Voilà maintenant près de dix ans que je garde un secret qui me dévore. Aujourd'hui est ma sortie du placard à moi, il m'aura fallu rassembler beaucoup de courage et mettre ma fierté de côté le temps d'écrire ces quelques mots.

Oui. J'ai toujours détesté les boss.

Si je parle de confession, ce n'est pas de manière anecdotique, oh que non. Pendant de nombreuses années, forte du dégoût et de l'irritation que déclenchait chez moi la vue d'un boss - quel qu'il soit - je faisais toujours en sorte que mon jeune frère veuille bien m'emprunter quelques instants la manette, de manière à faire le sale boulot à ma place... Sans jamais admettre ma faiblesse, bien entendu.

Rien n'est plus beau que de contrôler un personnage. De le faire évoluer à travers de vastes étendues, ou bien d'effrayantes maisons sans issues, en passant par des jungles hostiles, des champs de bataille sanglants ou encore des rings de combat. Rien n'est plus appréciable que d'apprendre à faire connaissance avec son propre avatar ou celui de son prochain, de le diriger comme bon nous semble, de nous laisser guider par la voix linéaire du destin et de parvenir, petit à petit, à le rapprocher du but ultime de sa quête.
Oui. Quoi de plus plaisant que de se laisser porter par l'aventure, le frisson, dans une belle histoire sans embûches ? Que ces heures passées devant son écran seraient belles... si elles n'étaient pas ponctuées de ces combats rituels, contre un ennemi toujours plus gros, plus grand, plus résistant, plus fort ou plus malin que tous les autres figurants environnants.

Pourquoi faut-il que cette épreuve initiatique vienne systématiquement tout gâcher ? Y a-t-il vraiment besoin de se taper les mini-Bowser à la fin de chaque maison hantée, qui représentent à elles seules déjà un calvaire digne de ce nom ? Est-il réellement nécessaire de perdre une demie heure dans une partie de cache-cache contre Revolver Ocelot, sachant que ni lui ni Snake n'aura le dernier mot, ou encore d'affronter cette chimère grotesque qui face à une équipe décimée par l'empoisonnement, la mort et le sommeil, n'aura besoin que d'un tour pour nous rappeler l'orthographe de Game Over ?

Les boss sont les fléaux du jeu vidéo. Non contents d'interrompre de palpitantes épopées, ils paralysent d'effroi des milliers de joueurs, pourrissent les stats de fin de partie en nous décimant sans une once de pitié, et transforment un moment de plaisir en une douloureuse épreuve dont nous nous devons de sortir victorieux sous peine d'être d'humeur massacrante jusqu'à l'agonie de notre ennemi.

Pourquoi sont-ils donc là ? Pourquoi donc ressentent-ils systématiquement le besoin de se placer en travers de notre chemin, défiant nos capacités et s'imposant le cas échéant comme une épreuve salvatrice qui nous aura prouvé notre détermination ? Car là est toute leur force : même dans l'échec, ils arrivent à provoquer en nous ce syndrome de Stockholm, cet amour envers le tyran qui nous aura fait prendre conscience de notre force intérieure.

Je hais les boss, et pourtant aujourd'hui j'ai essayé de les comprendre. L'espace d'un instant. J'en suis venue à la conclusion qu'il ne fallait plus que je les redoute, mais que j'éprouve de la pitié à leur égard. Après tout, si les ennemis lambdas acceptent leur infériorité sans broncher, un boss part quelque part malgré lui avec cette irritable manie de clamer sa suprématie. Alors que le monde entier sait qu'il ne représente que de la chair à canon haut de gamme et qu'il se fera à coup sûr éliminer à un moment ou à un autre, il continue de se ridiculiser tout au long de sa chute, comme si on l'avait programmé pour ne jamais se remettre en question.
Mais l'affaire va plus loin. Non seulement le boss assomme de répliques choc, ou tente d'en mettre plein la vue avec de barbantes cinématiques non représentatives de sa force effective, mais il pousse le vice jusqu'à reproduire les mêmes erreurs, combat après combat. Itinéraire scripté, rechargement de munitions au moment où il se trouve à découvert, point faible stupide, le boss est un clown triste qui ne sait vaincre la fatalité. Pyramid Head aurait dû changer d'arme dès son premier coup accusé dans le dos par excès de lenteur, The Boss aurait pu remarquer qu'elle déclenchait des nuages de pétales à chaque déplacement, Bowser avait, en 30 ans, largement le temps de régler son problème de faiblesse au sommet du crâne. Quant aux autres, ils auraient eux aussi pu profiter du Game Over pour réajuster leurs techniques de combat.

Alors certes, je suis bien consciente que tout ceci n'est qu'un caprice de jeune fille. Qu'un Final Fantasy peuplé de pampas, ou un Mario proposant uniquement des goombas à se mettre sous la dent du début à la fin manquerait de challenge, de piment. Pire : il serait d'un ennui mortel...

Cependant, je me plais à penser qu'un jour viendra où les boss seront aux jeux vidéo ce que Steven Seagal est désormais au cinéma : un souvenir désuet qui faisait tout le charme des scènes d'action, et frissonner d'effroi à l'approche de la moindre réplique... mais dont on peut enfin se passer.

Salomé Lagresle

Bloggeuse jeux vidéo et gameuse irréversible, Salomé, jeune fille sage de 22 ans, reste néanmoins la femme d'un seul homme : Snake. Collectionnant les jeux Ken le survivant et les pistolets en plastique, cette étudiante en communication expose, parfois même en chanson, ses humeurs et aventures quotidiennes sur son site coloré : Junkflood.