J'ai failli passer à côté de Shadow of the Colossus car je me méfie des jeux encensés par la critique et les joueurs, surtout quand je retrouve les expressions "expérience unique", "poésie", "oeuvre d'art". La plupart du temps, ces jolis termes cachent des jeux vides et particulièrement navrants, à mon goût.
Et en même temps, les vidéos présentant un héros malingre face à de gigantesques colosses... Dur de résister.

Des graphismes inégaux

La première douche froide me tombe dessus dès l'intro : je m'attendais à un jeu beaucoup plus beau après les litres d'éloges versés sur les quatre coins du Net. La cinématique réalisée avec le moteur du jeu affiche directos aliasing et clipping. Pas que le jeu soit moche, loin de là, c'est même plus beau que la moyenne sur PS2, mais j'ai aussi l'impression que le monde entier a souffert d'une myopie collective, ou a pardonné très facilement ce qu'il condamne dans d'autres jeux. Pour ce dont je me souviens, les tests parlaient de problèmes techniques de manière très anecdotique, pour rajouter tout de suite une sorte de "Mais on s'en fout car l'essentiel n'est pas là...", ce qui laissait entendre qu'on tenait là une tuerie comme on en voit rarement.

C'est loin d'être le cas, la satisfaction côtoie la déception. Je vais essayer de m'expliquer au mieux, en commençant parce qui m'a déplu ;
Parfois on dirait qu'il y a de la buée sur l'écran, et il y a toujours de l'aliasing et des voiles de fog qui nous devancent, quand ce n'est pas du clipping ; autant de limites qui ne dévoilent jamais complètement les décors et les gâchent en partie, tout simplement parce que le jeu est trop gourmand pour la console, trop ambitieux. Trop gourmand d'ailleurs au point que le frame-rate est assez moyen, même si je n'ai connu aucune chute de ce côté-là, mis à part pour escalader le dernier colosse. Alors l'horizon est vaste, oui, mais à quel prix ? Les contrastes sont violents car mal gérés, un temple recouvert de mousse scintille au soleil alors qu'il devrait absorber la lumière, les couleurs sont soit trop délavées car dans l'ombre, soit trop criardes parce qu'au soleil. Pour moi, les décors, avant d'être chargés de poésie, furent chargés de défauts.

Du côté personnage, le héros a un style sobre et sympathique, mais on a vu mieux côté modélisation, tout comme le cheval, qui est correct, mais sans plus, et je comprends mal le choix de sa crinière et de sa queue en 3D transparente peu convaincante, alors que la fourrure des colosses est saisissante de réalisme. Graphiquement, le jeu est comme un beau poème aux rimes riches, mais bourré de fautes d'orthographe et de grammaire. Les vers ont beau être superbes, ça passe moyennement.

Et pourtant, à côté de ces carences techniques qui pourraient faire croire que le jeu date des débuts de la PS2, on fait face à des colosses immenses et superbes. Pour eux, on n'a pas économisé sur le nombre de polygones ni sur la qualité des textures. De plus, il se dégage de ces créatures à chaque fois un quelque chose de différent, que ce soit la puissance, l'agressivité, la majesté, voire même la sérénité pour ceux que notre présence n'a pas vraiment l'air de déranger. Ce que SotC ne parvient pas à exprimer pleinement par la technique, il le comble par la cohérence et la sobriété de ce petit monde, par l'architecture de ce lieu oublié des hommes, et par l'identité propre à chaque colosse. En trois mots ; on y croit. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'on ne voit pas les défauts (comme je l'ai lu des dizaines de fois), mais plutôt que malgré eux, l'ambiance du jeu arrive à s'imposer.

Un gameplay lui aussi parfois bancal

La relation qu'on développe avec le cheval me fait penser à celle qu'on développe avec Ashley dans Resident Evil 4 ; on a souvent envie de le tuer. Il est capricieux à manier, imprécis dans ses déplacements, et les touches qui permettent de focaliser sur le colosse ou de laisser la caméra derrière corrigent à peine les multiples problèmes de caméra engendrés par la course du cheval, tout simplement parce que la caméra ne se fixe jamais quand on la déplace, elle se replacera à sa position initiale, et ainsi on est sans cesse en train de corriger le tir. Désagréable quand on parcourt les décors, ça devient pénible contre les colosses où on ne peut pas se passer du cheval.
Avec le héros, les mêmes problèmes sont présents, mais dans une moindre mesure, il est beaucoup plus agréable et facile à manier.

