Ocarina of Time, en son temps, avait bouleversé le paysage vidéoludique et le visage de la saga Zelda. Depuis, les opus suivants cherchaient à rafraîchir la formule calquée sur ce premier épisode en 3D. Cela a donné des classiques tels que Majora’s Mask ou Wind Waker et, sur les dernières itérations, des expérimentations qui commençaient à montrer les limites du schéma dans le lequel la série s’était enfermée. Breath of the Wild a ainsi pour objectif de revenir aux fondamentaux de la saga tout en la revitalisant. Et ainsi, dans un contexte où les grosses productions occidentales actuelles se plaisent dans le confort du jeu vidéo "cahier des charges" à la Ubisoft, Nintendo offre là une magistrale leçon de game design.

 

L’aspect formulatique d’un Zelda transparaissait principalement par le rôle des objets emblématiques de la série. Des accessoires liés à des actions contextualisés, qui obligeaient le placement délibéré de marqueurs spécifiques pour y trouver un emploi (exemple du grappin qui ne trouve un usage que sur des points d’accroches précis). Ce qui avait pour effet de cloisonner les jeux en diverses séquences prévues pour certains types d’objets. Directes répercussions à cela : d’une part une progression directement liée à l’obtention d’objets (ce qui a été à moitié contourné dans A Link Between Worlds), et d’autre part l’intérêt limité de ceux-ci en dehors des donjons dédiés (le cas de l’aèrouage de Twilight Princess, inexploité hors de La Tour du Jugement). La volonté de Breath of the Wild, est de briser ces conventions, et revenir au sources du tout premier Zelda. Pour retrouver la liberté et la non-linéarité de l’œuvre matricielle, l’équipe créative a accordé une priorité absolue à forger un noyau de gameplay pouvant soutenir toutes les ambitions du titre.

 

Le maître d’ordre est un gameplay multiplicatif. Toutes les idées de game design sont le produit des interactions entre les éléments mis à disposions et l’environnement. Nintendo a entièrement construit ses mécaniques de jeu autour de deux principaux axes que sont un moteur physique (Havok en l’occurrence) et un moteur chimique. Des actions et réactions entre les objets du monde, et du changements de leurs états, naissent une infinité de possibilités de gameplay. C’est sans doute comme cela que sont nées les idées des modules de la tablette Sheikah (notamment la manipulation magnétique et la stase) qui donne au joueur des outils versatiles lui permettant d’interagir comme bon lui semble avec son environnement. On renoue là avec une des promesses oubliées du jeu vidéo, celle d’une physique au service du jeu. Impressionner le joueur avant tout par comment il interagit avec le monde plutôt que comment il le voit. La tendance a pourtant doucement glissé vers des tableaux toujours plus riches visuellement, mais d’autant plus figés et statiques. C’est un vrai rappel à l’ordre qui s’opère ici, et c’est peu étonnant venant de Nintendo qui a toujours appliqué la philosophie du gameplay roi. Dans ce domaine, la firme a toujours su embrasser le coté abstrait du jeu vidéo, son but étant avant tout de faire assimiler instantanément au joueur règles et informations. Dans la balance entre jouabilité limpide et réalisme, Nintendo ne favorisera jamais le second en dépit du plaisir de jeu.

 

 

 

Breath of the Wild opte alors pour une direction artistique qui permet de verser dans l’épique d’une aventure grandiose, toujours en gardant un aspect ludique pour ne pas rendre ses mécaniques aberrantes. Les animaux chassés se vaporisent en morceaux de viande. Les ingrédients dansent dans une marmite pour devenir de plats cuisinés. L’esthétique, proche d’un film Ghibli, conjugue un univers riche et détaillé aux endroits qui comptent, avec l’expressivité d’un cartoon dans un tout homogène qui autorise certains mensonges pour le bien du gameplay. Une logique consistante et équilibrée qui ne fait pas naître de dissonances entre interactions et représentation. Cette clarté et cette cohérence des mécaniques poussent le joueur à multiplier les essais et tentatives. Aucun objets ne se limitent qu’à un seul usage. Un arbre peut devenir un matériau à récupérer, un camp de fortune, un radeau. Toutes solutions envisagées par le joueur a des chances de trouver une exécution réalisable. Dans cette ambition d’inviter le joueur à tirer profit des éléments mis à sa disposition, l’usure des armes donne un équilibre qui force à aborder les affrontements avec cautions. Le système offre de la variété dans l’arsenal, pousse à l’adaptabilité, et invite à vaincre des ennemis plus puissants pour de meilleurs équipements. Une cohésion du game design qui impressionne aussi bien pour son ludisme que par sa technique. Technique qui n’en met pas plein les yeux avec la haute résolution ou le nombre de polygones de la concurrence, mais bien par sa physique, ses effets (lumière, vent, météo), et par le souffle de vie qui s’en dégage. C’est un environnement qui en demande tout de même beaucoup. Ce qui entraîne des baisses de framerate pas omniprésentes mais notifiables, jamais tout de même au point de gêner au confort de jeu. Une fois plongé dans le monde de ce Zelda, la direction artistique et les lieux à parcourir bluffent tant, qu’il n’y a guère le temps de se plaindre de quelques soucis de performances.

