Il est des destins parfois surprenants. Il est des choix qui forcent le respect. Il est des hommes fascinants. Eric Chahi est de ceux-là. Naît le 21 octobre 1967, le père d’Another World est un personnage hors norme. Loin des mondanités, des strasses et des paillettes, le Montpelliérain est hanté par une passion dévorante. De celles qui vous propulsent vers les sommets et vous dessinent une admirable ligne de conduite. Amateur de science-fiction, de littérature et de cinéma, Eric Chahi aurait pu voir son destin basculé, un beau jour de 1995. Entre l'offre de Steven Spielberg chez Dreamworks et l'aventure Heart of Darkness chez Amazing Studio, le choix paraît des plus cornéliens... ou pas !  Extraits de l’ouvrage « Les Grands Noms du Jeu Vidéo #6 – Eric Chahi – Parcours d’un créateur de jeux vidéo Français », fraîchement débarqué aux Editions Pix’n Love.  

 

 

Mai 95 est arrivé. Destination l’E3.

Le gigantisme de ce nouveau salon surprend plus d’un européen, inaccoutumé à voir autant de stands, autant de couloirs, autant d’étages, autant d’acteurs du jeu vidéo réunis en un même lieu. Certains éditeurs ont loué des suites dans les étages, d’autres invitent les professionnels du domaine dans des cinémas à l’extérieur ou organisent d’immenses fiestas à quelques kilomètres de là.

Combien sont-ils ? Des centaines ? Plutôt des milliers.

 En visite à l’E3, les membres d’Amazing Studio sont bluffés lorsqu’ils découvrent la PlayStation de Sony. La console a été lancée fin 1994 sur le sol japonais et l’on voit apparaître des jeux qui changent la donne — Resident Evil n’est plus très loin. Eric Chahi se souvient :

« À Los Angeles, sur le stand de Sony, en 1995, je me rappelle qu’ils faisaient des démos pour les développeurs. Ils faisaient bouger un tyrannosaure en 3D. Il avançait, ouvrait la bouche… Au niveau de l’animation, c’était extrêmement impressionnant. J’étais scotché. »

Sony a apporté un soin tout particulier à ce T-Rex qui déambule sur un fond noir, les dents proéminentes, avec une lumière qui pointe sur le ventre. La bestiole est montrée sous toutes les coutures, depuis le haut comme depuis le bas, avec des effets de caméras.

« Je demeure persuadé que la PlayStation a été la plus grande console existante, tant elle a représenté une véritable révolution. Elle apportait une vraie 3D, la perspective de s’écarter des jeux ‘gnan gnan’ à la Nintendo pour aborder des thèmes plus adultes. Par ailleurs, elle affranchissait le joueur des cartouches… »

La réputation d’Amazing Studio est au beau fixe. Au début du mois de mai, le magazine Edge a remis la sauce sur Heart of Darkness, auquel un nouveau reportage particulièrement élogieux a été consacré. Le journaliste s’est extasié sur la qualité de l’animation du personnage au sein du jeu : « Le héros fait l’objet d’une animation de 1 600 frames là où les jeux consoles n’en ont habituellement que 1 200. Les personnages sont déjà impressionnants lorsqu’ils sont statiques. Une fois animés, ils sont à couper le souffle. »

Le journaliste de Edge est tout aussi dithyrambique quant à la façon dont ces animations sont pré-chargées en mémoire afin d’apparaître le plus fluide possible. Les 27 minutes de dessin animé reçoivent tout autant de lauriers. D’un bout à l’autre de ce reportage, les superlatifs pleuvent : « Amazing Studio a placé la barre si haut que ses compétiteurs auront bien des soucis s’ils veulent rattraper leur retard. » La réflexion des déplacements d’Andy lorsqu’il se trouve dans l’eau et la gestion des ombres sont également complimentés.

Que dire ? Ce nouvel article de Edge constitue une sorte de tapis rouge pour l’équipe d’Amazing Studio. De fait, lors du salon E3, Martin Alper – dirigeant de Virgin Games - redécouvre les cinématiques de Heart of Darkness et une fois de plus, il en est retourné. Son enthousiasme pour cette introduction sous forme de dessin animé 3D est si fort qu’il a claironné la chose auprès des pontes du 7ème art.