D'un autre côté, le réalisme du personnage et du cheval donne énormément d'identité au gameplay. Il suffit de revenir à sa partie, de voir notre héros adossé à une stèle, comme s'il attendait ; on appuie pour qu'il se lève, et n'importe quel autre héros de jeu bondirait de suite, obéissant au doigt et à l'oeil à notre bon vouloir. Lui non, il se lève doucement, comme si on ne le dirigeait pas vraiment. De même, quand un colosse le balance par terre, il mettra longtemps à se relever, et ainsi (je pourrais donner beaucoup d'autres exemples) le jeu nous impose de rentrer dans son univers, imprimant son rythme à notre manière de jouer. La même chose sur les colosses ; quand ils remuent pour nous éjecter, on n'a pas d'autre choix qu'attendre en s'agrippant. Il y a aussi que dans ce petit univers, on parle un langage inconnu qui renforce le sentiment d'immersion. Cela contribue à nous faire jouer à un jeu à part, juste assez éloigné des standards habituels pour ne ressembler à rien d'autre qu'à lui-même, mais pas trop non plus pour ne pas être réservé à une minorité d'intellos du jeu vidéo.

Le principal intérêt du jeu réside dans le fait de trouver un moyen de monter sur le colosse, sachant qu'on peut les observer à loisir car il est facile de trouver une cachette sûre. Une fois qu'on a trouvé le moyen de monter dessus, le reste se fait assez rapidement (la plupart du temps). Peu importe la taille du colosse, c'est toujours l'affaire d'un ou deux points vitaux, et donc on n'a pas vraiment peur de ne pas y arriver, même si ensuite il faut réussir à rester accroché. La grande question est plutôt :"Comment je monte dessus ?"

Chaque colosse s'abordant de manière différente, ayant son propre rythme auquel il faudra s'adapter, la répétitivité me semble plutôt absente de ce jeu. Je n'ai pas eu l'impression de me taper une succession de boss. De plus, des passages de plateformes, des énigmes, ou encore des sous-quêtes autres que la chasse aux lézards et aux fruits auraient dénaturé le jeu, l'amenant sur le terrain d'un Zelda. Mais ici on n'est pas dans un Zelda. On se trouve dans un genre à lui seul, et surtout valable pour ce seul jeu. SotC a les défauts de ses qualités ; l'impression de vide que peut donner les décors participe en même temps à l'atmosphère.

Une belle histoire

Notre héros pénètre dans un monde oublié des hommes pour affronter des colosses, leurs morts devant permettre le réveil de sa compagne plongée dans un profond coma.

Même si l'histoire de SotC est simple, et n'est vraiment développée qu'au début et à la fin du jeu, elle est largement suffisante. C'est la première fois que je trouvais une histoire véritablement réussie dans un jeu vidéo, peut-être parce qu'elle se passe de mots, qu'elle est courte et dense, qu'elle sonne vraie, sans les approximations habituelles dans la gestuelle, les dialogues et les situations.

À l'ère des jeux qui en disent trop pour développer leurs univers (de toute façon artificiels), SotC ne dit presque rien. Il suggère, il suggère d'ailleurs au-delà des cinématiques. Contrairement aux baudruches artistiques du jeu vidéo qui m'emmerdent profondément avec leur souci d'accessibilité et leurs émotions à deux balles, SotC a un véritable gameplay qui prolonge l'histoire du jeu. Rien de ce qu'on peut accomplir (à part des lubies personnelles) ne sort du cadre de l'aventure. Pas de gonflement de la durée de vie avec une chasse aux boules lumineuses, aux enregistrements inutiles de trois phrases disséminés dans des endroits improbables, aux énigmes pourries qu'on résoudra par Internet pour débloquer un trophée débile.

SotC tient une quinzaine d'heures en ne proposant que des situations uniques, avec un challenge suffisant pour qu'on puisse croire à l'aventure. On ne triomphe pas sans péril. Notre héros est frêle, et le jeu nous le fait sentir. Rien d'impossible, mais la difficulté est très bien gérée pour offrir une réélle consistance au périple. Car c'est aussi et surtout ça le jeu vidéo scénarisé, vivre une histoire à travers le gameplay, et non pas courir de cinématique en cinématique en se tapant des phases de jeu pour Télétubbies.

C'est je pense le jeu qui a le mieux réussi la synthèse entre scénario, univers et gameplay. Il forme un tout. Jusqu'à la musique, quasi-absente, qui s'élève seulement durant des moments-clés pour souligner l'action.

SotC, c'est le jeu soi-disant contemplatif qui n'oublie pas d'être avant tout un jeu vidéo. J'avais peur en effet de me retrouver face à un jeu dont le seul intérêt est d'admirer les décors pour ensuite pratiquer l'onanisme intellectuel sur des forums, afin de pontifier sur les divers sens cachés et freudiens de la scène où le cheval se gratte derrière l'oreille quand une colombe s'envole.
SotC, c'est le jeu vidéo total, du moins dans sa démarche. C'est l'un des seuls jeux vidéo vraiment abouti, autant dans la synthèse des multiples éléments qui le composent, que dans le refus des mécaniques de gameplay faciles et usées jusqu'à l'os. Il a été pensé très en profondeur.
Mais c'est aussi un jeu très inégal, à la fois extraordinaire sur certains aspects, et à la fois très moyen sur d'autres. Pourtant, les défauts, bien que présents et très visibles, n'entachent pas complètement le plaisir du joueur, et ce sont au final les qualités du soft qui l'emportent.