Mes bien chers frères, prenons si vous le voulez bien le temps d'évoquer un jeu qui tel "L'origine du Monde" de Courbet, inspire admiration, dégoût et fascination tout en symbolisant la naissance de tout un genre.

Oui c'est tiré par les cheveux, mais c'est fait exprès.

 

Gran Turismo c'est une série que je critique plus souvent qu'à mon tour, et pas seulement parce que je suis exigeant ou par goût de la provoc' gratuite.

Non, la raison profonde des nombreux reproches que j'ai adressés à tous les épisodes depuis le 3 (mais pas toujours les mêmes rassurez-vous), n'est que le résultat de la confrontation de GT avec ses propres épisodes canoniques, tout comme avec, évidemment, sa concurrence. 

 

Mais avant d'aborder le sujet passionnant de l'héritage parfois méconnu laissé par l'oeuvre phare de Polyphony Digital, revenons sur le choc que fut l'arrivée de ce jeu, et son impact sur le monde des jeux vidéo dont le genre course fut longtemps un porte-étendard.

 

  Pour ce faire, permettez-moi de vous situer le décor tout en faisant appel à des souvenirs personnels, tellement marquants qu'ils me semblent encore frais.

D'abord, il convient de se rappeler la situation des jeux de course début 1998, avant l'arrivée sur le sol français de jeu de Yamauchi. Le genre était alors une institution et un très puissant system-seller, symbole tout à la fois de l'arrivée de la 3D (souvenez-vous Virtua Racing et son impact) puisque parfaitement adapté à la représentation polyonale, et de l'ouverture du jeu vidéo au grand public car la popularité des titres d'arcade comme Ridge Racer ou Daytona USA ont largement contribué aux ventes des machines 32 Bit et leur public plus large.

Constat surtout vrai pour la Playstation, qui en 1998 était déjà la grande victorieuse de sa génération, venant d'enterrer la Saturn et ne laissant que peu de chances à la N64. Depuis son line-up gorgé de perles du jeu de caisses (Ridge Racer, Destruction Derby), elle n'avait eu de cesse d'étoffer son offre en la matière avec une flopée de développeurs conscients de cette manne financière mais obligés de se démarquer.

 

  Parce qu'au départ, héritage arcade oblige, les jeux de course Playstation et Saturn étaient des titres nerveux, colorés, pêchus et au contenu pour le moins chiche: 3-4 circuits, 2-3 voitures et un potentiel de rejouabilité misant uniquement sur la qualité du gameplay et les sensations, voire le dépaysement des décors chatoyants.

Noble cahier des charges me direz-vous, mais insuffisant pour renouveler constamment l'intérêt du public, surtout pour se frotter à des mastodontes comme Sega et Namco dont le savoir-faire enviable se nourrissait de leur féroce compétition en salles d'arcade.

Les autres éditeurs enrichirent donc le genre, parfois laborieusement, en explorant des terrains plus... Difficiles, comme le rally-raid avec Rally Cross, le rallye "réaliste" avec V-Rally, le mélange des disciplines avec M6 Turbo Racing, le tout sur Playstation.

Deux talentueux studios britanniques, Codemasters et Bizarre Creations, choisirent pour leur part d'explorer le monde de la simulation de courses avec respectivement le Tourisme et la Formule 1 et un parti pris très réaliste (entendons-nous bien: pour l'époque), donc des jeux à cheval entre course "classique" et jeu de sport, vu l'intégration des règles de ces disciplines.

Citons également Need for Speed et Test Drive qui avec la 3D texturée, trouvèrent un écrin à la hauteur de leur concept entre cruising contemplatif et course illégale en pleine rue.

 

  Pourtant malgré cette diversité, malgré la qualité phénoménale de certains jeux comme l'hypnotique Rage Racer, l'exigeant Toca ou l'indémodable Sega Rally, rien ne préparait aucun gamer à se prendre une claque aussi magistrale et définitive que celle que je pris moi-même en mai 98.

Remarquez, il y eut quelques fessées avant-coureuses, comme ces photos dans un article discret d'un numéro de Playstation Magazine (probablement mi-97). Je les regardais en bavant malgré le rendu "brut" des captures d'écran presse, dénuées des bienfaits des scanlines de nos tubes cathodiques. L'aliasing transformait les images en mosaïques mais bon Dieu, quel rendu! Je n'arrivais même pas à croire qu'on pût modéliser aussi finement une auto sur console (SCUD Race arrachait la rétine en arcade, mais... Model 3 power, quoi), et plus encore que ça, c'était le réalisme saisissant des couleurs, ombrages, focales utilisées, qui me perturbait tout en me projetant dans le futur fantasmé de n'importe quel amateur de jeux de voitures.

