Comme d'habitude, de nombreux spoilers émaillent ce billet.

LA Noire est le dernier rejeton de Rockstar. Même armé du savoir qu'il est surtout le bébé de la Team Bondi, on ne peut s'empêcher de l'aborder avec son lot de préconceptions et de références.

On attend donc un monde ouvert, un temps qui défile assez rapidement, des points sur la carte à rejoindre pour recevoir des missions après les cutscenes de rigueur, ou bien des missions secondaires et mini-jeux à chercher au hasard de la carte pour passer le temps. Un schéma familier, bien représenté par GTA IV, ou l'on incarne le personnage à longueur de journée, dans ses moindres occupations et déplacements, comme un plan séquence de cinéma quasi ininterrompu. Je crois pouvoir affirmer à ce sujet qu'en dehors des 6h de sommeil forcé qu'entraîne chaque sauvegarde, à aucun moment, dans aucune cutscene, le jeu ne fait sauter notre personnage dans l'espace ou dans le temps (on peut choisir de faire l'un ou l'autre explicitement avec les taxis ou le téléphone portable, mais le jeu ne le fait jamais de sa propre initiative). Tout nous est d'ailleurs présenté à travers les yeux de Niko. On ne suit que lui, le jeu ne nous montre jamais des choses qui lui échappent, le joueur n'en sait jamais plus que le personnage. Cela garantit selon moi une relation très forte entre le joueur et l'avatar. On l'incarne à chaque instant de sa vie, et le jeu nous invite donc, en simulant chaque instant de son quotidien, à nous approprier le personnage. Il nous est ainsi possible de choisir ou et quand aller voir tel ou tel commanditaire, quand sortir avec ses amis, qui draguer en ligne, ou encore qui exécuter ou épargner à certains moments clés de l'aventure. Le joueur peut également gérer ses munitions et ses armes avec les vendeurs officieux de Liberty City ou encore aller acheter des vêtements pour changer sa tenue. Ainsi, même si le jeu nous dissimule le passé de notre héros et le vrai motif de sa venue, et ne nous permet pas d'influer l'arc global de l'aventure, le joueur est assez proche de son avatar, dispose d'assez de leviers sur lui pour se sentir proche du personnage, faire preuve d'empathie au regard de ses tourments, et embrasser sa quête.

LA Noire, fait presque tout l'inverse. On ne connaît de Cole Phelps que ce que le jeu veut bien nous montrer, ce n'est pas une simulation de la vie d'un policier. Ce n'est même pas une tranche de vie précise. Ce sont de multiples tranches de vie, avec un découpage et un montage très explicite (carton de titre et feuille de résultats). On ne joue ainsi qu'une vingtaine d'affaires importantes de sa carrière. Les phases de jeu débutent et finissent en même temps que les enquêtes correspondantes. Le quotidien de Cole nous est dissimulé, on ne sait pas ou il habite, on ne fait qu'apercevoir sa femme et même pas ses enfants, on ne sait pas ce qu'il fait pour se détendre, s'il voit des collègues au bar, s'il sort au cinéma ou lit des livres chez lui. 

On pourrait presque dire que le jeu ne nous laisse jouer Cole que par intermittence, pour mieux nous signaler que l'identification n'est pas souhaitée, n'est pas pertinente. LA Noire saute allègrement vers d'autres points de vue et nous montre ainsi régulièrement ce qui arrive à d'autres personnages, à travers les journaux qui traînent dans les décors, mais aussi par les courts aperçus introduisant chaque meurtre de la Criminelle par exemple. Le jeu pousse même jusqu'à changer complètement de personnage principal lors des toutes dernières affaires.

Le contrôle est de plus souvent retiré des mains du joueur, avec ces cutscenes qui se déclenchent automatiquement dès qu'on s'approche des lieux de l'enquête par exemple, et l'influence et les choix du joueur sur le jeu sont souvent niés : cutscenes qui nous montrent arrivant en voiture alors qu'on avait fait le chemin à pied, armes imposées, marche obligatoire dans certains passages, impossibilité de sortir son arme, etc. Le jeu se débrouille très bien sans nous, et nous traite en spectateur qu'il faut amener parfois de force là ou il veut, indépendamment de vos capacités ou de vos intentions manette en main : les indices pleuvent si votre enquête traîne trop, l'histoire continue quelles que soient les conclusions auxquelles vous parvenez, et les phases d'action peuvent être évitées. Les phases de poursuite sont également très explicitement scriptées, avec des voitures ou des fuyards qui accélèrent ou ralentissent notablement pour toujours rester en vue mais hors d'atteinte avant le final prévu. Quoi qu'il arrive, que vous ayez compris l'affaire ou pas, même sans votre accord, le jeu continue inexorablement sur sa lancée. Le joueur est en quelque sorte borné à faire interpréter à Cole le script que le jeu a prévu pour lui la majeure partie du temps, avec pour liberté principale la possibilité de se tromper sans conséquence explicite.

