... Une lampe à huile ?! Qu'est-ce que... ?! Vous saisissez l'objet par son anse délicatement ouvragée, et par réflexe, soufflez dessus pour le débarrasser du gros de la poussière qui le recouvre. En une fraction de seconde, l'anse commence à chauffer, et une étrange lueur semble s'intensifier au travers du cuivre. Une vapeur à l'odeur capiteuse se met à sortir de l'embout, vous lâchez l'objet. Avant même qu'il ne heurte le sol, la vapeur se fait fumée et semble amortir la chute comme un airbag cotonneux, tandis qu'elle prend forme et révèle un visage aux traits sibyllins.

"Bien le bonjour, joueur", lance le visage sur le ton neutre d'un écolier crachant ce qu'il a appris par-coeur. "Je suis le génie de la lampe. Ouais, je sais, on livre aussi par FedEX maintenant, c'est plus pratique. Bref. C'est bientôt Noël, et y'a l'autre couillon en rouge qui va prendre le relai pour que je puisse me tirer en vacances, alors je te file les règles : tu as le droit à un voeu, un seul, que j'exaucerai. Et avant de faire ton malin, on n'est pas dans les bouquins, là, alors oublie tout de suite l'idée de souhaiter avoir plusieurs voeux. Un et un seul voeu, et il me reste, voyons voir..."

Le génie, visiblement aussi enjoué qu'un croque-mort, sort un premier bras du nuage, et pose une paire de lunettes sans branches sur le bout de son nez busqué, tandis qu'une seconde main émerge, tenant un porte-bloc qu'il examine avec attention.

"Voyons voir", reprend-t-il. "Je peux te filer une console next-gen..." relevant vite-fait les yeux vers vous, au dessus de ses lunettes, le génie esquisse un rictus moqueur qui disparait presque aussitôt.

"... Non, je déconne. Alors... ah bin, j'ai le pack Power Fantasy classique. Alors voilà, tu as le choix entre la téléportation, l'ubiquité, l'invisibilité, pouvoir lire les pensées, pouvoir voler, pouvoir arrêter le temps, et la télékinésie. Hop ! Hop ! Qu'est-ce que ce sera ?".

La totale s'il vous plaît

Je suis sûr que vous avez vous aussi déjà fait le même rêve. A deux ou trois détails près. Le rêve des voeux exaucés, des super-pouvoirs. Du choix difficile entre de délicieux fantasmes de surpuissance. Bon, personnellement, je choisis l'ubiquité direct*. Mais là n'est pas le propos : ce rêve commun d'obtenir un pouvoir qui change la réalité, et nous fait immédiatement oublier notre condition d'êtres humains ordinaires, on appelle ça "Power Fantasy" en anglais. C'est quelque chose que fait particulièrement bien le jeu vidéo : donner au joueur la sensation qu'il a un pouvoir qu'il peut exercer sur ce qui l'entoure, lui donner la satisfaction de commencer faible et de finir invincible.

Si certains exprimeront l'opinion qu'il serait peut-être temps de trouver d'autres choses sur lesquelles travailler, qu'on n'arrive pas à faire aussi bien et qui le mériteraient donc peut-être plus (je suis en partie d'accord moi-même avec cette opinion), il faut reconnaître qu'il y a là bien plus qu'une idée récurrente et qui traverse l'esprit d'une immense part des gens. Il y a une philosophie de design, de game design, en l'occurrence, qui se marie admirablement bien avec d'autres piliers tels que l'improvisation et la créativité permise au joueur, le design en monde ouvert, et tout un tas de choses qui, à l'aube d'une nouvelle génération de machines, semblent s'engager vers une prédominance que j'accueille personnellement à bras ouverts. C'est ce "Fantasme de Pouvoir" et ces philosophies de design qui ont donné des titres comme Dishonored, tout récemment. Dans une moindre mesure, on le devine dans le futur Watch Dogs, par exemple, dans lequel le héros peut contrôler une ville entière avec son smartphone, et savoir un peu tout sur les gens qu'il croise dans la rue.

