Au tout début, l'histoire, quand elle existait, n'était qu'un prétexte sans importance aucune. Tout était gameplay. Et puis, au fil des années, les créateurs ont eu accès à des technologies plus avancées, et ont vite perçu le potentiel narratif réel de ce média émergeant. Mais, traditionnellement, le jeu est resté singulièrement tributaire de la programmation et du game design - les seules compétences qu'il fallait alors, dans les années 70, pour faire du jeu vidéo. Il n'y avait pas d'auteurs, à proprement parler, et il y en a, finalement, toujours assez peu qui émergent aujourd'hui, comparativement aux réalisateurs du cinéma ou, évidemment, aux romanciers. C'est sans doute parce que ce n'est finalement que depuis quelques générations de machines, par l'intermédiaire de quelques créateurs, et petit à petit, que la narration interactive, celle qui m'intéresse aujourd'hui, a commencé à se formaliser (et nous reviendrons probablement un jour sur une autre raison : l'aspect hautement collaboratif de la création vidéoludique, quitte à ce que le compromis au sein d'une équipe ne rende le jeu vidéo plus "tiède" que lorsqu'il est supervisé par une seule personne à la vision forte).

Nous avons fait des progrès considérables ces dernières années, mais lorsqu'il s'agit de raconter des histoires, et qui plus est des histoires interactives, je reste convaincu qu'on est encore bien loin, pour ne pas dire à des années-lumières, de ce que promet le potentiel du jeu vidéo. Et pour commencer, même si je suis le premier à penser que s'inspirer d'autres médias s'avère non seulement compréhensible mais surtout un passage obligé, je fais partie de ceux qui estiment que ça doit l'être pour mieux s'en affranchir, et qu'il est donc plus que jamais temps de placer (autant que possible) la sacro-sainte cinématique derrière nous.

Une question de forme...

Bien entendu, ce qui m'intéresse principalement aujourd'hui lorsqu'il s'agit de discuter de narration interactive, c'est avant tout sa forme ; c'est sous-entendu dans l'épithète "interactive", puisque c'est bel et bien ce qui distingue l'objet Jeu Vidéo de l'objet Cinéma ou TV. C'est sa spécificité, le pivot, le prisme, ou la qualité première de ce qui le rend si passionnant à mes yeux, si gorgé de possibles. Evidemment, une bonne cinématique, ça sert. Ça cale une ambiance, ça permet une transition facile, mais, il devrait y en avoir en vérité le moins possible. Des créateurs ont déjà montré qu'il était tout à fait possible d'être très narratif, sans pour autant se résoudre à utiliser la grammaire du cinéma. BioShock, Deus Ex, Limbo, d'autres avant eux, prochainement ou à l'avenir, incarnent ainsi une école de la narration à laquelle je suis particulièrement sensible, à la fois émotionnellement et intellectuellement. C'est sans conteste la plus dure : celle qui cherche à formaliser une (des) méthode(s) de narration qu'on découvre à peine, en inventant des choses comme les séquences d'exposition dynamiques, placées à la volée là où le joueur regarde, ou encore les bouts d'histoire suggérés dans des enregistrements sonores, le poids supplémentaire de l'audio par un héros qui parle en fonction de ce que le joueur lui fait faire, ou enfin dans la réaction d'un univers entier aux actions de ce même joueur.

... Mais aussi de fond

J'adore qu'on me raconte des histoires, bien entendu. Mais je dispose déjà du roman pour vivre les récits d'autrui en usant de mon imagination pour leur mise en images, et du cinéma, de la TV, pour en suivre d'autres avec leur imaginaire à eux à l'écran. Le jeu vidéo peut très bien reprendre ces ficelles et se contenter d'intercaler de l'interactif entre des segments uniquement narratifs, il l'a fait, le fait encore, et je l'apprécie déjà ainsi, même quand ça tourne à mon sens clairement à l'excès (comme avec Asura's Wrath). Mais lorsque je joue à BioShock, lorsque je joue à Journey, Limbo, Skyrim, ou Deus Ex, au niveau de l'aéroport dans Modern Warfare 2, à la séquence du canapé dans The Darkness, je n'ai pas l'impression qu'on se contente de me raconter une histoire, j'ai l'impression qu'on veut me la faire vivre.

C'est, entre autres, ce que j'attends du jeu vidéo comme média narratif. Encore faudrait-il, aussi, que les histoires narrées par le jeu vidéo soient un peu plus solides, riches de sens, profondes, pour qu'on perçoive pleinement l'intérêt narratif du média, rétorqueront également certains ; je ne peux pas vraiment leur donner tort, mais je crois aussi que c'est formellement, en définissant sa propre grammaire narrative, que le jeu vidéo parviendra à la maturité narrative. Pas seulement en traitant des thèmes plus complexes, plus nuancés, plus riches. Si j'ai envie d'un récit subtil, riche, mature, j'ai pour ça quantité d'oeuvres sous diverses formes. Or l'intérêt primoridal du jeu vidéo narratif, c'est bien, encore une fois, de pouvoir faire vivre ces récits au joueur, plutôt que de les raconter à un lecteur ou un spectateur. Une fusillade d'innocents dans un aéroport, au cinéma ou dans un livre, c'est percutant. Dans un jeu vidéo dans lequel on tient le fusil, ça devient narrativement d'autant plus puissant. Tout ça pour dire qu'on n'a peut-être pas besoin de s'attaquer tant que ça à des thèmes originaux ou peu communs dans le jeu, finalement. Même en reprenant les plus rebattus du cinéma ou de la littérature, le jeu vidéo a encore moyen de leur offrir un renouveau unique, via l'interactivité.

Warren Spector, le père de Deus Ex, disait après avoir reçu à la GDC un prix pour l'ensemble de sa carrière, dans une interview accordée à GamesIndustry : "Je préfère donner aux joueurs les moyens de narrer leurs propres histoires, plutôt que de montrer à quel point je suis un bon narrateur moi-même". A leur manière, des titres comme Uncharted et Heavy Rain (les deux jeux sur lesquels Spector était en l'occurrence interrogé et qui ont conduit à cette phrase), contribuent à élever la narration interactive, même s'ils font encore usage de cinématiques. Le premier par un travail minutieux de détails d'animation, de son, en laissant autant que possible le joueur en contrôle au cours de séquences d'action qui sont trop souvent narrées par le truchement de cinématiques dans d'autres titres. Le second en élargissant et en approfondissant le principe du QTE (le moyen le plus simple qu'on ait trouvé de rendre interactive une séquence apparemment cinématique) pour permettre au joueur de rester le plus possible en contrôle face à une myriade d'actions totalement différentes voulues par le scénario et impossibles à transcrire par les gameplays classiques (un bouton = une action). Mais, ni l'un, ni l'autre, bien que largement salués pour leurs qualités respectives et leurs contributions au média, n'ont su s'affranchir complètement de la grammaire cinématographique, et donc, de sa principale faiblesse : son absence d'interactivité.

Les Chaplin, les Hitchcock, les Welles, les Kubrick du jeu vidéo, ceux qui définiront la grammaire moderne de notre média, sont peut-être déjà parmi nous. Mais quoiqu'il arrive, je crois surtout que ceux-là auront réussi, à l'image de leurs pairs du cinéma, à faire de l'interactif le fondement de la narration vidéoludique, comme la mise en scène le fut pour le 7e Art. Et alors, peut-être le jeu vidéo deviendra-t-il, aux yeux du monde, et de la culture, le 8e*.

* Oui, oui, je sais "qu'officiellement", la place est déjà prise par la télé... mais faisons comme si.