Peu relayé médiatiquement, le sommet du DICE durant lequel de grandes figures du monde du développement se succèdent est pourtant riche d’enseignement. L’intervention d’Alexey Pajtinov accompagné de son partenaire de toujours Henk Rogers nous instruit un peu plus, malgré l’abondante littérature qui lui est consacrée, sur les tenants et aboutissants de la création et de la commercialisation mouvementée du légendaire Tétris. S’il se définit professionnellement comme chercheur en informatique, l’homme éprouve une faiblesse en faveur « des petites badineries telles que les puzzles et énigmes ». Sa création originelle est née de la volonté de transposer des pièces de pentomino dans le monde informatique dans des conditions rudimentaire...
 
L’appétit de sociétés nord-américaines (Atari, NoA...) pressées de conclure un contrat en or avec lui poussa l’homme à s’initier à l’épreuve redoutable de la négociation commerciale. En 1988, Henk Rogers était alors un modeste game designer qui au détour de ses déambulations dans les allées du CES tombe sur une démonstration d’un petit jeu dont il perçoit le formidable potentiel commercial. À son initiative personnelle, il partit pour la Russie afin d’arracher la précieuse licence à A. Pajtinov. « La veille de notre rencontre, on m’a informé qu’un petit homme d’affaires rond comme une pomme de terre souhaitait me rendre visite, révèle Pajtinov. Lorsque nous nous sommes mis à échanger quelques mots, je réalisais que je rencontrais pour la première fois un concepteur de jeu. La connaissance du monde de la programmation, la passion du jeu, c’est quelque chose qui déborde de votre personnalité. Bien qu’entourés de tristes bureaucrates, nous sommes rapidement devenus complices ».
 
Une série de sauts d’obstacles attendaient H. Rogers. Se lier d’une amitié sincère avec le créateur est une chose, décrocher les droits d’exploitation avec ses supérieurs en est une autre. Et quand l’équipement téléphonique rudimentaire de l’époque soviétique s’ajoute à ces difficultés : « Il fallait que je reste assis près du téléphone pendant huit heures pour entendre dire “votre appel pourrait venir à tout moment”, merci au mécanisme de connexion passéiste de l’opérateur russe chargé de transmettre les appels internationaux [...] j’attendais une réponse de mon avocat habitant au Japon [...] un contrat limité à 20 pages, dénué de terme technique. J’ai explicité chaque mot [...] un jour plus tard, je décrochais le meilleur accord que l’industrie ait jamais connu ».
 
De retour aux États-Unis, Rogers devait convaincre Nintendo de préserver certaines de ses prérogatives de l’édition Game Boy par le bluff. « J’ai déclaré à Nintendo que les Russes étaient des négociateurs très scrupuleux ». Diverses dispositions prises par le constructeur heurtaient les intérêts du game designer. Ce dernier avait en effet injecté deux millions de dollars par apport personnel en plus de l’emprunt contracté auprès de sa belle famille afin de financer la production du jeu sur la console de poche de Nintendo. « Je m’excuse auprès de vous tous qui avez joué à la version Game Boy de Tétris, j’ai forcé Nintendo à afficher mon droit d’auteur (le nom de sa société) pendant quatre secondes » s’amuse Rogers.
 
Pajitnov rappelle une période douloureuse de cette phase de négociation des droits d’exploitation commerciale : « J’ai été menacé de prison par le gouvernement soviétique dans le cas où j’acceptais de signer [...], mais Rogers m’a beaucoup aidé ». Le chercheur en informatique fuit clandestinement son pays pour s’exiler aux États-Unis. Ce n’est que plus tard en 1996 que l’ensemble des droits intellectuels revient à Pajitnov sans les précieuses royalties le dédommageant de la spoliation dont il a été victime.
 
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