effet, là où Dishonored nous permettait de créer notre propre manière de jouer, d'explorer les niveaux et de progresser presque comme on le voulait, Thief offre seulement une expérience balisée et totalement contextualisée. Pour résumer, on a que rarement l'impression d'exploiter le gameplay comme on le veut et on a trop souvent le terrible sentiment de suivre des chemins prédéterminés. On agit comme c'est prévu, on va là où il faut et pas ailleurs... même si l'on trouve parfois quelques chemins alternatifs, dans certains niveaux, certes. Nous sommes en tout cas très loin des promesses qu'on nous en faisait, autant dire que la déception est grande en 2014 ! Ce level design trop simpliste et ces choix de game design discutables passent mal.

Un jeu contre nature ?

Premier constat et pas des moindres : les niveaux a explorer ne proposent que des actions contextualisées. Même dans l'exploration, on utilise qu'une seule touche pour grimper, passer les obstacles, courir, etc. ce qui peut donner lieu à quelques confusions durant les séquences de fuite par exemple. De même, un bouton apparaît pour chaque interaction avec un élément du décor (fouille, exploration, ouverture de portes, etc.). On appuie et une mini-séquence, parfois très courte, s'enclenche. Il faut alors attendre qu'elle se termine pour reprendre le contrôle de Garrett et de la caméra. Cela peut s'avérer particulièrement handicapant, voir carrément chiant à la longue, lorsque des gardes patrouillent autour de vous au même moment. Du coup, très logiquement, on a tendance à faire le ménage avant de fouiller les lieux et de tuer sans vergogne, ce qui est contre nature puisque Garrett est un voleur mais certainement pas un assassin. Pour autant, cette manière de faire fonctionne parfaitement si vous tuez à distance, mais nous sommes alors bien loin de l'infiltration traditionnelle à la Thief (l'original) et plus proche de la boucherie, tant on laisse de cadavres derrière soi.

La discrétion en prime

Bien entendu, le concept du jeu est bien de s'infiltrer sans tuer, même si on a toujours le choix de faire un carnage. Mais attention, tuer n'est pas jouer, comme dirait l'autre, et Garrett est extrêmement faible au corps à corps, particulièrement contre plusieurs ennemis. Il est donc largement préférable d'assommer, d'esquiver (en restant dans l'ombre et en passant entre les gardes) ou de détourner l'attention plutôt que de se lancer dans une confrontation qui terminera fréquemment par une fuite ridicule, vos poursuivants vous oubliant extrêmement rapidement. Et c'est là que l'on comprend que l'intelligence artificielle des gardes est particulièrement décevante. Surpris par une porte qui s'ouvre seule, une lumière qui s'éteint ou un cadavre dans un couloir, ils reprennent très rapidement leurs occupations et il est très facile de les prendre ensuite par surprise, même en mode de difficulté maximum. En cas de réel danger, on pourra par ailleurs profiter de la "concentration", un pouvoir limité qui augmente la vitesse et la puissance de Garrett, mais surtout qui lui permet de voir en un clin d'oeil tous les ennemis et les éléments avec lesquels il peut interagir dans le décor. Trouver une sortie devient alors extrêmement aisé s'il est poursuivi. De fait, il est facile de se sortir d'un mauvais pas et il suffit de se fier à son instinct et à sa concentration pour trouver une échappatoire avant de revenir, ou pire encore pour atteindre directement le prochain check point puisque le chemin est quasiment balisé. Nous sommes donc face à un jeu d'infiltration pour les joueurs qui aiment être pris par la main, mais le pire est à venir...

La routine tue !

