Il y a toujours deux faces à l'Histoire : les faits et ce qu'on leur fait dire. Les faits, on peut en louper, on peut penser avoir tout en main, mais au moins sont-ils inchangés quelque soit la personne qui les interprète. Ce qu'on leur fait dire en revanche, c'est une question de sensibilité, de culture, d'éducation, de sentiments. On peut essayer d'être plus ou moins objectif mais au final, ce qu'on fera dire à l'Histoire est toujours un tant soit peu biaisé. Dans mon histoire du jeu vidéo, j'ai rencontré des jeux que j'ai trouvé grandioses, d'autres médiocres, d'autres entre les deux. Un seul jeu est parvenu à m'apparaître grandiose à la fois malgré et par sa médiocrité. Ce jeu, c'est Deadly Premonition. Aujourd'hui, je vais vous proposer mon interprétation de l'objet qu'est le jeu et non pas de son histoire, de son univers, de ses symboles. Je ne discuterais donc pas ici du scénario; le texte est libre de toute révélation. Je vais simplement vous donner ma version des faits, mon interprétation de ce qu'il est en tant que jeu. 

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Pour commencer, je vous propose un petit récapitulatif sur l'histoire du développement du jeu et sur ce qu'il propose en matière de jouabilité et de mécaniques. Red Seeds Profile au Japon, ou Deadly Premonition sur les autres territoires, a commencé son développement en 2004 et bien qu'entre ce démarrage et la sortie du titre en 2010, Access Game ait eut le temps de développer quatre jeux, il s'agit en réalité du second titre de la boîte avec Swery à sa tête. Hidetaka Swery Suehiro avait en effet été game-director pour la première fois sur Spy Fiction, un jeu d'action/infiltration sorti sur PlayStation 2 en 2003, avant de se lancer dans le projet, initialement intitulé Rainy Woods,à la demande de Tomio Kanazawa, producteur du jeu. Bien que le titre ait mis six ans à finalement voir le jour, une génération de machine plus tard, il n'a pas été pour autant en développement continu durant tout ce temps. Access Game n'étant pas une énorme structure de développement, le jeu a été mis en pause à plusieurs reprises pour développer d'autres titres qui, on l'imagine aisément, ont été plus un gagne pain qu'autre chose. On apprend même dans une interview de Swery par Polygon que le titre a failli être annulé définitivement à quatre reprises. Un accouchement difficile qui donne naissance à un enfant étrange, agaçant, fatigant mais surtout attachant.

Le fait que le jeu ait démarré son développement sur une machine 128 bits et qu'il ait fini sa course sur la génération HD explique une bonne partie du gouffre visuel qui le séparait des autres jeux de sa période de sortie. Je rappellerais ainsi qu'en 2010 sortait Bayonetta et Mass Effect 2 en Janvier, Heavy Rain en Février, God of War 3 en Mars, ou encore, pour parler de mondes ouverts, Red Dead Redemption en Mai et Mafia II en Août. Même en le prenant comme un titre PlayStation 2, il semblerait mal produit. Avec ses textures baveuses, son antialiasing brillant par son absence, sa profondeur de champ restreinte par un flou incroyable, ses animations risibles et ses modèles tout juste passables (mais avec de la personnalité, je vais y revenir) le jeu ne faisait pas simplement daté, mais même anachronique si on ne s'attardait que sur les images fixes. Une fois en mouvement, on devait également subir des chutes de framerate assez importantes sur certaines séquences et un clipping surprenant compte tenu de la qualité et de la quantité de choses à afficher. Reste que, cette technique plutôt pathétique n'est pas le cœur le problème. Car le ratage de Deadly Premonition va bien au-delà d'un simple retard graphique. C'est tout le reste qui va m'intéresser ; je vais parler ici de la version originale sortie en France sur Xbox360. La version director's cut contient quelques modifications minimes.