Ainsi, on essaye de deviner la façon dont on est censé conduire les interrogatoires. En effet, et bien que le jeu nous propose à chaque fois trois manières de réagir lors des entretiens avec les témoins et les suspects, on comprend vite que le jeu ne souhaite pas nous laisser mener les enquêtes à notre guise. Il n'y a pas trois manières de gérer la situation, il y a une bonne manière et deux mauvaises. J'apprécie que sous ma direction, Cole Phelps puisse se tromper et que le jeu nous fasse vivre avec ces erreurs. Mais pourquoi nous avertir avec une mélodie explicite de la validité ou de la stupidité de notre choix ? Ce feedback ne sert qu'à accroître encore plus la distance entre le joueur, qui sait désormais si son interlocuteur ment, et l'avatar, qui lui est obligé de continuer sans plus d'indications. Si Cole Phelps disposait comme nous de la petite musique qui valide ou infirme les choix, nul doute qu'il poursuivrait ses interrogatoires jusqu'à obtenir toutes les bribes d'informations, plutôt que de passer à autre chose. Les joueurs qui savent s'être trompés ne peuvent qu'être frustrés de voir l'avatar passer à autre chose sans se douter de rien. L'excuse du suspect qui se braque et ne veut plus rien dire ne tient pas longtemps : on peut mettre en doute toutes les dépositions et traiter son vis à vis comme un malpropre, tant qu'il y a des questions à poser, la discussion ne s'interrompra pas, et Cole conclura toujours avec des adieux bien polis.

Si l'on ne se fiait qu'à ce tableau partiel, il serait facile de croire que LA Noire n'a aucun intérêt, ou de penser que l'expérience serait similaire voire meilleure si l'on était simple spectateur. Mais il peut être intéressant de regarder si toutes ces attentes déçues et ce qui apparaît au premier abord comme de mauvaises décisions de game design ne trouvent pas une justification par ailleurs. Tout d'abord, le côté inarrêtable de l'histoire donne au jeu une fluidité et un rythme qui manquent cruellement aux point & click avec lesquels le jeu partage certaines mécaniques. Les échecs font partie de notre expérience, comme dans Heavy Rain, alors que des jeux comme Red Johnson Chronicles nous font recommencer chaque dialogue si l'on rate ne serait-ce qu'une ligne. 

Le fait de ne pas être obligé de résoudre les énigmes que constituent les enquêtes est aussi significatif. Le genre du film noir duquel le jeu tire son inspiration est ainsi très éloigné des affaires d'un Sherlock Holmes ou des Experts d'aujourd'hui. Les héros n'y progressent pas par analyse méticuleuse et profondément logique des indices, mais en se jetant tête baissée dans l'affaire, se confrontant aux personnages et réagissant aux conséquences (le Faucon Maltais me parait un bon exemple). Le personnage de Jack Kelso personnifie mieux que Cole Phelps cette méthode et l'archétype du noir, mais je pense que la remarque reste valable pour éclairer l'approche globale des enquêtes. Le jeu nous le fait sentir à plusieurs reprises : dans la société et dans la police en particulier, les résultats comptent plus que la vérité, et le sentiment même fugace ou factice de sécurité après avoir mis un homme derrière les barreaux, compte plus que de savoir si sa culpabilité a bien été établie. C'est pourquoi on peut emprisonner indifféremment un suspect ou un autre, sans preuve irréfutable, sans jamais entraver l'histoire ; ce sont les règles selon lesquelles le monde opère.

Les erreurs lors des interrogatoires sont souvent frustrantes, et l'absence de seconde chance manque de logique, mais ce procédé a néanmoins le mérite d'imbuer ces séquences d'une tension et d'un challenge important. Même si les indices récoltés ne sont pas vitaux, la déception de l'échec est néanmoins particulièrement cinglante puisqu'elle équivaut à une défaite de l'intellect et de l'instinct, plus qu'à un défaut de dextérité et de réflexe. J'admets que le résultat dépend parfois plus de l'instinct que de l'intellect, et peut donc logiquement frustrer, mais cela ne fait que renforcer le point précédent.

