Insurmontable ?

Bon nombre de game designers s'accordent à le dire : l'IA est un des domaines techniques et de design pour lequel la marge de progression est énorme, sans même aller jusqu'à une véritable IA qui apprenne et se perfectionne ou s'adapte au fil des parties. Mais tous reconnaissent aussi, à l'image de Steve Masters, Lead Designer sur Assassin's Creed III, que "l'IA est un des sujets les plus complexes du développement de jeux" et que "c'est extrêmement difficile à faire progresser". Pourquoi ?

Bien entendu, pour plusieurs raisons. C'est un domaine très complexe, pour qu'il soit efficace il faut qu'il soit aussi visible par le joueur, il est gourmand en ressources de nos machines, etc. Mais, si nous soupçonnons tous que ses progrès peuvent apporter beaucoup aux jeux, il est aussi difficile de définir exactement comment la faire progresser pour que les jeux restent avant tout divertissants. Dans le cadre de game designs simples, comme par exemple un shooter, c'est assez facile d'imaginer qu'une IA capable d'apprendre trop bien à viser, ou à lire vos comportements d'humains lors des parties, deviendrait rapidement imbattable ou presque, donc plus guère amusante pour un joueur humain. Il y a à peine plus d'un mois, 2K Games sponsorisait une compétition d'IA, le BotPrize, qui donnait naissance à deux bots capables de tromper le jury sur leur nature artificielle. A vrai dire, ils y sont si bien parvenus qu'ils ont semblé plus humains aux juges que des joueurs humains... Jacob Shrum, l'un des concepteurs victorieux, expliquait :

Dans le cas de BotPrize, une grande partie du défi consiste à définir ce qui "fait humain", puis de poser les contraintes sur les réseaux neuronaux pour qu'ils évoluent vers ce comportement. Si nous posions pour but d'éliminer les ennemis, le bot évoluerait vers une visée parfaite, ce qui ne fait pas très humain. Alors nous imposons des contraintes sur la visée du bot, comme une baisse de la précision à la suite de mouvements rapides ou de longues distances. En évoluant pour une meilleure performance sous ces contraintes comportementales, la compétence du bot est optimisée au sein des limitations humaines, ce qui donne un comportement qui est bon, mais qui fait néanmoins humain.

C'est déjà, probablement, une belle avancée, et un élément de réponse considérable sur la manière dont on devrait approcher le problème de l'IA dans les jeux : en cherchant avant tout à ce qu'elle fasse aussi imparfait que l'humain. Mais en réalité, c'est ailleurs qu'on souhaiterait voir l'IA du jeu vidéo progresser. Dans des genres plus complexes, des univers plus ouverts. L'infiltration, par exemple, ou le RPG. Mais, là encore, le risque de rendre un jeu abscons en le dotant d'une IA trop réussie reste important, et freine probablement les initiatives en la matière du côté des concepteurs, dont le mandat est de créer des jeux qui sachent rester accessibles et divertissants. Dès lors, on se demande tout de même pourquoi plutôt que de développer l'IA dans les genres établis, avec les codes et habitudes connus, des concepteurs de jeu ne chercheraient pas à créer un jeu autour d'une IA affûtée. C'est ce qu'a fait, dans un genre différent, Steve Grand, en créant dans les années 90 ce que d'aucuns considèrent d'ailleurs parfois comme un programme de vie artificielle plutôt qu'un jeu : Creatures (dont le quatrième épisode est actuellement en développement). Peter Molyneux, dans son Black & White (2001), a lui aussi cherché à adapter du ludique sur de l'IA et non l'inverse. Le résultat n'a pas plu a tout le monde, en partie parce que la créature censée apprendre n'apprenait peut-être pas si bien que ça... Quoiqu'il en soit, ce que disait Molyneux reste encore vrai aujourd'hui : "l'IA reste un des pays à découvrir dans le jeu vidéo".

Partir de l'IA, pour aller vers le jeu

Ne serait-il pas plus intéressant, donc, de procéder comme eux, et de partir de ce qu'on sait faire en IA pour en tirer des jeux, plutôt que de faire des jeux en tentant d'intégrer ce qu'on sait faire en IA et qui se retrouve de toutes façons éclipsé par les besoins en matière de graphisme, de physique, de réalisation, etc. ? Prenons par exemple les meilleures IA conversationnelles, celles qui ne parviennent peut-être pas à passer le fameux test de Turing pour l'instant, mais au moins à avoir l'air d'essayer. Pourquoi ne pas envisager par exemple un jeu simple, type Cluedo, basé sur des IA capables de tenir des conversations avec un joueur humain qui jouera le rôle d'un enquêteur cherchant à les confondre ? Ce n'est qu'une idée, et sans doute serait-elle tout de même difficile à conceptualiser et implémenter. Peut-être aussi que le jeu qui en résulterait n'intéresserait pas grand monde... c'est peut-être aussi pour ça que le Milo & Kate de Molyneux n'a jamais vu le jour... ou peut-être parce que l'essai est impossible à transformer.

Mais pour le coup, j'ai parfois la sensation que des jeux du passé faisaient un bien meilleur boulot en incorporant ne serait-ce que des éléments de surface à leur game design. Par exemple, ces derniers jours, je me suis remis à jouer à Dungeon Keeper 2 (encore un jeu Molyneux, oui). Outre le fait que j'adore toujours autant ce titre et que j'aimerais tant qu'EA ressorte cette licence de son portefeuille (en attendant je surveillerai à défaut Impire, le projet de Cyanide Montreal), j'avais oublié combien coller des torgnoles à mes larbins, et les voir accélérer derechef le rythme de leur travail, participait à l'illusion de vie "intelligente" dans ce titre unique. Ne peut-on pas imaginer, 13 ans après ce jeu, des game designs de stratégie similaires dans lesquels le Dieu-joueur apprendrait à ses unités à mieux se comporter, ou à développer des stratégies par elles-mêmes en fonction des contraintes/leçons qu'il leur imposerait ?

N'y a-t-il pas, carrément, de nouveaux genres de jeux à part entière à inventer autour de l'IA, un peu à la manière du carton que fut les Sims ? Evidemment, loin de moi l'idée de lancer tout cela comme si c'était "facile". Mais, alors que les consoles next-gen arrivent, que les PC continuent de devenir de plus en plus puissants, peut-être y a-t-il des idées à ressortir du placard, de nouvelles choses à essayer, et de nouvelles tendances à créer. Même en matière de shooters, on n'a finalement pas vraiment progressé depuis des titres comme Half-Life, Halo, Fear... même en restant dans le domaine du script, je n'ai pas de souvenir récent d'agréable surprise en manière d'IA comportementale, de moment où je me serais dit "oh, génial ! Il fait tel truc !". Pourtant, on dispose plus que jamais des hardwares, des ressources, et de l'envie pour faire avancer ce domaine, alors, j'espère que lorsque des professionnels de l'industrie tels que Yves Jacquier, producteur exécutif chez Ubisoft Montreal, disent "que les prochaines générations de consoles ne connaîtront plus ces limites" et posent la question de "l'intérêt de proposer quelque chose de plus crédible et de mieux animé, si vous avez une mauvaise IA", ils ont des tours dans leurs sacs pour nous épater dans les années à venir.