Manette en main, beaucoup de choses se passe dans la tête d'un joueur normalement constitué et habitué aux titres console en vue à la troisième personne. D'une manière globale, il y a une certaine rigidité dans les contrôles, assez rétrogrades. Clairement semblable à ce qu'a fait Shinji Mikami sur Resident Evil 4, Deadly Premonition maintient une caméra à l'épaule ou quelque peu éloignée, mais avec les contrôles relatifs au personnage et non à la caméra. En somme, on penche le joystick vers l'avant et le héros ira toujours vers l'avant, et vers l'arrière il reculera toujours, quelque soit l'endroit où est tournée la caméra. Si cela semble gérable, il reste qu'il y a une sensation étrange dans la manière de tourner qui est difficilement explicable. Dans le système de tir, le problème est le même. C'est clairement dans la veine de RE4 ou 5, mais avec une certaine inertie de la visée, précise et imprécise à la fois. Les phases de conduite sont elles en revanche ratée pour des raisons beaucoup plus évidentes. Les voitures, excessivement légères, ont un angle de braquage ridicule et ne peuvent atteindre, en ligne droite, avec le vent dans le dos, qu'un poussif 50 miles par heure ; même pas de quoi remonter dans le temps. La jouabilité a donc ses soucis parfois clairement identifiables, parfois un peu plus obscurs. Il me semble néanmoins important de signaler que le jeu, malgré sa mocheté technique et sa jouabilité quelque peu poussive reste codé proprement ; pas un bug, ni graphique, ni de script, ni de jouabilité n'entache plus l'expérience. Contre toute attente, c'est un jeu fini auquel on a affaire.

   

Côté structure, le jeu s'organise autour d'un monde ouvert. Si l'on en croit Swery, avant le scénario, c'est la ville de Greenvale qui a été conçue. Ainsi, on y trouve, comme dans Shenmue ou les Elder Scrolls, des habitants avec un nom, une habitation et un emploi du temps. Le cycle jour/nuit et le rythme du temps sont exploités dans le jeu puisque certains événements ne pourront se déclencher qu'à une certaine heure ; on pourrait rapprocher cette idée de Dead Rising, mais le jeu n'est pas punitif comme peut l'être le titre de Capcom. En cas d'échec, on a un simple game-over et non une partie qui se poursuit mais avec l'élément loupé, hors de porté. Régulièrement, le joueur a droit à des phases très typée survival/horror, où il faut simplement aller d'un point A à un point B dans un décors en ramassant des indices pour faire progresser l'enquête que mène le héros, et esquiver ou tuer des fantômes...pas banal du tout. À ces phases dirigistes, on rajoutera quelques séquences classiques des jeux en monde ouvert comme suivre quelqu'un, atteindre un point en un temps limité, ou encore retrouver un objet et le ramener au bon endroit. Dans Deadly Premonition cependant, il y a une composante, dont on peut se passer pour finir le jeu, mais qui me semble importante ; l'aspect voyeur et enquêteur. Il est possible de se balader n'importe où sur la carte et d'aller observer les gens chez eux et les écouter discrètement parler, ou plus ouvertement d'aller discuter. Cela peut ajouter à l'épaisseur du scénario.

Dernier point donc avant d'avancer ma théorie du complot, toutes ces mécaniques de jeux sont liées autour d'un scénario qui emprunte beaucoup à Twin Peaks bien sûr, mais qui parvient à être vraiment distinct à la fois de la série et du film de Lynch. Même sans les éléments en commun, Deadly Premonition serait génial en terme de trame et d'écriture de personnages. Tout ce qui peut sembler stéréotypé est utilisé à un moment où un autre de manière vraiment judicieuse. S'il y a une chose irréprochable donc, c'est bien le scénario et les personnages qu'il met en scène tous exceptionnels.

