C’est presque en totale improvisation que Sega est parti à la conquête du marché du jeu vidéo. Ses faibles marges de manoeuvre, dans des régions verrouillées par un Nintendo triomphant des pires scepticismes précédant le lancement de la NES, le maître incontesté des jeux d’arcade a voulu les compenser par un ton plus hautain avec le joueur, au diapason d’un défi commercial plus grand que lui : Sega, c’est plus fort que toi.

 

Encouragé par son département Arcade, le géant japonais ne pouvait plus longtemps rester sourd aux formidables promesses des jeux vidéo sur consoles de salon. Cette industrie nouvelle complémentaire aux activités de Sega représentait un actif hautement stratégique, constituant sa porte d’entrée sur un marché en plein essor. Le groupe japonais décida de prendre le pouls d’un créneau porteur emmené par Atari et son format VCS 2600 aux États-Unis. Toutefois, sa qualité d’expertise fut soumise à rude épreuve. En 1983, le fabricant lança sur son marché domestique un format hybride le SG-1000. Console de jeux aux allures d’un ordinateur personnel, c’était avec ce type d’hésitations conceptuelles que Sega s’attaqua à un secteur rendu moribond par le violent retournement du marché nord-américain qui entraina dans sa descente aux enfers tous les acteurs mondiaux. Par le jeu d’alliance avec des manufacturiers situés aux États-Unis, il tenta une percée sans toutefois être couronné de succès. Sa position concurrentielle en Europe ne dépassa pas le stade de la figuration. Loin de s’avouer vaincu, Sega récidivait un an plus tard avec un modèle plus évolué, le SG-1000 II. Les consoles de jeu vidéo n’avaient plus bonne presse chez les investisseurs et consommateurs, alors le fabricant japonais multiplia une nouvelle fois les ponts entre son domaine de prédilection (le jeu) et le monde informatique, sans prendre acte à sa juste mesure du remarquable succès de la NES dans l’archipel. Sevré par l’échec de son modèle précédent, cette déclinaison du SG-1000 à carte ne dépassa pas les frontières du Japon tandis que la version à cartouche fut lancée en Europe et en Océanie. Ce n’était que sur le tard que Sega tira les enseignements des contre-performances successives de ses consoles polyvalentes. Le SG-1000 M3 (ou Sega Mark 3) sorti en 1985 sur le marché local traduisit les réelles ambitions du spécialiste de l’arcade. Toutefois, elles se heurtèrent à un mur infranchissable. Les tâtonnements et hésitations de Sega avaient permis à Nintendo d’installer sa Famicom dans la majorité des foyers japonais en toute quiétude. Malgré une puissance technique supérieure, les multiples révisions annualisées du SG-1000 ajoutées à son positionnement flou (console ou micro ?) auront détourné l’attention des joueurs, préférant un signal marketing clair et compréhensible.

 

L’audace de Nintendo de s’attaquer au marché nord-américain malgré une santé économique chancelante poussa Sega à suivre le sillage de son concurrent. Non sans procéder au toilettage nécessaire de sa console comme effectué au Japon avec le résultat connut. la SG-1000 M3 troqua ses ternes habits empruntés au monde informatique contre une véritable identité propre aux consoles de salon. Ainsi, elle fut renommée Sega Master System, une consonance qui prend des accents guerriers, reflétant les intentions pleines de détermination du groupe japonais. Sa coque fut redessinée, les formes étaient moins abruptes avec une préférence nette pour une robe noire, couleur usuellement codifiée aux produits bruns dans lequel appartient le magnétoscope, la Télévision et la chaîne HiFi. Arrivé un an après Nintendo (1985), Sega considéra naïvement que le marché fut déblayé par son compétiteur qui lui aura permis d’économiser de coûteuses études de marché sur la fiabilité du plus dynamique des marchés internationaux. Le risque économique entreprit par Nintendo fut à la hauteur de l’agressivité de sa politique commerciale que le japonais fit peser sur les épaules des éditeurs qui se frottaient les mains à l’idée de l’entrée d’un nouveau concurrent. Nintendo avait en effet verrouillé la compétition grâce à l’accord d’exclusivité qui contraignait les éditeurs à s’interdire de développer des jeux pour tout autre format (norme 10NES). La console de Sega n’était pas en capacité de créer un appel d’air salutaire dans un contexte concurrentiel engourdie par la position hégémonique et discriminante de Nintendo. L’astuce pour contourner cette distorsion de concurrence consistait à acquérir les droits de reprogrammation de certains titres du portfolio de la NES. Cependant, l’idée fut très vite abandonnée, la qualité des jeux était en défaveur de la SMS malgré son avance technique. Le spécialiste de l’arcade dut se reposer sur des produits originaux en plus de son catalogue coinup pour pouvoir rivaliser efficacement avec son rival nippon. Il est surprenant que Nintendo n’ait jamais été inquiété par une commission étatique pour pratique anticoncurrentielle aux USA. L’Europe fut a posteriori beaucoup moins conciliante sur les basses oeuvres répétées de Nintendo.

