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Automne 2009. Marcel-Kévin est un joueur ordinaire. Il hésite entre le dernier Call of Duty, et Batman Arkham Asylum pour garnir son arbre de Noël.

Seulement voilà : Marcel-Kévin, avec son emploi de sexeur de poulets junior, gagne modestement sa vie, et comme son métier le lui a appris : il n'y a que deux alternatives, c'est l'un ou l'autre, pas les deux. Alors après quelques minutes de réflexion, un rapide coup d'oeil à son portefeuille à velcro, il opte pour la valeur sûre, le confort du familier, celui qui remplit le plus de cases sur son tableau des pours et des contres : le dernier Call of Duty. Un jeu qui va l'occuper longtemps, en ligne, avec ses amis, auquel tout le monde jouera, qu'il pourra découvrir en même temps que le reste du globe. Il prendra Batman plus tard, en occasion, pas cher.

Georges-Ferdinand, lui, est cadre dans une grande entreprise de pneus bio. Pas de problème pour lui : il attrape les deux jeux dans leurs têtes de gondole. Quelques semaines plus tard, il se rend à l'évidence : il est foutrement bien ce Batman, il a bien fait de le prendre en plus de son CoD annuel, vivement qu'ils fassent une suite, tiens.

Nous voici en 2011. Marcel-Kévin et Georges-Ferdinand se retrouvent à nouveau, sans le savoir, dans les mêmes rayonnages du MicroRapia de leur quartier. Ravi de retrouver enfin son nouveau Call of Duty et une suite à Batman, le second brandit sa carte bleue à la caisse en pensant que décidément, ça paie bien les pneus bio, et tant mieux. Le premier, lui, a entendu parler des "Passes en ligne" et tout ça. Il a adoré le premier Batman qu'il a pu faire en occasion quelques semaines après sa sortie il y a deux ans, et il prendrait bien le nouveau, mais ça l'ennuie profondément de savoir qu'il n'aura l'expérience la plus complète qu'en le prenant neuf, aussi bien soit-il sans ces niveaux avec Catwoman. Ses moyens n'ont pas beaucoup évolué, à vrai dire c'est même plutôt l'inverse. Alors cette fois-ci, il fera sans. Lorsque le prochain arrivera, nul doute qu'il sera passé à autre chose. Il n'en parlera pas avec ses amis, ne leur conseillera pas, et ne donnera jamais ses sous aux développeurs, ni maintenant ni plus tard.

Georges-Ferdinand rentre chez lui, et profite de son nouveau Batman, mais se rend vite compte que le reste de sa famille n'aura pas vraiment ce privilège, en tout cas pas comme lui : une fois utilisé, son passe Catwoman est lié à son compte, et il est hors de question qu'il partage sa sauvegarde avec les autres membres du foyer. On ne l'y reprendra plus, il n'achètera plus de Batman.

La source du problème

Si les éditeurs et développeurs se sont pris d'amour pour l'instauration des passes, c'est dans la perspective de récupérer un peu d'argent sur le business de l'occasion, qui ne leur rapporte, directement, pas un kopeck. Tout revient à la distribution, qui rachète et revend, et construit une économie grise autour d'une richesse qu'elle ne produit pas. Aux Etats-Unis, 46% (22% en France) du budget national alloué par les américains au jeu est dépensé en jeux d'occasion et achats en ligne (abos, DLC, etc.) (1) : il y a bien une partie non négligeable de l'argent dédié par les foyers à cette activité, sur lequel le couple éditeur/développeur ne touche rien. 49 millions de joueurs américains ont recours au jeu d'occasion, sur 75 millions d'acheteurs de jeux estimés. En cela, on peut sympathiser avec la cause des éditeurs et des développeurs. Mais le passe en ligne n'est certainement pas la meilleure solution.

Si je jette un oeil sur les prix des jeux d'occasion d'une très grande enseigne française qui commence par Micro et finit par Mania, le constat est assez clair : ce n'est pas beaucoup moins cher que le neuf, surtout quand on cherche un petit peu pour avoir de meilleurs prix neufs. En ajoutant la dizaine d'euros que coûte l'achat supplémentaire d'un passe, autant acheter le jeu neuf... et donc participer en récompensant le travail des créateurs. Il s'agit donc bien pour ces derniers de tuer le marché de l'occasion, seulement voilà : celui-ci soutient aussi l'économie qui les fait vivre.

