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Entre tradition et... tradition

En même temps, tout porte à croire que les maîtres du genre le font un peu exprès : poncifs abusifs, mécaniques archaïques et environnements confondants, on dirait que le genre tout entier est resté bloqué en mode shônen. Et ce n'est certainement pas le récent Dragon Quest Heroes qui me ferait mentir !

La niaiserie de son univers cohabite difficilement avec les exigences d'une production d'aujourd'hui : c'est bien simple, j'avais envie de coller des baffes à tout le cast en moins d'une demi-heure de jeu, une véritable prouesse ! Le monde de Dragon Quest a cela de particulier qu'il met un point d'honneur à rester fidèle à ses racines, c'est d'ailleurs pour ça qu'on l'aime. Mais dans ce cas, pourquoi tenter de surfer d'un coup sur la vague de la modernité ? Cela n'a pas de sens. Aussi canonique soit-il, Dragon Quest porte en lui toute l'ambivalence du J-RPG : s'il lui a permis de décoller et d'atteindre le firmament, son aura est sur l'archipel tellement forte qu'elle empêcherait toute tentative d'évolution. Et à moins de concourir aux primaires du parti Républicain, le conservatisme ne vous apporte pas grand-chose, si ce n'est vous couper de la base via une certaine forme de radicalité.


Et pourtant ! Au milieu de cette morosité moribonde, un contre-exemple flamboyant semble avoir surgit de nulle part, comme un sauveur que l'on attendait plus. Même les plus réfractaires au genre n'auront pas pu passer à côté : Xenoblade Chronicles X a fait craquer sur son passage tous les slips de la presse. Largement qualifié de "J-RPG de la décennie" par ceux qui ont dû investir dans de nouveaux sous-vêtements, ce messie qu'on nous annonçait comme tel depuis des mois fédère désormais les passionnés du genre autour d'une plate-forme pourtant peu habituée à faire l'unanimité : la WiiU.

Si l'on concèdera au dernier-né de Monolith Software un univers monstrueusement vaste et un sentiment d'exploration à couper le souffle, question réflexion et profondeur... Comment dire ? Si je voulais tenter de rester poli, je dirais en paraphrasant que l'on ne s'éloigne jamais vraiment des poncifs du shônen, justement. Mais si je voulais être carrément honnête, je rétorquerais que sa philosophie de bas-étage ravira sans doute les collégiens les moins au fait de la discipline.

Sans maîtrise, la puissance n'est rien

Il faut bien reconnaître que ces dernières années ont pu laisser les joueurs sur leur faim... Quelques rares réussites isolées n'auront pas suffi à rééquilibrer les déceptions à la pelle : Blue Dragon, Eternal Sonata ou Star Ocean : The Last Hope en sont les tristes exemples (et je choisis ainsi volontairement d'exclure Final Fantasy XIII de cette liste, na).

Plutôt que d'innover - un gros mot au XXIème siècle, Square Enix mastodonte du secteur met tout en oeuvre pour produire les remakes, dérivés et autres refontes abjectes de ses gloires passées en quantité industrielle. Allez, on trouve bien de temps à autre un spin-off plus ou moins inspiré par-ci par-là, un bilan peu folichon si vous me permettez l'expression.

Ah, j'allais oublier la blague Bravely Default ! Mais si, rappelez-vous : ce jeu où l'on recommence quatre fois le même cheminement pour se farcir les quatre mêmes boss en boucle sans que personne n'émette la moindre objection... Une blague. Et pourtant, au milieu de toute cette cohue dont on ne sait plus bien si quelqu'un y comprend encore quelque chose, un titre est de mon humble point de vue parvenu à clairement tirer son épingle du jeu grâce à une direction artistique remarquable.

Sorti en 2006 sur la moins japonaise des consoles de salon, cet univers original porte la patte reconnaissable de son génial créateur : l'honorable Hironobu Sakaguchi. Vous l'aurez (sûrement) deviné, il s'agit de Lost Odyssey.


Oeuvre mature et profondément émotionnelle, Lost Odyssey se paye en plus le luxe d'offrir une lecture résolument moderne du J-RPG en refusant d'emblée les sempiternelles sessions de levelling inhérentes au genre : en fonction de la zone visitée, il est possible de gagner plusieurs niveaux au cours d'un seul et même combat. Mais sitôt le level "maximum" autorisé atteint, il faudra pour le petit malin désireux de franchir le palier suivant se farcir cent affrontements devenus d'un coup fastidieux. Cent. Ni plus, ni moins, à raison d'un malheureux point d'expérience par joute.

N'y voyez pas là un majeur fièrement levé ayant pour seul but de vous titiller l'anus d'un rire narquois : si la tâche est ainsi rendue diablement fastidieuse, c'est bien pour que les plus acharnés l'abandonnent rapidement. Vous voici donc contraints de tirer pleinement profit de toutes les aptitudes de votre fine équipe afin de bâtir une véritable stratégie, clef de voûte de chaque victoire. Melon démesuré de la part des développeurs ? Que nenni ! Certes ce parti-pris ne peut bien entendu fonctionner qu'à condition d'avoir bétonné son sujet comme un élève de classe préparatoire. C'est le cas. On peut alors décemment vous balancer les clefs de la maison d'un air faussement hautain : "Vous êtes assez grand pour trouver la solution par vous-mêmes, non ?". Couillu.