 

Dans ce contexte hostile miné par son concurrent et au-delà de la ferveur qui accompagna le lancement d’une nouvelle console, Sega devait prouver qu’il avait le souffle et les qualités requises pour devenir un compétiteur crédible. C’est parce que le constructeur nippon semblait miser sur l’absence de ses hits d’arcade sur NES que le doute s’était progressivement installé quant à la capacité de la Master System à tisser une histoire avec le joueur. Seuls deux éditeurs nord-américains avaient signé des accords de développement : Activision et Parker Brothers. Trop peu pour susciter le rêve, les yeux des joueurs étaient rivés sur l’avalanche de titres commercialisés sur la console 8bits de Nintendo. Et pour cause, la branche consumer américaine existait depuis peu (la filiale arcade commençait tout juste à prospérer). Les cadres japonais envoyés aux États-Unis cherchaient désespérément un partenaire stratégique familier de cette industrie, y compris des compagnies de jouets. Personne ne se bouscula en dehors de Tonka, filiale d’Hasbro. Entre temps Sega of America vit le jour en mars 1986, remuant ciel et terre afin de présenter un prototype de SMS au salon incontournable du CES de juin de la même année... pour une commercialisation prévue en décembre ! En moins d’un an, la filiale US était opérationnelle, la SMS prête à décoller. Trop vite.

 

Au pays du soleil levant, les actionnaires les plus remuants réclamaient depuis plusieurs mois l’arrivée d’un nouveau dirigeant capable de revitaliser la gamme de jeux de la SMS. Ce ne fut pas l’intronisation de David Rosen ni de l’introduction dans le capital de Sega du puissant fonds d’investissement CSK (qui jouera un rôle majeur dans la gestion de sortie de crise qui fera vacillée le constructeur à la fin des années 90) qui mirent fin aux désillusions. Deux longues années de bataille acharnée empoisonnèrent Sega peinant à trouver le chemin de la croissance vertueuse. En 1988, las d’avoir abattu ses dernières cartes, l’entreprise se lança dans un profond examen stratégique de son activité. Elle dut organiser sa propre disparition en douceur du marché US sous peine de sombrer (la NES confisqua 90% de parts de marché à la SMS). Elle céda l’intégralité de ses droits de distribution sur le sol américain à la société spécialisée dans la distribution de jouets dont elle était déjà associée, Tonka. L’objectif était d’inverser le sombre destin commercial de la Master System en s’appuyant sur la couverture nationale de son réseau jugée par l’état major japonais mieux à même de relancer la console. Cet accord vit accélérer le repli des ventes en raison d’une cascade d’erreur de jugement lié à une méconnaissance totale des spécificités de ce secteur industriel. Contre le bon sens absolu, Tonka opposa son véto à la localisation de plusieurs titres phares venus du Japon ayant le potentiel de contenir voire de redresser la tendance des ventes. L’inconséquence de décider d’écrémer le catalogue de jeux de la 8bits de Sega occasionna une raréfaction de l’offre tandis que sur NES, le joueur croule sous une montagne de titres plus éblouissants les uns que les autres. Tonka jouait double-jeu. La société utilisa la console 8bits afin de faire la promotion de ses propres marques. Filiale d’Hasbro (spécialiste jouets et jeux de société), elle décida de développer la déclinaison interactive d’une pièce maîtresse de son catalogue produit, le Monopoly. Et ce, avec l’aide des généreuses subventions de Sega Japon. L’amateurisme de Tonka alla jusqu’au développement des jeux proprement dits. L’expertise technique de la SMS fut royalement ignorée, si bien que les programmeurs travaillèrent sans avoir une connaissance parfaite des limites de la machine. Très rapidement, les problèmes sautèrent à la figure des informaticiens. La faiblesse de sa mémoire poussa l’équipe américaine à revoir intégralement le jeu en faveur d’une version visuellement moins riche. Des animations furent également supprimées, des sons effacés. Le premier titre de SoA passa inaperçu aux USA tandis que la maison-mère japonaise s’opposa à une localisation au motif d’un manque de limpidité du concept.