Mais surtout, la distanciation entre le joueur et l'avatar reflète directement la personnalité de Cole Phelps, éternel cavalier seul, qui cache son lourd passé derrière une façade impénétrable, et irrite notablement ses collègues policiers. Cole est finalement aussi distant du joueur qu'il l'est des autres personnages. D'autres que moi ont d'ailleurs parlé des problèmes du héros, et de comment l'alternance entre les phases ou l'on s'identifie naturellement à lui et celles ou il nous échappe peut éclairer son traumatisme, entre la vie exemplaire qu'il essaye de vivre, et les choix passés qui le tourmentent. Cole est à ce titre assez différent des héros classiques de jeux vidéo, qui nous ont bien plus habitué à des Kelso. De façon surprenante, les gens semblent bien mieux tolérer les brutes avec un semblant d'humanité, que les premiers de la classe inoffensifs. Brutaliser quelqu'un pour le faire avouer (dans Gay Tony on joue au golf avec un malfrat pour cible, et on menace de chute un blogueur du haut d'un hélico, et la série est coutumière des séances d'intimidation en voiture, sans parler de la fameuse scène des toilettes de Splinter Cell Conviction ou des méthodes de Jack Bauer dans 24 qui ne font pas sourciller grand monde...) serait plus glorieux et classe que de rappeler les principes moraux élémentaires et la déontologie nécessaire à une justice qui inspire confiance. Mais je comprends pourquoi Cole Phelps peut agacer. Il prêche souvent, sans toujours avoir le courage d'agir conformément à ce qu'il prône, ce qui le rend assez hypocrite. Il n'intervient ainsi pas lorsque Roy Earle fait preuve de racisme et de misogynie au Blue Lagoon. Prétentieux, moralisateur, parfois cruellement mesquin ou froid avec les victimes, ses subordonnés ou ses collègues, ce ne serait sans doute pas le premier choix des joueurs. Mais comme je l'affirmais déjà à propos de Kane & Lynch, il peut être très intéressant de jouer ou même simplement de suivre des personnages avec des défauts, peut-être moins sexy et charismatiques qu'un John Marston, mais plus complexes, cohérents et in fine plus intéressants (mention spéciale à Francis York Morgan de Deadly Premonition qui cumule bien le tout). A ce propos, j'ai été quelque peu surpris et déçu de voir le flambeau passer à Kelso en fin d'aventure, sans plus d'explication que cela. Ce changement de perspective éclaire les différences entre les deux personnages, mais sonne trop à mes oreilles comme un impératif de fun que comme un choix artistique. "Kelso a plus d'action, donc le joueur doit jouer Kelso". Décevant. Il aurait à mon sens mieux valu conserver l'accent sur le personnage de Cole, au moment ou il est justement prêt à faire la paix avec ses erreurs passées, ou alors mieux jouer sur l'opposition entre les deux personnages en alternant plus tôt et de manière plus approfondie. En l'état, la décision semble inconsidérée.

On voit néanmoins au final que la négation du joueur que le jeu opère peut trouver des justifications dans les thèmes abordés. Certains estiment qu'en jouant malgré les limites, contre les limites, on développe et on donne en quelque sorte vie à la folie et au traumatisme du personnage. Les choix effectués ne satisferont sans doute pas tout le monde, puisque le jeu prend la forme d'un récit interactif bien dirigiste avec un protagoniste peu charismatique, mais je pense que l'idée est ambitieuse, pas forcément incohérente, et que le résultat est bien intéressant.

Dans un futur billet, j'essaierai de discuter les réussites narratives du jeu et la relation de l'histoire avec l'espace de jeu, mais en attendant, voici un récapitulatif d'articles intéressants sur le jeu et ayant beaucoup participé à l'élaboration des réflexions de mon billet.

Le Héros et son double - schizophrénie et narrative design : de la relaton entre la distance joueur/avatar, et les traumatismes des personnages
Espace Noir partie 1, partie 2, partie 3 : discussions respectivement sur "le vide ontologique" de LA, le duel avec le cinéma et le sens de l'espace ludique 
LA Noire : The Interrogative Mood : discussion sur les mérites de la frustration de l'échec lors des interrogatoires
Does Cole Phelps Dream of Cloned Sheep : du caractère open world de LA Noire
The Shadows of LA Noire : du caractère trop aseptisé de l'histoire
LA Noire : discussion sur le jeu en général, avec un accent sur le duo Kelso/Phelps
Unplugging the Player from the Protagonist : de la distance joueur/avatar
LA Noire has problems (part 1, part 2, part 3) : beaucoup de points soulevés, surtout concernant le scénario et les personnages
LA Noire : de l'aspect absurde et dirigiste des affaires, et de la folie du personnage