Mauvais calcul

En effet, si un joueur achète ses jeux d'occasion, c'est parce qu'il n'a pas les moyens de les acheter neufs. Mais il a pourtant envie, lui aussi, d'avoir une expérience complète en récompense de son investissement, tout à fait légal. Donc s'il ne peut pas l'obtenir, il y a de bonnes chances pour qu'il n'achète pas du tout le jeu. En d'autres termes, si le marché de l'occasion n'existait pas, il ne se familiariserait pas avec le travail de certains développeurs, et n'apprendrait pas à le suivre ni à apprécier leurs produits aussi facilement et aussi intensément que s'il y avait goûté. En plus, en revendant ses jeux achetés neufs ou autrement, il reconstitue un pécule pour acheter, parfois, un jeu neuf : car qui dit acheteurs de jeux d'occasion, dit vendeurs de jeux achetés souvent en neuf (plus un titre est récent, et vite revendu, plus on en tire de valeur), et ces derniers sont bien plus nombreux à vendre leurs jeux pour en acheter des neufs qu'on ne le croit. Sur les 26 millions de vendeurs américains estimés en 2008, 16 millions d'entre eux réinvestissent l'argent de leurs ventes dans l'achat de jeux neufs (2). Sans cette possibilité de revente, chaque achat devient d'autant plus risqué, donc d'autant plus réfléchi, donc d'autant moins ouvert à la découverte. La disparition du marché de l'occasion défavoriserait immanquablement l'émergence de nouvelles licences, la créativité, et la découverte de nouveaux El Dorado du jeu pour les éditeurs et les développeurs.

Si j'étais éditeur, je me pencherais plutôt sur la question : comment proposer un bon service à mes consommateurs pour qu'ils puissent revendre mes jeux, et y prendre ma part au passage ? Pourquoi ne pas mettre en place un système d'échange fidélisateur : renvoyez-nous votre jeu neuf, et vous aurez X% de réduction sur le prochain ? Mieux encore : pourquoi ne pas essayer de remplacer les coupons de passes en ligne par des coupons de fidélisation, qui donnent droit à des réductions sur de futurs jeux ? De futurs DLC ? Bref, pourquoi ne pas véritablement favoriser l'achat neuf plutôt que de pénaliser celui d'occasion ?

Une affaire globale

Plus de 60% des joueurs achètent en neuf ET en occasion (1). Ils combinent. Mais si les développeurs et éditeurs s'imaginent que sans l'occasion, ils achèteront tout ce qu'ils achetaient d'habitude en neuf, c'est une grossière erreur. En outre, tout économiste vous dira que la consommation construit la croissance. Si les joueurs consomment moins parce qu'ils n'en ont plus les moyens, ils risquent même de s'apercevoir que le jeu vidéo, ça n'est décidément pas si indispensable que ça à leur vie...

Mais le plus intéressant, peut-être, c'est de rapprocher les études des acheteurs d'occasion, avec ce qu'ils consomment : en 2008, toujours aux USA, les joueurs Wii achetaient 8% de leurs jeux d'occasion. Les joueurs PS3, 12%, ceux sur Xbox 360, 16% (2). En bref : les joueurs clairement "traditionnels" ("core" ou "hardcore" dirons certains), ceux qui sont là en day one pour acheter leurs jeux favoris plein pot, sont aussi les plus gros consommateurs de jeux d'occasion, car ils sont les plus gros consommateurs de jeux tout court. L'histoire des passes en ligne, c'est un peu dire à ses principaux clients : désolé, mec, mais il va falloir réduire ta consommation ou passer à la caisse. Une aberration commerciale ! Et je ne parle même pas du mec qui achète tous ses jeux neufs, mais n'a pas internet, et se retrouve avec un pass inutilisable sur un Batman Arkham City (jeu pourtant solo). Ou ceux qui ont un feuillet vierge de tout passe en ligne à cause d'une erreur industrielle, ou encore un passe qui ne fonctionne pas : le scandale total, le fiasco ultime auprès du consommateur. Alors qu'il l'a payé normalement. Pas de bras, pas de chocolat, lui disent les éditeurs/développeurs. Ils auront beau corriger le tir en rendant le passe en ligne gratuit comme avec Battlefield 3, côté image, on a vu mieux.