 

Sous le poids de prévisions toujours plus pessimistes, Sega Japon arrêta la commercialisation de la Master System sur son marché domestique. Ainsi, sur le front des deux marchés principaux, la SMS capitulait sans avoir inquiété Nintendo. Les dysfonctionnements internes, la mauvaise gestion commerciale de la console suffirent à faire reculer Sega. Toutefois, il y a un Continent négligé par Nintendo dans lequel Sega joua avec brio son vatout, l’Europe. Bien que la NES ait été lancée sur ce marché vers la fin de l’année 1986, la priorité de Nintendo était ailleurs. La console vedette du leader mondial ne fut pas aussi soutenue sur le plan marketing et les prix de vente pratiqués avaient vite fait de réserver la NES à une clientèle privilégiée. Fortement secoué par l’échec de sa plate-forme, Sega retrouva des couleurs sur le sol européen. C’est fin 87 que le challenger lançait officiellement sa console en Angleterre et ensuite en France, l’Allemagne, l’Italie et enfin l’Espagne. Les publicités inondèrent les écrans de télévision d’images des jeux arcade de Sega, les joueurs s’enflammèrent à l’idée de retrouver chez eux les hits des salles enfumées ou de bar. Des lieux interdits aux mineurs qui, tout de même, se bousculaient pour s’offrir des sensations numériques intenses. Les parents n’avaient pas de mal à être convaincus, le prix de vente de la Master System était dans les plus grands pays européens inférieurs de 20 à 30% à celui d’une NES. L’environnement concurrentiel atone (snobisme de la 8bits de Nintendo, effondrement des jeux sur micro) était propice au succès de Sega. 80 000 consoles furent écoulées en Europe au cours de l’année 87. Nintendo signa un score identique alors qu’elle était présente avant la console de Sega. À la fin de l’année 88, le parc de Master System était six fois plus grand : 500 000 exemplaires trouvèrent preneur, battant à plate couture le format de Nintendo handicapée par la négligence du constructeur japonais. L’Amérique du Sud donna également une bonne bouffée d’oxygène à la SMS. Le Brésil devint sa terre d’accueil et représenta très vite le plus important marché international de Sega. Énormément d’efforts de localisation des jeux (langue, mais aussi exclusivité régionale) et d’adaptation de la console (Master System III) avaient été entrepris pour pénétrer ce marché porteur. Une épine dans le pied du leader mondial qui ne changea cependant pas d’un iota sa considération mesquine de l’Europe et du reste du monde lorsqu’il commercialisa avec deux ans de retard sa Super Nintendo.

 

En bon capitaine d’industrie, Sega tenta cette fois de prendre de court Nintendo en commercialisant un monstre de technologies avancées, la Mega Drive (ou Genesis). La 16bits de Sega sortait du bois et Nintendo le tirailleur n’était pas là pour l’accueillir. Le leader mondial se hâta lentement pour lancer le successeur de sa plate-forme 8bits, car << Nintendo n’a pas de concurrent >> sifflait volontiers Yamauchi. En accélérant le vieillissement de la NES, Sega tenta de faire évoluer le périmètre concurrentiel non plus d’après l’écrasant catalogue de jeux de Nintendo, mais sur un plan strictement technique, le graphisme. Ce saut dans le temps avait aussi pour objectif de détenir des brevets pour se défendre des attaques que n’aurait pas manqué de lancer son adversaire, toujours prompt à torpiller la concurrence avec des méthodes à la limite de la légalité. Face à la gestion désastreuse de Tonka, Sega tenta plusieurs fois de reprendre intégralement la main sur la promotion de la Master System aux USA. L’idée du japonais était de proposer une solution de repli aux joueurs intéressés par la Genesis, mais freinés par le coût d’acquisition élevé de sa nouvelle console 16bits. Las, le marché resta de marbre. Sonic devenait à titre posthume le dernier titre publié sur Master System. En Europe c’est un autre son de cloche, le fabricant alimentait sa 8bits avec des titres de qualité (Street of rage 2, Sonic 2) ce qui ne cannibalisa aucunement les ventes de la Mega Drive dont le segment haut de gamme la destinait à un public plus âgé.

 

Désormais, il s’agissait dans l’esprit des dirigeants de Sega d’envoyer un message d’optimisme aux joueurs. L’idée était de tourner lentement la page après le fiasco de la SMS sur deux des trois principaux marchés internationaux, en essayant d’avancer sur des questions du renouveau de la firme au hérisson. À l’image de sa nouvelle mascotte, Sega s’imposa un nouveau style et de nouvelles méthodes de marketing. Il se voulait volontiers plus piquant, plus dynamique et plus lucide. Cette nouvelle stratégie fut payante aux USA comme en Europe quand bien même le Japon continuait à faire la sourde oreille. Un des enseignements importants dont tirera par la suite Sega aura été qu’aucune position concurrentielle n’est indéfiniment figée, et ce malgré les tentatives discutables de Nintendo de neutraliser le marché. De cette leçon, Sega en fera une doctrine pour les prochaines batailles qu’il aura à mener.