Article publié la semaine dernière sur Birganj. Ce n'est pas une critique du jeu vu que le jeu en question, The Stanley Parable, n'est pas un "jeu" au sens traditionnel du terme. C'est donc l'opportunité d'ouvrir une sous-rubrique de branlette : "étude de cas", qui va extrapoler ce que le jeu nous raconte.

The Stanley Parable est, au moment où l'on écrit ces lignes un joli succès indépendant, puisqu'il s'est déjà vendu à plus de 100 000 copies en trois jours. Ce jeu initialement conçu comme un mod pour Half-Life 2 a été retravaillé suite à son succès d'estime pour sortir après validation via Steam Greenlight. Un projet, donc, réclamé par le public. Seulement, la nature exceptionnelle de ce jeu nous empêche d'en écrire une « critique » en bonne et due forme. The Stanley Parabole est plutôt une expérience au sens propre du terme qui sera incapable à quantifier. C'est ainsi qu'il inaugure une sous-rubrique Point de vue, appelée Étude de cas.

Lectrices, lecteurs, joueuses, joueurs, il est temps d'allumer votre cerveau.

T0 : The Stanley Parable

Le thème de cette session sera « le libre arbitre », illustré par le jeu The Stanley Parable.

Stanley est un employé de bureau qui s'ennuie, vivant sa routine machinale jusqu'au jour où tous ses collègues disparaissent. Le joueur prend le contrôle de Stanley passant à la première personne et se verra guidé par une voix bien-veillant. Cette voix vous dictera la marche à suivre pour accéder vers la fin écrite du jeu... Tout en laissant au joueur la possibilité de s'en détourner. Tout part d'un simple choix : la porte gauche ou la porte droite, pour voir ses choix se multiplier, tel un arbre de probabilités. Jusque là, pas de soucis. Excepté que celui qui est le narrateur ou est-ce le créateur lui-même, interprété par l'acteur Kevin Brighting, n'acceptera pas de vous voir se détourner de son scénario. A chaque fois que vous désobéirez, le narrateur vous narguera, vous dénigrera, insultera même ou réajustera son histoire, créant ainsi de multiples altérations de ce qui a été initialement écrit.

The Stanley Parable est une mise en abime qui va requestionner la pertinence et le réel impact des choix du joueur dans un jeu vidéo. Parce que le libre-arbitre vidéoludique est toujours conditionné par les possibilités décidés par les game designers, chaque « mauvais » choix dans The Stanley Parable, sous entendu que le « bon » est celui de l'histoire principale entrainera une réaction en chaine de situations les plus absurdes, cocasses et parfois dérangeantes. Se mêleront ainsi la relation du joueur face à son personnage, du joueur face au narrateur-auteur et parfois même ce narrateur-auteur sera confronté à son propre abus de pouvoir. Chaque mini histoire de The Stanley Parable que le joueur provoquera se boucle en dix minutes environ mais ce sera l'accumulation et la répétition infinie du jeu qui fait que le Game Over n'existe pas, ouvrant ainsi la porte vers une nouvelle façon de pousser les limites de ce qu'ont décidé les développeurs.

La malice de The Stanley Parable est de donner l'illusion du choix en offrant des passages alternatifs au joueur... Tout en ordonnant la marche à suivre pour vivre le scénario. La tentation du joueur curieux, voir enfantin de désobéir au jeu, puis petit à petit de désobéir à un narrateur des plus humains, titillant sa vanité, son égocentrisme, provoquant sa méchanceté et sa haine pur par nos « mauvais » choix, est grande. Mais tel un anneau de Möbius, en offrant une pseudo liberté de choix terminant à chaque fois par la mort sauf si l'on ne suit pas le script établi, tout ce que l'on pense faire librement est tout bêtement décidé par les développeurs. Développeurs qui ont laissé des portes ouvertes, tout en fermant les autres laissant des couloirs linéaires, ont écrit le scénario, codé les scripts, etc. Ce petit exercice de manipulation sournoise met en exergue les limites des choix mais aussi les ficelles trop grosses des schémas narratifs du jeu vidéo. En détournant le classique de la demoiselle en détresse pour donner de la motivation au joueur, en détournant les indications fléchées des multiples jeux actuels par une ligne continue faisant faire au joueur des tours sur lui- même, ou en jouant sur le principe de Game Over, rendant caduque le suicide pour échapper au contrôle de ce narrateur-auteur, le joueur est piégé par le labyrinthe narratif qu'est The Stanley Parable. Comme l'illustre bien l'absence de réel Game Over nous ramenant toujours à notre point de départ. Une expérience ludique qui explique et dévoile les revers des pseudo libres-arbitres virtuels avec beaucoup de dérision, d'humour noir, parfois d'angoisse au vu de la façon dont le joueur est agressé verbalement par une voix enregistrée... C'est là toute la magie du jeu vidéo : tout est scripté, tout est anticipé mais l'illusion d'échanges entre le joueur et le créateur par l'intermédiaire du jeu est omniprésente.