 

 

Avec sa variété de mécaniques, mélangeant le surival/horror à la Silent Hill, la structure et la simulation d'un monde ouvert, l'enquête, les mini-jeux comme la pêche ou les fléchettes et sa richesse scénaristique, on pourrait penser assez aisément que Deadly Premonition est une sorte de chef-d'œuvre raté, de diamant mal taillé ou très grossièrement par des mains amateurs. Pourtant, beaucoup d'éléments du titre me laissent à penser que le jeu est beaucoup plus fait consciemment, défauts compris, que l'on ne pourrait le croire au premier abord. Ce qui m'a amené à cette idée, c'est ce sentiment qui, je pense, est finalement partagé par la plupart des adorateurs du titre, dont je fais partie, à savoir qu'il est tellement mauvais et mal fichu que s'en est impensable. Je vais vous faire ici une petite liste des features et passages de jeu qui ne devraient pas fonctionner de la sorte simplement parce qu'il faudrait n'avoir aucun bon sens pour les implémenter comme ils le sont.

La carte : élément primordial d'un jeu en monde ouvert, la carte est ce qui permet au joueur de savoir où il est et où il va. Dans Deadly Premonition, elle n'a strictement aucun sens. Pour commencer, elle est assez vaste, mais il est impossible de dé-zoomer correctement pour apprécier un chemin à parcourir sur une vue d'ensemble. On a littéralement le nez collé à la carte. Surtout, cette dernière tourne en même temps que le joueur ! Il est dès lors impossible de se rendre compte de la route qu'on a pris pour la simple raison que si l'on a tourné, la carte s'est ajustée pour afficher en haut ce que le joueur voit devant lui. Une aberration complète.

Les combats : Que la jouabilité des combats ne soit pas très bien calibrée, soit. On peut très bien mettre cela sur le compte d'un manque de savoir faire. La qualité de l'action de Spy Fiction avant Deadly Premonition va dans ce sens. C'était jouable, mais étrange. En revanche, la répétitivité de la plupart des séquences, leur arrivée saugrenue et surtout certains combats interminables contre des spectres qui marchent au plafond et ont une barre de vie hallucinante, ça c'est beaucoup trop pour être simplement un manque de savoir faire.

La musique : J'ai récemment mis la bande originale du titre dans mon top des OST de cette génération et pour cause, elle contient beaucoup d'excellents morceaux. En revanche, la façon dont sont utilisées les pistes est pour le moins louche. La plupart du temps, le jeu va utiliser les trois ou quatre même pistes et parfois de manière saugrenue. Le thème qui est siffloté, par exemple, intervient parfois juste après une séquence forte en émotion ou en drame et casse complètement l'effet et l'ambiance de la séquence. L'une des pistes s'intitule même Comic Relief et intervient assez aléatoirement. Encore une fois, on pourrait mettre cela sur le compte d'un manque de jugement, mais toute la fin est parfaitement maîtrisée sur le plan des musiques, ce qui laisse à penser que ça n'est pas par hasard que telle ou telle musique est utilisée le reste du jeu.

Les filatures : L'un des indices les plus intéressants avec les combats. Toutes les phases de filature, que cela soit en voiture pendant une dizaine de minutes (des vraies minutes) ou à pied à suivre un chien ou un fantôme, sont exécrables et n'ont strictement aucun sens. Elles sont longues, inutiles, inintéressantes et lentes. Y jouer c'est avoir la très nette sensation que le jeu se moque du joueur.

