Le temps comme mécanique

Le thème du voyage dans le temps a bien sûr déjà été traité à différents degrés dans le jeu vidéo. On se souvient par exemple du cultissime Day of the Tentacle, qui permettait de résoudre des puzzles étalés dans le temps en contrôlant trois personnages dans trois temps différents. Il y a bien sûr quantité de jeux qui ont incorporé, plus ou moins brillamment, des histoires de voyages dans le temps, avec notamment, parmi les plus marquants pour moi, ceux de la série Legacy of Kain (écrits par Amy Hennig), mais ce qui m'intéresse aujourd'hui ce sont plutôt ceux qui ont tenté d'exploiter comme mécanique de jeu le voyage dans le temps. Un titre saute dès lors immédiatement à l'esprit : Braid. L'amour que je lui porte est presque total : c'est, comme je l'écrivais dans un vieil article à son sujet, la seule oeuvre tous médias confondus qui m'ait donné la sensation d'être capable de me souvenir du futur. C'est là que se cache, à mon goût, le privilège inconscient qu'a le jeu vidéo par rapport à tout autre support. Films, livres, séries, BD, tous ceux là sont par nature linéaires et non-interactifs ; ils peuvent bien raconter des histoires de voyages dans le temps, mais c'est tout.

Le jeu vidéo, lui, peut nous permettre de nous amuser avec le temps. C'est, au plus bas niveau, ce qu'on fait à chaque game over : on repart dans le passé des checkpoints, et on revit une ligne de temps qu'on espère différente, pour surmonter l'obstacle qui nous a mis à mal dans la précédente. C'est quelque chose de tout à fait visible dans des jeux qui ont adopté des mécaniques de "rembobinage", depuis Prince of Persia : Sands of Time jusqu'à Forza 4. Dans ces derniers cas, on peut parler d'une présentation alternative au checkpoint auquel on revient en rechargeant une sauvegarde, mais une présentation qui permet d'imaginer peut-être plus. D'autres sont allés plus loin. Des jeux entiers ont été construits autour de cette idée de refaire une ligne de temps jusqu'à ce qu'elle soit "parfaite", comme par exemple Zelda : Majora's Mask.

Mais les rembobinages se substituant au game over, ou les boucles de temps exploitées ne vont finalement pas très loin dans l'exploitation du temps comme mécanique de jeu. Chrono Trigger, par exemple, par une astuce de zones qui étaient à la fois spatialement et temporellement différentes, jouait sur des mécanismes intéressants avec lesquelles un changement dans telle zone de son espace-temps en provoquait un autre dans une autre zone de son espace-temps. D'autres titres ont tenté d'incorporer des mécaniques liées au temps, comme TimeShift, ou l'excellent P.B. Winterbottom, et ses clones temporels enregistrés (une mécanique qui était déjà présente dans Braid). L'un des jeux qui est allé le plus loin en la matière est peut-être Achron, qui est passé relativement inaperçu. Il s'agissait d'un jeu de stratégie temps réel à la StarCraft, dans lequel on pouvait par exemple déplacer des unités dans le temps pour en appuyer d'autres ; y compris les anciennes versions d'elles-mêmes et changer de temps de manière très libre... Mais on pourrait imaginer d'autres choses encore.

Mon Saint-Graal temporel

Car, bien entendu, on pourrait aller plus loin dans l'utilisation du temps comme mécanique de jeu, à la manière de ce que Braid a réussi, mais transposé dans des jeux plus complexes. Par exemple, une sorte de "GTA dans le temps". Imaginez un jeu vidéo profondément systémique, dans lequel nous pourrions à volonté jouer avec le passé pour modifier l'avenir, dans un monde ouvert où chaque résident pourrait être suivi à travers le temps et l'espace. On le verrait par exemple subir un accident de voiture, et on pourrait alors remonter le fil du temps pour empêcher le conducteur de prendre le volant. Voir ainsi quelles seraient les conséquences d'une série de causalités sur des effets ultérieurs, mais sans qu'il s'agisse d'un script pré-écrit comme une mission incorporée à un scénario.

Ce que j'imaginais ainsi en sortant de la projection de Looper, c'est quelque chose qui paraît pour l'instant encore peu réalisable, car cela nécessiterait de pouvoir concevoir un univers virtuel assez complet, avec sa physique, ses systèmes capables de gérer les calendriers complexes de dizaines ou de centaines de milliers d'individus portés par une IA soignée ; dont, d'ailleurs, la plupart seraient probablement peu intéressants. C'est donc plus un fantasme qu'autre chose : pouvoir incarner au travers d'un tel jeu une sorte d'observateur béni d'un don d'ubiquité ou d'une forme d'omniscience, qui pourrait intervenir à n'importe quel endroit, à n'importe quel moment, changer quelque chose, du détail le plus insignifiant à la perturbation la plus importante, et observer ensuite toutes les conséquences du changement dans une modélisation fidèle d'un univers virtuel.

Plus cette simulation serait complexe, proche de la réalité, et plus elle en deviendrait, au passage, bien plus qu'un jeu. Ce serait carrément un outil fantastique pour peut-être mieux comprendre notre société, l'importance de certaines actions de tous les jours, la puissance du temps elle-même et changer ainsi, comme Braid l'a fait pour moi l'espace d'un moment fugace, notre perception du temps. Si vous êtes un génie et que vous lisez ceci, vous savez donc ce qui vous reste à faire pour me faire plaisir...

Il y a, quoiqu'il arrive, beaucoup de choses à imaginer à travers le prisme du voyage dans le temps ; j'en profite ainsi avant de vous quitter pour attirer votre attention sur un jeu développé en 48h à la GameJam des Utopiales de Nantes il y a une semaine : Thanks for playing. Un jeu de plates-formes... à l'envers.