Et pourtant je n'avais encore rien vu.

Quelques mois plus tard, un autre numéro de ce magazine talentueux où officiaient nombre des fondateurs de Gameblog, me permit de voir la bête tourner, fût-ce en vidéo mal compressée. Deuxième fessée, car l'animation des autos était au diapason de leur rendu visuel, c'est-à-dire stupéfiante de crédibilité, de complexité et de réalisme. Je ne pourrais pas vous dire combien de fois je me la suis repassée, ne serait-ce que pour me persuader que le jeu allait sortir, mais probablement plus de trente fois.

Surtout qu'en parallèle la presse se mettait enfin à en parler, à évoquer non seulement le révolution technique assez inimaginable pour une machine somme toute modeste et vieillissante, mais également un contenu qui s'annonçait colossal et un moteur physique à la hauteur du reste. Je me mis à attendre ce jeu comme le messie, à me gaver de tout article et image à son sujet, à fréquenter assidument mon vendeur préféré pour m'assurer de la date de sortie... Et mater fiéveusement la copie japonaise qu'il faisait parfois tourner pour ébahir le chaland.

 

  Ce qui suit est peut-être le moment le plus magique de ma vie de gamer.

J'avais seize ans, j'étais en première littéraire avec donc pas mal de temps libre par semaine, et un argent de poche plutôt modeste pour tenir la semaine en internat.

Je faisais donc en sorte d'économiser au maximum et de n'acheter que de l'occasion, pour espérer me payer deux à trois jeux dans une année, luxe suprême pour un ado des années 90 (n'y voyez pas de complainte façon Cosette, juste qu'à l'époque on ne trouvait pas de jeux vieux de deux ans pour l'équivalent de 10 euros). Pour Gran Turismo en revanche, hors de question d'attendre l'arrivée en bacs d'occase. Objectif day one, voire avant.

Je mettais donc de côté le moindre centime, réduisant les dépenses au minimum vital en me privant de ciné, Mc Do ou toute autre distraction. Une semaine avant l'échance, 300 francs dormaient sagement dans le portefeuille, n'attendant que les 50 balles de la semaine suivante pour me permettre l'acquisition du saint graal. Je passai chez mon vendeur pour lui soutirer un bon plan, et il me lança un indice complété d'un discret clin d'oeil: "Passe avant, on ne sait jamais".

Le jeu devait sortir un vendredi, quant à moi je comptais bien me le procurer le plus tôt possible, quand bien même je devais attendre jusqu'au samedi après-midi pour y jouer ; et je n'avais cours que deux heures le mercredi matin. Je partis donc à toutes jambes une fois les deux heures de sport terminées, pour débarquer au magasin vers 10h30, à la fois essoufflé et fébrile, porté par un doux pressentiment.

Le jeu de Polyphony n'était pas en rayon et pour cause, le taulier n'avait pas envie de se faire choper. Mais j'avisai une pile de GT derrière lui, oeil de lynx oblige. MON jeu était là, tout près, et une délicieuse saveur d'interdit enrobait sa jaquette classieuse. Je proposai alors mes biftons durement accumulés. 

_ T'as réservé?

_ Heu... (merde, la tuile!) Non, j'ai pas réservé...

_ Allez t'en fais pas, c'est bon!

Le salaud! Je dois dire que j'étais sûrement encore plus heureux de tenir la petite boîte de plastique après cette sueur froide, que si je l'avais récupérée dans un rayonnage. Je vous l'avoue: jamais un acte de consommation frénétique et déraisonnée ne me fut aussi délicieux.

Je vous passe les fanfaronnades de votre serviteur de retour au lycée, les heures passées à lire et relire l'épais livret détaillant la physique pointue et les techniques de pilotage, comme un trésor... Un vrai bouquin pour accompagner le jeu, un mode d'emploi costaud qui impressionnait. Ce Gran Turismo devait être une affaire sérieuse, assurément.

 

  La claque mes amis, se produisit de façon définitive -et malgré l'attente allant crescendo, brutale- manette en mains. 

Rien ne ressemblait à aucun autre jeu de caisses ayant précédé. Des menus vastes et complexes au contenu encyclopédique, des options d'amélioration et de réglages à foison, complètement abscons pour le néophyte que j'étais. 

Des permis à passer, tutoriels complets d'une intelligence rare, particulièrement gratifiants et soutenant habilement la progression du joueur. Une liste de véhicules qui bien que centrée sur l'archipel nippon, était tellement vaste que la parcourir sans rien acheter était déjà un plaisir. En termes de contenu, le fossé était tellement immense entre The Real Driving Simulator et la concurrence qu'il devenait hors de propos de chercher la moindre comparaison. Surtout qu'à cette profusion s'ajoutait une diversité totale, mélange improbable entre citadines, monospaces, berlines et sportives en tous genres, qui n'avait germé auaravant dans l'esprit de personne.