Vous l'aurez compris, le vrai souci est ailleurs : malgré un certain plaisir à se faufiler entre les gardes (notamment grâce à une glissade grisante et presque indétectable) et à les faire tourner en bourrique, on se rend vite compte qu'on emploie toujours les mêmes routines face aux même problèmes. Un animal de compagnie vous gène ? Une flèche fera l'affaire ! Une lumière risque de vous faire repérer ? Il suffit de l'éteindre. Un garde est trop proche ? On le contourne et on l'assomme. Un meuble à fouiller ? On ouvre les tiroirs, toujours de la même manière. Une sentinelle vous a repérée ? Il suffit de fuir en se cachant dans l'ombre... En gros, une fois que l'on a compris comment contourner un problème donné, il n'y a plus de réel challenge et on utilise toujours les mêmes techniques face aux mêmes "difficultés". Les actions sont donc très redondantes et on traverse les niveaux en coup de vent, sans se sentir vraiment impliqué et sans avoir réellement l'envie de les explorer plus que ça, puisque même en cherchant un peu, on y réalisera encore et toujours les mêmes actions. Il y a bien quelques énigmes pour varier les plaisirs, mais elles sont rares et n'ont rien de bien grisant... Reste alors l'arsenal à améliorer, ou la concentration à développer, mais tout cela est finalement optionnel et ne change que peu le gameplay, même si cela facilite tout de même l'aventure dans le niveau de difficulté maximum. D'ailleurs, Eidos Montréal propose plusieurs options customisables dans les trois modes de difficultés, afin de permettre à chacun de jouer comme il l'entend. On peut ainsi se passer de la concentration, faire disparaitre les check points et le réticule de visée, annuler la mission si on prend des dégâts, n'assommer ni ne tuer personne, recommencer l'aventure depuis le début en cas de décès, etc. Des options agréables pour les acharnés, qui obligent finalement à jouer d'une certaine manière en étant ultra discret et ultra patient, mais qui ne permettent pas d'avoir l'impression de créer son propre style de jeu.

Vol au-dessus d'un nid de coucou

Certes, Thief est assez décevant compte tenu de nos attentes des joueurs exigeants. Certes son dirigisme agace et ses choix de game design sont discutables... Pour autant, il y a de quoi s'amuser quand on ne souffre pas trop d'avoir l'impression d'être sur des rails, car ce qui prime finalement dans Thief, c'est la patience et le bon sens de l'observation (avant de s'infiltrer), des qualités que beaucoup de joueurs n'ont plus. Et si vous êtes le genre de grand malade qui veut terminer le jeu sans se faire voir, sans tuer personne, en ramassant tout ce qui traine et en achevant le scénario ainsi que toutes les quêtes annexes et les défis en ligne (sur trois cartes, permettant de comparer ses scores avec ceux des autres joueurs), eh bien vous aurez du pain sur la planche. Bref, il y a beaucoup à faire pour ceux qui souffrent de collectionite aiguë mais pour cela, il faut accepter toutes les tares du jeu et faire avec, comme dirait l'autre. Un choix que vous ferez sûrement si vous investissez 70€ dans ce titre qui peut vous occuper une quinzaine d'heures pour finir le scénario principal en mode "Maître" et plus encore pour tout compléter, tout récupérer, tout voler...

La Cité, hub du pauvre

On termine avec la fameuse Cité, faux monde ouvert à l'architecture complexe et mal découpée, composée de quartiers séparés par de nombreux temps de chargement. Pour résumer : il arrive de parcourir dix mètres entre deux temps de chargement (!) et certains lieux, planqués au bout de la ville, demandent de passer par des endroits précis pour des courses coupées par un, deux ou trois loadings... Voilà qui s'avère encore rageant, d'autant que cette ville ne cache que peu de choses réellement intéressantes, à l'exception des quêtes annexes, et que rares sont les maisons (ou plutôt les pièces) accessibles au voleur. Et autant dire que ça fait tâche lorsque 90% des portes et des fenêtres sont verrouillées dans une ville déserte qui se veut ouverte (trois passants par quartier, sérieusement ?)... Enfin, un mini-plan en jeu et une carte dans les menus sont disponibles pour tenter de vous repérer, et je serai bref : ils sont tellement sommaires et la cité tellement mal fichue qu'ils ne servent finalement pas à grand chose...

Thief est blindé de défauts mais s'avère sympathique pour les acharnés qui aiment tout rafler en traversant un jeu en ligne droite et sont peu regardant sur l'I.A et les possibilités offertes. Mais sa plus grosse erreur est surtout de passer après Dishonored. Plus vaste en termes de possibilités, plus ouvert, mieux fichu et mieux construit, le jeu d'Arkane Studio surpasse en tout point celui d'Eidos Montréal, ce qui semble être une aberration. La faute, sans doute, à un développement complexe... Mais faut-il pour autant condamner totalement Thief ? Non, car si vous cherchez un jeu d'infiltration sur rails pour remplir votre PS4 en attendant mieux, il vous occupera quelques heures durant. Mais ne vous y trompez pas : il ne marquera en aucun cas votre esprit de joueur de son empreinte.