T1 : le Libre-arbitre

Cette remise en question de l'illusion de liberté des jeux vidéo n'est, en réalité pas nouvelle. C'est ce en quoi consiste le twist mémorable de Bioshock, par exemple. Et il était mémorable, car il prenait la forme d'un jeu dit « classique », un shooter où l'on semble se balader où l'on veut, selon les limites du level-design mais où l'on suit bêtement le scénario sans se poser de questions pour se faire au final, traiter comme un mouton, voir un esclave, vu les circonstances de l'aventure. C'était magistrale puisque le jeu était maquillé comme un FPS relativement classique, reprenant les canons habituels dans son game design et son level-design. Pour The Stanley Parable, il est évident dès l'apparition des deux portes, que ce soit le sujet de réflexion. Le plus intéressant ainsi, n'est pas de se toucher en réfléchissant autour de l'impact réel des jeux à choix multiples. C'est de déconstruire totalement, par l'absurde, la dérision, la moquerie, voir même une certaine méchanceté, sur quoi repose l'illusion de certains choix de design grossiers. Pourquoi essayer de faire croire au joueur qu'il maitrise son avatar, qu'il peut se le réapproprier, s'identifier à lui, alors qu'en fait il ne fait qu'agir selon les disponibilités offerts par les développeurs ? Voir - pire - conçus selon l'anticipation des actions du joueur, prouvant un certain manque de créativité chez ce dernier, comme un Deus Ex dont il est impossible de rester bloqué et qu'il est possible de détourner (en apparence) certaines barrières (en empilant des caisses, tout bêtement) ? De nos jours, les jeux dits « à choix libres » ne sont plus aussi bien maitrisés et sont finalement largement signalés par des choix A ou B ou par des codes couleurs bleu (bien) ou rouge (mal). On signale des choses en surbrillance pour ainsi dévoiler à l'œil nue les différentes disponibilités offertes au joueur, là où il fallait les expérimenter de son propre chef, quinze ans en arrière...

Le plus amusant étant que contredire le développeur a toujours été un jeu pour le joueur. Lors du développement d'un game design, qui plus est offrant certaines larges possibilités, il faut toujours tester ce que ferait un joueur, en étant le plus illogique possible pour ainsi concevoir une parade. Ça peut aller aux choses les plus négatives, comme placer sa caméra au ras d'un mur pour y voir de jolis bugs (époque PS1), rechercher et provoquer des glitches (coucou Rockstar), ou créer des conflits, en empêchant un script de se déclencher en avançant trop vite par exemple (il y a d'ailleurs un clin d'œil à ça, dans The Stanley Parable), etc. Le « libre arbitre » du joueur ne concerne ainsi pas forcément les jeux à choix multiples qui pullulent depuis quelques années mais est le ba-ba dans les tests qualités de toutes les productions vidéoludiques. L'être humain n'est absolument pas de nature à obéir aveuglément. Tel un enfant, il aura toujours la tentation de braver l'interdit, surtout si l'irréalité du jeu vidéo ne lui infligera aucune peine...C'est ainsi qu'on a vu défiler sur le web, des best-of de Game Over par exemple, des compilations de morts absurdes, détournant alors le jeu vidéo de son but principal. Mais les développeurs de jeux vidéo n'aiment pas ça. Ils aiment qu'on respecte leur boulot en faisant ce qui est demandé, en faisant ce qui a été conçu pendant de longues années de travail. D'autant qu'un jeu trop libre demandera beaucoup plus de temps de temps de débogage et de contrôles qualités, donc de temps, donc d'argent. De ce point de vue là, on peut clairement dire que l'arrivée des jeux dirigistes, couloirisés, où le bouton « saut » ou « accroupi » ne s'active qu'à des endroits précis, ont bien aidé les développeurs à imposer leur rythme, leur jouabilité, leurs idées, bref, prendre le contrôle de leur production. Petit à petit, on notera aussi qu'elle éduque le joueur à être plus obéissant et moins créatif, facilité par une expérience de plus en plus dirigiste et renfermée.