L'avocat du Diable

Si le passe en ligne fait indéniablement du mal aux consommateurs (en tout cas à une partie d'entre eux), ce qui est une aberration puisque ce sont eux qui soutiennent en premier l'industrie et personne d'autre, on ne peut pas pour autant condamner les développeurs et éditeurs qui cherchent, une fois encore, à récupérer de l'argent pour le dur travail qu'ils fournissent, au lieu de le laisser à une entité parasite de l'écosystème global. Comme l'explique Christophe Balestra (Naughty Dog) dans notre interview, il faut bien tester de nouveaux systèmes, et, si on joue en ligne quelques années à un jeu (aux frais de l'éditeur qui maintient le service), 10 euros, ce n'est pas cher payé comparé aux abonnements des MMO par exemple, d'autant que pour l'acheteur neuf, ça ne change rien. Il ne paye pas son jeu plus cher, c'est simplement l'acheteur d'occasion qui, exploitant les ressources en ligne et les services mis en place par le développeur et l'éditeur, rétrocède un peu d'argent pour en profiter. Même si, ne l'oublions pas, il ne peut pas y avoir plus de joueurs en ligne à un instant T que de jeux vendus neufs : en d'autres termes, un seul et même exemplaire du jeu aura rapporté deux fois des sous à l'éditeur et au développeur (lors de son achat en neuf, et lors de l'achat d'un passe en ligne par l'utilisateur de seconde main), alors que pragmatiquement, le premier aura cessé de jouer au profit du second, il n'y a donc pas de coût supplémentaire pour l'éditeur / développeur.

En outre, pour prendre le cas spécifique de Batman Arkham City, véritable abus à mon avis, s'ils avaient communiqué en disant plutôt "c'est le premier DLC, et il est gratuit pour tous les acheteurs en neuf !", la grogne à ce sujet n'aurait probablement pas été la même. D'autant qu'il s'agit bien d'un téléchargement et pas d'un code qui débloque un contenu sur le disque comme pour un certain Resident Evil 5. Simple question de communication donc ? En partie en tout cas, j'en reste persuadé.

Que faire ?

Chacun optera pour le comportement qu'il jugera approprié face à cette nouvelle pratique déjà bien installée. Il y a ceux qui boycotteront (pas d'argent pour les développeurs), ceux qui continueront à consommer malgré tout, mais plus prudemment (peut-être moins d'argent pour les développeurs), ceux qui gueuleront pour la forme mais consacreront plus d'argent aux jeux neufs (plus d'argent pour les développeurs). Mais globalement, le passe en ligne, ou le passe solo, ce n'est certainement pas une si bonne chose que ça pour l'industrie.

Du côté de la presse, notre métier est de juger une expérience ; un jeu qui en propose une réussie, fut-elle en partie tributaire d'un passe en ligne, ne peut être saquée trop fortement à cause de ça. Notre métier c'est d'informer, pas de boycotter ou de pénaliser une note pour de mauvaises raisons. Nous jugeons la valeur de ce qui est proposé, pas tant la manière dont c'est proposé.

Mais malheureusement, on sait tous qu'il n'y a pas grand chose à faire. Si les éditeurs / développeurs ont décidé de se tirer une balle dans le pied et de se persuader que c'est une idée futée que ces passes en ligne, qu'elle passera comme un pet sur une toile cirée parce que les joueurs ont trop envie de jouer, ils le généraliseront de plus en plus, car techniquement, rien ne les empêche d'aller tout au bout du raisonnement, et de ne pas permettre qu'on joue ne serait-ce qu'à une minute de leur jeu, en ligne ou hors ligne, sans avoir de passe pour le débloquer. Est-ce que les gens arrêteront de jouer si on en arrive là ? Probablement pas, après tout, la majorité d'entre eux achète encore en neuf, et ne sera donc pas trop pénalisée par la pratique, tant qu'elle ne partagera pas son jeu avec le petit frère ou le copain.

En revanche, si ça se généralise, et qu'un éditeur choisit dans quelques temps de faire marche arrière pour faire un argument marketing de ses jeux "complets et accessibles sans pass d'aucune sorte", il aura tout gagné. Les joueurs applaudiront des deux mains (même ceux qui ne sont pas choqués par la pratique ou qui s'y habituent, puisqu'ils y gagneront aussi), la presse en tirera des articles élogieux, son image s'améliorera et toute la famille pourra profiter pleinement de ses productions et y prendre goût. Il n'y a plus qu'à prier alors pour que tous le suivent.


(1) Study: Used Games, Online Make Up 46 Percent Of U.S. Gamers' Budget
(2) Analysis: 49 Million U.S. Gamers Buy Used Games