Ces quatre éléments me semblent être trop ratés par certains aspects pour être vrais. Swery a affirmé par exemple que les combats avaient été réclamés par l'un des éditeurs, jugeant que le jeu ne se vendrait jamais en occident sans armes à feu. La première build du jeu était donc entièrement sans phase de combat contre les fantômes. Si cela explique leur implémentation aléatoire, cela n'explique pas à proprement parler leur longueur parfois aberrante, comme les séquences de la scierie ou du musée qui sont interminables et ne proposent pas vraiment de challenge si ce n'est en terme d'endurance. Mon avis sur la question, c'est qu'en plus de l'avoir implémenté à contrecœur, l'équipe d'Access Game s'est arrangé pour les rendre les plus laborieuses possible. Les phases où l'on doit suivre quelqu'un en voiture ou à pied me semblent indiquer la même chose. Ces deux types de mécaniques, que l'on retrouve de manière systématique dans tous les jeux, seraient ici comme parodiées. En y jouant, j'ai l'impression que l'absurdité des séquences de tir ou de filature, toujours là même quand cela n'est pas nécessaire dans les autres jeux est ici mise en lumière en poussant le caractère idiot à l'extrême.

Aucune explication n'est donnée sur les fantômes et les phases de combat tombent souvent comme un cheveu dans la soupe. Initialement, il n'y avait pas de combat dans le jeu. Résultat de leur implémentation, ils sont parfois horriblement longs, à la limite du bon sens...pratiquement comme si c'était voulu.

Les musiques, j'ai déjà commencé à l'évoquer, sont utilisées de manière souvent peu appropriée alors qu'il est assez simple de renforcer une ambiance en y collant le bon thème musical. Là encore, j'ai la sensation que le but caché est, outre de jouer sur le décalage entre humour et drame, de ne jamais forcer le joueur à ressentir quoi que ce soit. Étonnamment les moments qui doivent être prenant le sont et souvent sans renfort musical grandiloquent ou sans renfort musical approprié. Inversement, l'humour est souvent très bien distillé et parfois même quand les thèmes Comic Relief ou Life is Beautiful, les deux morceaux plutôt humoristiques, ne sont pas employés. J'y vois la une sorte de contre-tendance.

Enfin cette carte, si inutile, qui a été retouchée par la suite dans la version director's cut, elle n'est inutile sans raison à mon sens et pour le coup, je crois me souvenir que Swery lui-même en avait parlé (ceci dit, j'ai lu ça il y a trois ans au moment de la sortie du titre). L'idée derrière cette carte, c'est qu'on arrête de la regarder et qu'on se concentre sur l'apprentissage du décor, des routes, que l'on apprenne à naviguer dans Greenvale sans son renfort. L'effet est massacré par la mocheté des décors qui empêche d'avoir des points de repères. Reste que personne de censé ne ferait une carte d'une telle manière. 

 

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Ne pensez pas que j'essaye de dédouaner Access Game et Swery des défauts énormes que Deadly Premonition jette à la figure du joueur qui voudra le parcourir. Cependant, il reste que j'ai réellement la conviction qu'une partie des problèmes est également là comme un filtre, un repoussoir, un épouvantail à joueur lambda. Quand j'entends des développeurs comme Jonathan Blow qui ne se satisfont pas des notes extrêmement positives, parce qu'ils ont la sensation que le jeu n'a pas été réellement compris, ou alors par une minorité, il ne me semble pas impossible de penser qu'un développeur soit assez fou pour saboter une partie de son jeu histoire que ceux qui parviennent à la fin soient des rares élus à comprendre et à aimer le titre. Surtout, j'ai du mal à envisager qu'un jeu avec une histoire et des personnages aussi géniaux, des idées vraiment bétons sur le game-design (la structure de l'enquête nourrie par les rencontres) puisent être exécuté aussi pauvrement sans une once de sens des réalités. À mon sens, Deadly Premonition a une composante, en plus de sa réalisation exécrable et de son univers qu'on ne peut quitter et auquel on revient toujours, c'est une forme de parodie ou de satire du jeu vidéo et une certaine volonté de ne pas s'offrir à tout le monde. Bien entendu, j'accepte volontiers le caractère capillotracté de ce raisonnement...je choisis néanmoins de croire que Deadly Premonition est beaucoup plus génial que raté. Quand bien même il ne le serait pas, il reste l'un des jeux les plus mémorables auquel j'ai pu jouer.