Combien de fois me suis-je baladé dans Paris, le nez vers les immeubles, me demandant ce qu'y faisaient les gens, qui ils étaient ? Pouvoir les observer en toute impunité (le fantasme de l'invisibilité), c'est aussi quelque chose que j'aimerais voir transcrit dans un jeu un jour (apparemment, le Brooklyn Stories d'Eric Viennot pourrait bien me satisfaire à cet égard, mais je n'ai pour l'instant aucune idée d'où en est le projet). Avec moult détails, s'entend.

Alors évidemment, entre le "voyage rapide" des Far Cry 3 et autres Darksiders II (la téléportation), l'augmentation sociale d'un Deus Ex Human Revolution (la télépathie), les camouflages optiques d'un Crysis 2 et d'un Ghost Recon Future Soldier ou les potions d'un Skyrim (l'invisibilité), et les god / sim games comme SimCity ou même les RTS à la StarCraft II (la quasi-ubiquité), on touche un peu du doigt tous ces pouvoirs régulièrement. Mais pour revenir à Dishonored et lui donner encore un peu d'amour parce qu'il le mérite bien, finalement, les jeux qui ont eu le souci dès le départ de livrer ce "Power Fantasy" au joueur sous une forme aussi pure que possible ne sont peut-être pas si nombreux que ça. Dans Dishonored, on retrouve la téléportation (blink), l'invisibilité partielle (la furtivité, ou la présence dans une pièce à l'intérieur d'un rat) et complète (en arrêtant le temps pour passer devant le nez des gens), mais surtout, et c'est peut-être l'un des éléments clefs de son plus grand succès à combler le Fantasme de Pouvoir, la sensation d'être absolument le seul à avoir ces pouvoirs auxquels personne ne s'attend, après avoir commencé comme un être ordinaire (bon, il se trouve que ce n'est pas le cas, mais ne spoilons pas).

Ce n'est pas tant la question des pouvoirs, que la question de leur intérêt

Quand on rêve du génie qui nous octroie un seul souhait, nous pensons en termes d'utilité, presque autant qu'en terme de pur fantasme du pouvoir lui-même. Le truc, c'est que bon nombre de jeux sont en effet tout à fait efficaces pour donner au joueur la sensation de puissance (même sans pouvoirs, tel un Assassin's Creed III), mais sans que je puisse toutefois l'exprimer pleinement, il semble que ce soit toujours plus ou moins dans un contexte qui ne remplisse pas encore tout à fait mon petit cahier des charges fantasmatique : permettre au joueur de profiter de la batterie de pouvoirs sus-citée dans un contexte ordinaire mais surtout vaste, intéressant, multiple. On pourra toujours citer les très perfectibles Prototype, ou les excellents inFamous, pour ce qui est de l'exercice de super-pouvoirs dans un contexte urbain contemporain, mais cela ne relève pas à mon sens de ce sur quoi je fantasme, car il ne laissent que peu, voire pas de place à l'improvisation, à la créativité du joueur : ce sont de bêtes jeux d'action. Dishonored a pris soin, bien plus, de ménager cet espace d'improvisation avec des objectifs, des pouvoirs, des situations et des systèmes variés, au sein d'un jeu qui répond globalement bien à toute tentative de créativité du joueur.

Encore une fois, je crois que l'un des enjeux de la next-gen ne se situe pas tant dans l'élaboration de nouveaux gameplays (on en a déjà un paquet qui fonctionnent très bien), que dans la maîtrise du contexte dans lequel les exercer. On en revient ainsi aux chantiers divers que sont l'animation, l'IA, la simulation, le design systémique, le procédural, et tout un tas de techniques et de disciplines qui doivent servir à soutenir ce Power Fantasy pour qu'il trouve un intérêt supérieur et puisse permettre au joueur de le ressentir pleinement. De plein fouet, presque, dirais-je.

En tout cas, j'ai l'impression qu'il y a encore beaucoup à imaginer en la matière, et c'est tant mieux parce qu'autant voir les choses en face : on n'est pas prêts de recevoir une lampe à génie par FedEX dans notre boîte aux lettres.

* Ensuite, je me raserai le crâne, je me peindrai en bleu, et je me tatouerai un atome d'hydrogène sur le front, avant de me balader à poil.