 

Si le joueur est tant motivé à l’exploration des moindres recoins d’Hyrule, c’est grâce à un soin apportéau level design sans communes mesures. Nintendo s’attaque ici à l’open world moderne, et y apporte une minutie qu’il n’est pas habituel de voir dans un jeu de cette ampleur. Rien que le plateau du prélude fait école dans la construction d’un terrain d’introduction. Le plateau en lui-même est placé de manière surélevée pour permettre au joueur de contempler aisément toute la promesse d’un univers à explorer. Il fait aussi office de tutoriel naturel ou l’on obtiendra tous les modules de la tablette Sheikah pour être fin prêt à fouler les terres hyliennes. Pour le reste, Nintendo applique à son architecture le même modèle que Walt Disney sur son parc à thème. Le château, ultime objectif du joueur, prône au centre presque toujours visible quelque soit l'endroit où l’on se trouve. Tout autour, les différentes zones attirent l’œil avec leur points d’intérêts distinctifs (des montagnes jumelles à l’est, un volcan fumant au nord). Le level design y est tout aussi naturel que finement pensé pour guider le joueur d’un main invisible encourageant à la découverte. Ajouté à cela, la capacité de pouvoir escalader n’importe quelles surfaces (pour peu que l’on ait l’endurance nécessaire) change aussi complètement la donne. Cela met complètement fin aux frontières artificielles, et au limitations imposées par le bon vouloir des développeurs d’open world plus classiques. Le système ridiculise aussi au passage tous ceux qui s’aventureront à mettre des corniches de couleurs pour délimiter les surfaces accessibles.

 

Cette minutie corrige l’un des problèmes fréquent d’autres mondes ouverts, ceux qui comportent de grandes étendues mais avec des zones pour ainsi dire inutiles ou peu exploités. Dans Breath of the Wild, il n’existe pas de parcelles non ludiques. L’exploration est récompensée, entre autres, par la découverte de sanctuaires qui offrent des challenges et puzzles qui exploitent les mécaniques des modules sans enfermer le joueur dans un lieu clos trop longtemps. Les collectibles, sous la forme des Korogu à débusquer, fonctionnent aussi sous cet aspect actif avec de mini-énigmes qui utilisent l’environnent. Cela dit pour ces derniers, il y en a peut-être un nombre un peu trop important pour les joueurs les plus complétionnistes. Les tours de chaque régions quant à elles, brisent la convention insupportable des jeux Ubisoft. Elles n’ont pas pour but d’inonder le joueur sous une pluie d’icônes tous plus vains les uns que les autres, mais place activement le joueur comme un vrai cartographe car il devra manuellement placer balises et marqueurs sur les points d’intérêt qu’il repère à l’aide de sa longue-vue. Un autre facteur qui invite à toujours plus explorer. Tous les éléments de l’environnement ont ainsi une plus-value interactive qui est régit par la physique ou la météo (la pluie altère l’escalade, les orages sont réellement dangereux). Même les ombres portées trouvent un usage dans certaines énigmes.

 

 

 

C’est dire à quel point Nintendo compte bien exploiter tout les aspects de son jeu pour servir la moindre composante de gameplay. Un souci du détail au profit du joueur qui dépasse l’entendement. Non seulement, Hyrule en lui-même est enchanteur et plaisant à parcourir par se soin accordé au level desing (et c’est aussi aidé par les options de transports toutes agréables à utiliser), mais le souffle aventureux passe aussi par les rencontres avec des NPC dynamiques. Les dialogues et situations changent selon l’heure ou la météo. On peut en croiser sur la route qui donnent informations et rumeurs sur les ennemis, trésors, ou sanctuaires proches. Certains peuvent être rencontré à multiples points du périple. À ce titre, il faut mentionner le cas d’Asarim, qui non seulement offre parmi les meilleures énigmes pour dévoiler certains sanctuaires, mais donne cette satisfaction de retrouver un ami lorsque l’on entend le son de son accordéon résonner à proximité. Le sentiment est vraiment l’impression de vivre une aventure partagée avec de nombreuses et diverses rencontres.