Jamais le positionnement et l'équilibre de votre fine équipe n'auront paru si pertinents, transformant ainsi chaque bataille en véritable partie d'échecs. Sachant qu'un système d'Aim Ring basé sur la pression bien timée des gâchettes permet de sortir régulièrement un coup critique - et ce qu'elle que soit l'attaque, on peut dire que le tour par tour (si désuet quand il se contente de reprendre tout ce qui a fait le succès de l'ATB) atteint avec Lost Odyssey une forme d'apogée grisante à tous points de vue.

Songe le rêveur

Mais que serait un RPG digne de ce nom sans une ambiance inoubliable qui vous fasse réaliser au lever du soleil que non, vous ne jouez pas depuis dix minutes ? Lost Odyssey n'a pas oublié de se poser la question : il porte en lui une charge sentimentale qui témoigne de l'état d'esprit de son géniteur lors de sa création.

Sakaguchi nous invite à voir le monde à travers les yeux d'un immortel. Kaim, mercenaire de son état, a traversé toutes les guerres et vu mourir sous ses yeux tous ses camarades sans jamais parvenir à trouver le doux repos de la tombe... Condamné à vivre, telle semble être la peine inexpiable infligée à Kaim, qui croisera lors de son périple d'autres immortels faisant différemment face à leurs destins respectifs. C'est notamment le cas de Seth, une "jeune" femme (d'apparence s'entend, les immortels conservant de surcroît une apparence juvénile) également reconvertie en mercenaire, en quête perpétuelle d'inatteignables réponses existentielles. Bien que ce bas-monde ne soit pas le leur, nos immortels se sont néanmoins enracinés de temps à autre pour trouver l'amour, un amour forcément plus éphémère que n'importe quel autre, presque Buttonesque...

Ce décalage inévitable sera le terreau fertile de retrouvailles aussi émouvantes qu'incongrues, à l'image de la belle et de son fils, un chérubin grisonnant d'une soixante d'années se jetant dans les bras de son éternelle génitrice non sans déverser des torrents de larmes entrecoupés de sanglots étranglés. Cette scène ô combien marquante est révélatrice de la profonde réflexion portée par Lost Odyssey : comment supporter l'interminable perte de tous ceux qui nous sont chers sans jamais entrevoir une quelconque fin ? Ces immortels à forme humaine ont-ils donc un esprit si différent du nôtre pour ainsi supporter un tel fardeau psychologique ?

Tous ces moments inoubliables ne seraient cependant peut-être rien sans la présence de ce qui aurait pu être une simple feature mais se révèle au final un élément fondamental de l'expérience proposée par Sakaguchi : A Thousand Years of Dreams.

Derrière ce titre qui pourrait évoquer une oeuvre d'Apichatpong Weerasethakul (55 points au Scrabble) se dissimule en réalité une somptueuse nébuleuse de récits éclatés, comme autant de témoignages saupoudrés au gré des vies passées de Kaim. Impossibles à situer chronologiquement, ces récits purement littéraires viennent à chacune de leurs apparitions marquer une pause presque philosophique et contemplative, puisque le seul élément présent à l'écran - le texte - est subtilement mis en scène afin de refléter au mieux le propos mis en avant. Cette sobriété visuelle laisse ainsi toute sa place au découpage des mots, ouvrant volontairement une parenthèse plus ou moins mouvementée selon la situation. Délicatement dépeint par une apparition réfléchie et cohérente du contenu, chaque bribe de ces vies passées permettra tel un immense puzzle psychologique de mesurer l'incroyable richesse intérieure et la bravoure de ces personnages atypiques.

Cette particularité, qui en lassera certainement plus d'un confère, apporte pourtant une atmosphère unique à Lost Odyssey. Le joueur est invité à faire une césure, à délaisser pour quelques minutes l'excitation des combats. Flottant librement à travers le temps et l'espace, il faudra se laisser porter par chaque tranche de vie pour tenter de saisir du bout des doigts le calvaire vécu depuis mille ans par notre héros maudit : rêves brisés, incertitudes existentielles, confidences au clair de lune, torrents de larmes, champs de bataille aux relents de mort... Autant d'expériences qui témoignent à leur manière de la fragilité de l'existence.

Pour toutes ces raisons (et bien d'autres que je vous laisse le plaisir de découvrir), Lost Odyssey mérite que l'on lui porte bien plus d'attention que le quasi-passage sous silence qui lui a été réservé lors de sa sortie... sauf il est vrai sur Gameblog, qui n'avait pas hésiter à le définir comme "culte". Bien vu.

Innovant, étonnant, émouvant, invitant à la réflexion et par-dessus le marché solide dans son gameplay, l'expérience de cette odyssée perdue sonne comme un splendide contre-argumentaire face au discours truffé de raccourcis que l'on entend régulièrement sur le J-RPG. Certes, les innovations n'ont pas été légion ces dernières années, mais il serait franchement dommage au milieu d'un océan de conservatisme de ne pas savourer jusqu'au dernier input cette pépite qui reste sans nul doute le représentant le plus marquant du genre depuis longtemps.

Au fait, je vous ai dit qu'il y avait le père Uematsu aux platines ? Je ne vous l'ai pas dit ?! Oh le con...


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