Malheureusement pour lui, Remember Me porte bien son nom. Comme un cri de désespoir poussé à la face des joueurs, ces consommateurs voraces qui ne gardent que peu d’élus dans leur boîte à souvenirs, le premier titre du studio français de Dontnod avait pourtant de solides arguments pour s’y faire une place. Sublimé par la vision artistique époustouflante d’un Paris futuriste peinant pour garder son identité pittoresque, Remember Me a tout du chef d’oeuvre incompris. Qu’importe, les joueurs qui l’ont fait, et l’ont aimé malgré ses défauts, s’en souviennent. Et s’en souviendront. Dontnod aurait pu jeter l’éponge, car définitivement Remember Me méritait mieux qu’un traitement médiatique frileux et des ventes -en conséquence?- plus que timides. Fort heureusement, cela ne les a pas découragés. Voici leur second projet, Life is Strange.

 

 

Comme Remember Me, Life is Strange impressionne instantanément par sa direction artistique. Avec son ambiance colorée dont certains plans semblent parfois avoir été savamment instagramés, la rétine est forcément flattée, et tant pis si techniquement le jeu ne se positionne pas dans le haut du panier. Plus que les textures, les fps ou la résolution, c’est ce que le titre dégage qui force le respect. A l’instar de son autre jeu, Dontnod a choisi de proposer un cadre crédible, et de jouer sur le feeling plutôt que de remplir studieusement un cahier des charges prédéfini. Et tout se joue sur les détails, forcément: du menu ingame façon journal intime, au style de l’icône de chargement en passant par la police crayonnée des options d’interactions, tout a été minutieusement réfléchi pour former un tout cohérent et respecter le thème de l’adolescence. Et comment ne pas saluer l’excellente bande son pop/folk mélancolique de Jonathan Morali? Bien pensée aussi, l’omniprésente lumière automnale, qui sublime subtilement la nostalgie éprouvée par Max tout au long de la longue journée qu’on partage à ses côtés.

 

Cette dernière est à un tournant de sa vie: à 18 ans, elle retourne en tant qu’étudiante dans sa ville natale. Fraîchement entrée à l’université pour apprendre la photographie, elle se sent étrangère à ce monde déjà très adulte, elle qui peine à laisser son enfance derrière elle. Timide et trop effacée, elle a du mal à se faire une place parmi les autres élèves, comptant ses amis sur les doigts d’un manchot. Quand à sa ‘BFF’ d’enfance, Chloe , elle n’a même pas osé l’appeler. Il ne lui reste que la photographie, si possible sous Polaroïd. C’est d’ailleurs suite à un cours de photo houleux que sa vie va basculer: elle se retrouve témoin d’un meurtre, et dans l’affolement elle arrive à ‘rembobiner’ le temps. D’abord incrédule, elle arrive toutefois très vite à tirer parti de cette habilité. C’est d’ailleurs là que le jeu commence vraiment.

 

Très inspiré de la narration façon séries TV et, sans surprise, des jeux Telltale dont il calque le rythme épisodique, Life is Strange emprunte aussi au studio californien son système de dialogues à choix multiples, dont les conséquences viennent modeler l’histoire globale du jeu. Tout sera donc question de faire des choix, et comme chez la concurrence il n’y en aura pas de bons ou de mauvais ; ils auront tous leur répercussion, pour le meilleur ou pour le pire. La grande nouveauté vient de la possibilité de revenir sur les plus importants d’entre eux, via le pouvoir qu’à Max vis à vis du temps. Certes, la période réversible est limitée, et certains dialogues ne sont pas modulables, mais la mécanique de jeu est très bien implémentée, fonctionne de façon très intuitive et amène une réelle plus-value au « genre ». Il est même très plaisant de tester les réactions de nos interlocuteurs, et de contempler l’effet domino provoqué par telle ou telle action.

 

En laissant Max libre de ses mouvements, les développeurs offrent la possibilité au joueur d’explorer à leur guise les environnements. A taille humaine, voir modestes, ils regorgent toutefois d’objets avec lesquels il est possible d’interagir, à la manière d’un Heavy Rain. Et comme dans Gone Home, auquel il emprunte certaines thématiques, chaque bibelot raconte sa petite anecdote, où comment développer des petits pans de l’histoire de façon subtile et personnelle. Très malin.

 

Une grande partie du jeu voit ainsi Max déambuler seule avec ses pensées, tentant de rattraper le temps perdu en observant autour d’elle photos, détails vestimentaires ou petites choses du quotidien. Il lui arrive parfois de revivre certains souvenirs d’enfance juste en s’asseyant sur un vieux canapé poussiéreux… et ces scènes sont absolument fabuleuses, montrant toute la maîtrise narrative du studio français. Toujours portées par cette pop-rock nostalgique, elles mettent Max à nue, prisonnière de sa difficulté à rentrer définitivement dans l’âge adulte, et à faire du passé un souvenir. Le propos du jeu est là, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le pouvoir de Maxine lui permet de reculer dans le temps. Tout nous renvoie à ce refus d’aller de l’avant, de grandir, de tourner la page, de prendre confiance en soi: l’apparence très juvénile de l’héroïne, le décalage avec son amie d’enfance, la naïveté parfois infantile de ses réactions… très en vogue dans le cinéma indépendant, cette thématique est ici traitée avec pudeur et beaucoup d'intelligence. Ce qui n’était pas gagné pour un sujet potentiellement très casse-gueule quand il s’agit de l’intégrer au jeu vidéo, ce média qui peine à sortir de son cocon machiste et conformiste.

 

Et si manipuler le fameux effet papillon est terriblement jouissif, faire corps avec une jeune fille effacée et pleine de doutes - mais profondément humaine - est encore plus intéressant, surtout quand l’écriture de son personnage est une franche réussite, malgré quelques écueils en début d’aventure. Le prometteur scénario partagé à la Lost entre destinées humaines et touches surnaturelles n’est alors qu’un joli bonus, qui on l’espère sera exploité convenablement dans les prochains épisodes.

 

« La vie est étrange » peut-on se dire en réalisant que le plus bel héritage de Nillin trouve son écho 70 ans avant son épopée contre Memorize. Oh certes il n’y a absolument aucun lien narratif entre les aventures de la chasseuse de souvenirs parisienne et les péripéties de Maxine Caulfield dans sa petite bourgade de l’Oregon. Et pourtant, les deux égéries de Dontnod ont tellement en commun ! Leur lien le plus évident est la volonté du studio français de mettre en lumière un personnage féminin qui s’éloigne des standards habituels. Incertaine, discrète et maladroite, Maxine n’a peut-être que ses émotions et ses sentiments pour elle. Mais c’est déjà plus que 99% des autres héros du médium. Espérons juste que la filiation avec Remember Me s'arrête au moment de faire les comptes…