C'est le développeur le plus en vue du moment. Crâne dégarni, verbe haut, David Cage agace autant qu'il fascine. D'aucuns diront de lui qu'il aime (un peu trop) la lumière des médias, mais la nature hybride de ses productions donne de l'épaisseur à son aplomb. À mi-chemin entre le cinéma et le jeu vidéo, ses oeuvres sont une alternance incessante de vitesses d'action, d'états émotionnels, d'atmosphères singulières. Que ce soit sous une pluie battante ou dans le complément de deux âmes. Cette quête d'une troisième voie remonte à plusieurs années ce dont le magazine Edge se propose de porter à la connaissance de tous.
 
Homme de défi, il a fait sienne la devise de Lagardère en partant à la hussarde pousser à la force de ses bras les portes du siège britannique d'Eidos Interactive. Avec pour seul et unique bagage, un sac à dos renfermant un PC assez puissant pour exécuter l'ambitieuse démo d'Omikron The Nomad Soul. Nous sommes en 1998, très loin du couronnement des mondes ouverts que Rockstar signe aujourd'hui avec l'immense GTA V : "je rêvais d'un jeu doté d'une ville dans laquelle je pouvais évoluer comme bon me semble, rencontrer qui je veux, grimper dans un véhicule, combattre et transférer mon âme dans un autre corps". Ses collaborateurs ont immédiatement freiné ses ardeurs, la technique n'est pas encore au point. C'est mal le connaître.
 
En dépit d'un faible budget et des conditions de travail spartiates (un local exigu de 15m² sans fenêtres !), le créatif enrôle six amis développeurs dans cette folle aventure à l'issue incertaine. David Cage sait qu'il risque gros, son budget ne dépasse pas six mois de production. Il exige alors de ses collaborateurs une implication à 200% en échange d'une rémunération, chose rare dans les pratiques salariales de cette industrie : "en retour, j'attendais d'eux une grande disponibilité, d'être présent à heure tapante et de consentir à travailler de longues journées". Une semaine avant la finalisation de la démo, David se saisit du téléphone et démarche les éditeurs britanniques ayant pignon sur rue. Eidos se montra intéressé, la verve du créatif français avait fait son petit effet. La puissance de séduction du prototype 3D temps réel fit le reste. L'environnement urbain dynamique avant-gardiste, la stylistique d'Omikron captivent tellement le chef de produit d'Eidos qu'un accord entre les deux parties sera signé sur-le-champ. À trois jours d'une cessation de paiement, Quantic Dream est sauvé.
 
 
Commercialisé en 1999, Omikron popularise le concept du gameplay à choix multiples propre aux univers dépliés. David Cage invite le joueur à déambuler à travers les artères d'une ville futuriste grouillant d'activités. L'histoire s'inscrit dans la tradition du film fantastique cyberpunk où se mêle la religion : "c'est le premier jeu bouddhiste au monde, ironise à peine Phil Campbell, ex-designer principal à Eidos venu par la suite rejoindre le studio français. Bouddhiste avec des fusils, je tiens à préciser." Les prétentions du créatif étaient démesurées. Toutefois, tenter un amalgame de multiples genres de jeu a grippé le concept : "il y avait beaucoup de nouvelles idées, elles étaient probablement trop nombreuses", concède David. Le passage de la vue subjective à la vue à la troisième personne cristallisait les critiques : "je fais partie des 15% de joueurs allergiques aux first person shooter parce qu'ils me donnent des maux de tête [...] Half-Life avait très bien réussi" dans ce domaine. C'est pourquoi Eidos obligea l'équipe de pousser dans cette voie : "c'était une erreur", regrette encore David.
 
L'élaboration des dispositifs ludiques d'un monde ouvert est tout sauf une partie de plaisir. Beaucoup d'interrogations ont traversé l'esprit de Campbell, notamment sur l'appréhension des joueurs face à la conduite des taxis, des combats. En définitive, aucune de ces options ne sera retenue au détriment de l'arbitraire : "peut être que GTA a trouvé la meilleure formule" songe-t-il. Pour David Cage qui travaillait sous la tutelle d'Eidos, ces préoccupations étaient négligeables. Il était nettement préférable de maintenir un sens rigide pour les besoins de l'histoire plutôt que de glisser dans un style semi-anarchique, à l'image de GTA III : "le style bac à sable détruit le rythme de l'histoire [...] c'est le premier enseignement d'Omikron, si je veux raconter une bonne histoire, il est nécessaire de baliser le gameplay afin de maîtriser le rythme du récit" insiste, David Cage.
 
 
Musicien avant de poser ses doigts agiles sur un clavier, le développeur considère le jeu vidéo comme l'épicentre de tous les arts. En plus du cinéma, il convoque des chanteurs épousant le profil cyberpunk d'Omikron. David Bowie a marqué la musique anglo-saxonne avec l'extravagance de ses tenues et les multiples identités schizophréniques qui en découlait. Ce dernier ne se fera pas prier pour prêter son visage à l'identité visuelle du jeu de David Cage : "personne n'était en mesure de nous dire s'il allait nous répondre. À notre grande surprise, David Bowie avait immédiatement répondu à notre invitation. Il s'était déplacé avec son fils, un joueur averti. Il ne voulait pas se contenter de composer la musique, il souhaita faire partie du jeu". Le chanteur anglais passa un mois à Paris pour des séances de mocap qu'il déclinera au profit de son chorégraphe : "nous avions capturé les mimiques de Bowie sans lui". Il joua plusieurs rôles comme un chanteur chef de file de The Dreamers ainsi que Boz, une entité numérique à la peau bleue chargée d'aiguiller les combattants de la résistance. C'était une première. Un artiste était modélisé pour évoluer dans un monde virtuel.
 
Tous les ingrédients étaient donc réunis pour assurer un destin commercial heureux à Omikron. Tous ? "Les jeux que je crées semblent déroutants pour les marquetteux américains" grince Cage. Eidos n'a pas assuré la promotion du titre aux États-Unis, mais qu'à cela ne tienne : "le jeu s'est principalement vendu en Europe où nous avons écoulé entre 400 000 et 500 000 exemplaires (600 000 en totalité). Il était trop arty, trop français pour le département marketing américain." Pour Campbell, rien n'enlève au talent de Cage "c'est un auteur classique, style Truffaut" s'emporte-t-il. C'est avec Heavy Rain que David Cage ajouta son nom sur la liste très sélective des concepteurs de jeux vidéo qui échappent à toutes velléités d'étiquetage. Avec Beyond two souls, il préfère le risque à la convenance d'une suite de sa précédente production, pourtant écoulée à plus de trois millions d'exemplaires : "mes collaborateurs disent de moi que je dois être cinglé" glisse-t-il.
 
Je préfère dire de lui que c'est un visionnaire...