Il faut qu’ils viennent voir cela de leurs yeux !

Quelque part, les choses sont en train de changer d’échelle…

« Alper avait pris rendez-vous avez le Tout Hollywood. Nous les avons vu débarquer un à un sur le stand de Virgin : George Lucas, Steven Spielberg, les patrons de Disney, l’actrice Geena Davis… Nous hallucinions complètement. Des gens de ce calibre venaient voir les jeux vidéo. Martin Alper était en train de leur montrer Heart of Darkness !… »

Peu après, Martin Alper demande à rencontrer l'équipe d’Amazing Studio. Il leur joue alors une toute nouvelle partition : métamorphoser le studio en un mini Walt Disney du dessin animé 3D.

Hein ?

« Son rêve, au fond, c’était de faire du cinéma. Martin Alper nous a réuni et a dévoilé sa nouvelle ambition : ‘Nous sommes en présence d’une opportunité unique : réaliser un film Heart of Darkness en image de synthèse.’ Il nous a fortement incités à nous lancer dans cette production d’un film animé, quitte à laisser tomber le jeu vidéo ! »

Pour une surprise, c’est une surprise…

Chahi et ses acolytes ayant rencontré Steven Spielberg lors de l’E3, ils se voient conviés dans les studios de Dreamworks à Redwood, dans de vastes locaux tout en bois. Sur place, Jeffrey Katzenberg, et Steven Spielberg les accueillent comme des princes.

Dreamworks a été fondé en octobre 1994 par un trio de choc : Steven Spielberg, le producteur de musique David Geffen qui a jadis signé les Eagles, et Jeffrey Katzenberg, l’ex PDG de Disney (où il a produit Le Roi Lion). Dreamworks s’est presque immédiatement lancé dans l’animation 3D.

À leur arrivée, Katzenberg leur montre quelques séquences d’un film alors en préparation — il ne sortira que 3 ans plus tard — Le Prince d’Egypte.

« Nous-mêmes leur avons montré de nombreuses parties du jeu Heart of Darkness, notamment les cinématiques que nous avions finalisées, avec des effets de son, de la musique… Seul le dessin animé du début était finalisé, mais nous avons tout de même voulu leur montrer tous ceux que nous avions réalisés sous leur forme encore brute. Spielberg était clairement impressionné. »

 

Alper est tellement motivé par l’opportunité de faire de Heart of Darkness un dessin animé en 3D qu’il va faire le voyage deux fois de suite à Paris, et à chaque fois, tenter de convaincre Chahi et son équipe de changer de voie…

« C’était le grand rêve de Martin Alper : réaliser le premier film en image de synthèse. »

Au même moment, Pixar, une société détenue par Steve Jobs, est en train de finaliser le dessin animé Toy Story. Ce film jalon va sortir à l’automne 1995 — il semble donc qu’Alper l’ignorait alors. Jeffrey Katzenberg va lui aussi venir voir l’équipe en France et entonner un même couplet. Pourtant, à leur grand ébahissement, ils échouent à transmettre leur fougue aux membres d’Amazing Studio.

« Nous, nous voulions finir le jeu. C’est le message que nous leur avons fait passer. Éventuellement, produire le dessin animé ensuite, mais d’abord achever le jeu. »

Un jour, Martin Alper se retrouve avec Eric Chahi à l’intérieur d’un taxi, dans Paris. Il adopte un ton magistral :

« Réfléchis bien, Eric, parce que le jeu vidéo, cela ne fera que passer. Dans 50 ans, on l’aura oublié, alors que les films resteront. Tu as une chance unique de pouvoir créer un film. Cela ne se reproduira sûrement pas deux fois ! »

Eric Chahi, pour sa part, voudrait juste voir le bout du tunnel.

« Ce qui me terrorisait, c’est que Heart of Darkness, cela commençait à devenir pesant. Nous étions une bonne dizaine et c’est lourd de gérer une équipe avec toutes les tensions qui peuvent survenir. Je ne me projetais pas dans la réalisation d’un film avec une équipe encore plus grosse. »

Chahi répond donc à Alper :

« Finissons le jeu, et nous verrons… »

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