Pour en terminer avec l'habillage, rappelons que piloter des autos sous license était encore rare, celles-ci étant souvent coûteuses et pas nécessairement pertinentes vu les genres représentés, arcade en tête. Or pour un lecteur assidu de Sport Auto comme moi, c'était encore un sacré argument.

 

  Le shopping était une des plus grandes révolutions de Gran Turismo. Pour la première fois ou presque (Rage Racer par exemple l'utilisait) le joueur ne se contentait pas de déverrouiller la course ou le véhicule suivant par ses victoires, mais gagnait tout simplement de l'argent.

La différence avec les titres ayant précédé, c'est que cet argent transformait l'approche du jeu de course en y incluant gestion réfléchie de son capital, nécessité de choisir entre pièces détachées et nouveau modèle par exemple, avec à la clef une évolution graduelle et lente de type RPG, et en bonus le goût de la collection. 

Avatar ultime de cette approche économique qui accentuait à sa manière le réalisme du jeu, la présence de voitures d'occasion dont on ne pouvait évidemment pas choisir la couleur, passage obligé pour débuter sa carrière. Un élément de game design brillant qui en prime, créait une sorte de lien entre le joueur et sa première et modeste machine, préparée minutieusement sur des dizaines de courses.

 

  La sortie de GT coïncida avec un accessoire désormais mythique, la manette Dual Shock dont les doubles sticks permettaient d'obtenir l'expérience de conduite la plus fine. Une fois attribuées les commandes d'accélérateur et frein au stick droit, le moteur physique d'un réalisme complètement inédit trouvait une finesse de contrôle à sa hauteur.

Déjà passionné de voitures et de mécanique, Gran Turismo me transforma en petrolhead convaincu avide de comprendre tout ce qui se passait précisément dans toutes les phases du pilotage. 

 

Pour la première fois encore, un jeu confrontait des voitures aux architectures très différentes et qui influaient de façon crédible et nette sur leur pilotage. 4x4, tractions, propulsions, moteur central arrière, avant... Le feeling était incroyable, inédit tout en représentant ce que bien des gamers avaient rêvé goûter un jour. Du jamais vu, je le répète.

Cela aurait pu suffire, mais cet acharné de Kazunori voulait concrétiser ses rêves de pilote fou de technique et il implémenta non seulement des réglages pointus et tangibles, mais aussi un magasin de pièces détachées souvent inspiré des véritables références aftermarket, pour accompagner parfaitement le joueur dans sa soif d'évolution constante et de performances. Une orgie pour tout passionné!

 

  Avec autant de choses à digérer et cette palanquée ahurissante de nouveautés qui étaient autant de points forts, il fallait des heures et des heures de jeu avant de se focaliser sur des défauts somme toute mineurs: une sensation de vitesse assez peu convaincante, des bruitages tranchant avec le réalisme du reste du jeu, parfois épuisants, et une certaine morosité graphique due à une palette de couleurs limitée et très "grise", rançon de la volonté de réalisme du rendu.

En effet, avec des assets tels que ceux permis par une Playstation, même poussée dans ses retranchements, une profusion de couleurs aurait desservi la rigueur des modèles 3D. Il suffit de voir les jeux les plus beaux ayant suivi la même année, comme Colin Mc Rae ou NFS 3, pour se rendre compte que leur aspect était beaucoup plus flashy et d'autant moins réaliste.

Une astuce de Polyphony pour obtenir des voitures aussi saissantes, et qui perdura jusqu'à GT4/ GT Portable, c'est l'utilisation de textures pour ombrer les surfaces. Ainsi chaque modèle semblait déjà éclairé convenablement (classiquement, par le haut) tandis qu'une texture transparente et mobile simulant les reflets de carrosserie venait se superposer, spécifique à chaque circuit.

Des techniques bien moins coûteuses en ressources, et bien plus convaincantes vu le hardware, que de faire calculer à la console un ombrage et des reflets temps réel.

 

Si l'on résume, l'immense Gran Turismo apporta donc au monde du jeu de voitures les innovations suivantes, excusez du peu:

  • Contenu encyclopédique
  • Graphismes photo-réalistes
  • Sensations de conduite plausibles
  • Voitures pouvant être préparées
  • Carrière sur le modèle RPG
  • Durée de vie proche de l'illimité

 

C'est ainsi, mesdames et messieurs, qu'un mythe naît. Quand le coup d'essai est un coup de maître. Et aussi sûrement que les premiers FPS furent nommés Doom-like, Polyphony accoucha du premier Gran Turismo-like!

 

A suivre, donc.