Même les jeux dit « ouverts » s'enferment dedans où au final les villes mortes sont légion et n'agissent que comme un hub géant et non une réelle interaction. Même un Fallout : New Vegas où un Chris Avellone trouvait fascinant l'idée de créer sa « propre histoire » où le joueur force deux gangs à s'entretuer, en servant d'appât est conditionnée par l'IA binaire des ennemis : ami ou ennemi sans concession, sans zone grise. Au final, le joueur doit redoubler d'inventivité non pas pour tripper dans son roleplay, mais pour réussir à faire des choses improbables que peuvent lui être accordés par les développeurs... Avec toute la frustration que cela engendre. D'ailleurs, The Stanley Parable n'est-il pas à la base un mod de Half-Life 2, autrement dit une modification du jeu selon les limitations du moteur Source ? Le libre-arbitre a aussi des effets bénéfiques donc dans la créativité de potentiels développeurs de demain, mais aussi dans ce que l'on appelle le gameplay émergeant. C'est à dire, que le développeur va fournir une série d'actions, d'objets ayant un but précis mais dont leur utilisation sera suffisamment souple pour que le joueur en détourne sa fonction, au delà du simple fun. Exemple concret ? Le bunny hopping est un parfait exemple de gameplay émergeant où une liberté laissée (à la base, c'était en exploitant un bug de Quake) a permis de créer une technique efficace et reconnu dans les FPS multi. Autrement dit, derrière un gameplay semble t-il classique, la tendance du joueur à braver l'interdit, ou plutôt ne pas respecter les règles a permis d'étoffer le gameplay que son développeur n'avait pas pensé. L'idée même que le joueur, à priori simple récepteur, participe à étoffer le travail du développeur appelle à une complicité certaine entre les deux parties. Un relationnel inexistant dans les autres medias populaires. Ce qui, de nos jours, est un exploit était quelque chose d'assez répandu dans les années 90, bien aidé par une 3D pas vraiment maitrisée. Vous noterez aussi que dans certains speed-tests de jeux 8 ou 16-bits, le recours au glitch permettant d'améliorer ses performances est quelque chose de courant. Même si l'on reconnaitra qu'un speed-test n'est pas une méthode de jeu des plus communes.

Conclusion

Au final, The Stanley Parable traite du libre-arbitre sous toutes les coutures possibles. Il déplore à la fois le dirigisme des level-design actuels, il se moque des illusions foireuses de liberté par sa signalétique, il pose la question de façon presque meta-physique de la mort virtuelle, n'étant ainsi qu'une ligne de scénario et de script supplémentaire, où l'on finira par revenir par son checkpoint. Il sous-entend les difficultés des développeurs à diriger intelligemment le joueur, il pose la question de l'identification de son avatar, etc. Sa nature même est une dérogation aux règles de Half-Life 2. Pas de bien, pas de mal. Pas de bons choix ou de mauvais choix, il n'y a que ce que nous offre le développeur. Tel un spectacle de magie qui se dérobe dès la connaissance du « truc », la narration du jeu vidéo (au sens large du terme, diriger un personnage du point a à b est un scénario à proprement parlé) doit réussir à maintenir l'illusion en renouvelant ses codes, ses propres « trucs », ici passés au peigne fin dans The Stanley Parable. Dès que vous comprenez le truc, la magie ne prend plus. Le tour de force de cette expérience est qu'en exposant et se jouant de tous ces « trucs », le joueur se fait embobiné comme un enfant sur sa présumée importance vis à vis du jeu, vis à vis du développeur. Expérimentez The Stanley Parable et vous ne devriez plus voir vos jeux comme avant.

A (re)lire, mis en page, sur PG Birganj, en Une ou dans la rubrique "Points de vue".