 

La musique contribue aussi à cette atmosphère. Teintée de mélancolie, elle se fait discrète au profit du sound design pour laisser respirer un souffle sauvage sur le parcours de Link. Elle conserve ce trait typique de Nintendo qui est le facteur adaptatif. En souplesse, la musique des villages passe du jour à la nuit. Les compositions informent précisément sur ce que le joueur va rencontrer (combat, la lune de sang qui respawn les ennemis, Asarim avec son accordéon susmentionné). Au milieu des mélodies au piano se glissent également en filigrane les thèmes classiques de la série, tel un murmure au sein du reste. Un choix audacieux qui est en parfaite adéquation avec l’essence même du titre.

 

En apparence classique, la trame de Breath of the Wild innove dans sa forme, et surtout corrige l’un des points noirs le plus récurent des open world de la concurrence. Il met à la trappe toute forme de narration linéaire. La seule véritable obligation et de se rendre au château d’Hyrule pour vaincre Ganon. Le reste est optionnelle et n’est guidé par aucun ordre imposé. Autre point brillant qui offre une narration enfin adaptée à un contexte de monde ouvert, est cette quête des souvenirs qui pousse à trouver certains lieux précis pour retrouver un fragment de mémoire d’événements d’un lointain passé. Car Breath of the Wild fait se réveiller Link 100 ans après un jeu Zelda fictif où il aurait échoué à vaincre Ganon. Cela donne une dynamique intéressante où le joueur va non seulement se préparer à vaincre un mal qui a donc déjà fait son œuvre, mais est invité à recoller les morceaux de l’histoire lui-même vu qu’il y a peu de chances qu’il débloque ces souvenirs dans l’ordre. De cela, il se dégage ce souffle mélancolique, ou tout est à reconquérir, parfaitement en phase avec ce que le joueur compte entreprendre en terme de gameplay donc. Le fléau Ganon , tel qu’il est appelé, est ici in-personnifié, soit la démarche inverse d’Ocarina of Time avec son Ganondorf. Cela renvoie à Zelda premier du nom, où il est cette menace lointaine et incertaine qui plane sur Hyrule. Autre point qui profite de cette narration éclatée est le rôle de Zelda. Sa caractérisation et son rapport avec Link est plus riche que par le passé, et engage vraiment le joueur à déchiffrer et récolter toute les séquences de souvenirs. On tient peut-être là la princesse Zelda la plus touchante de la saga. Cette approche minimaliste mais impliquée laisse donc remplir les blancs par le joueur, laisse les environnements parler pour eux. Les personnages secondaires ont juste assez de temps de présence pour que certains puissent prétendre devenir des «fans favorites» (Asarim, Sidon, les prodiges). Les cinématiques peu nombreuses font preuve d’une mise en scène sobre. On touche là à une certaine pureté de narration vidéoludique, et qui surtout ne rentre jamais en confrontation avec ce que le joueur est censé vivre manette à la main.

 

 

Par tout ce qu’il entreprend, The Legend of Zelda : Breath of the Wild met à genoux tout ce qui a été fait avant lui. Dans un paysage moderne aux AAA toujours plus standardisés, le jeu de Nintendo ne se pose pas en révolution car il reprend les éléments de ce qui a fait la suprématie de titres occidentaux lors de ces deux dernières générations de consoles. Mais il les retourne pour remettre le joueur, le gameplay, le game design au centre des priorités. Au jeux en monde ouvert, Nintendo offre un monde d’ouvertures et de possibilités. Il ne révolutionne pas le genre, il le redéfinit complètement, et par là même l’industrie tout entière. C’est ce que l’on appelle un Game changer.

 

Les captures d’écrans de l’article ont été prises directement en jeu via la fonction de capture de la Switch.

 

Cet article a été originellement publié sur Chronics Syndrome:

https://chronicssyndrome.wordpress.com/2017/03/26/critique-breath-of-the-wild/