Article publié le week-end dernier sur Birganj.


Avec le projet Broken Age, Tim Schafer et son studio Double Fine ont buzzé et fait connaître au grand public la plate-forme de financement participatif Kickstarter. Le but : permettre au public d'effectuer une donation pour la concrétisation d'un projet créatif, dont le jeu vidéo. En échange de don, le public reçoit une copie du jeu en avant-première et des goodies en fonction de l'importance de ses donations. Ce fut là un franc succès avec aussi une suspicion de dérives ou de mauvaises gestions financières à venir. Comble de l'ironie, c'est Tim Schafer et son Broken Age qui illustrera le mieux ce décalage entre projet crayonné et projet finalisé. En effet, le projet qui demandait initialement 400 000 dollars (300K pour le jeu et 100K pour un documentaire) avait récolté 3,45M de dollars, record seulement dépassé par Pillars of Eternity d'Obsidian. Malgré ça, nous apprenions quelques mois avant la sortie du jeu, maintes fois retardé, que les fonds étaient insuffisants et que le titre serait vendu divisé en deux actes, le premier ayant même droit à une sortie en early access sur Steam, pour ré-engranger plus d'argent. Il faut dire aussi que l'euphorie de la réussite Kickstarter a gonflé un peu trop l'ambition de l'équipe au point de déstabiliser un peu trop la gestion des caisses. Voilà donc Broken Age : acte 1 de sortie sur PC. Ça valait tout ce ramdam ?

Click and Watch

Quand Tim Schafer a vendu son projet, c'était pour refaire un click'n play « à l'ancienne ». « A l'ancienne » étant une formule qui perd tout ce sens quand on voit qu'un studio comme Pendulo se vendait déjà de la sorte en 2000. Alors, naïf, nous pouvions éventuellement penser « oohh comme quand vous aviez développé Grim Fandango et Full Throttle, monsieur Schafer ? ». Mais non. Broken Age fait parti de ces click'n play nouvelle génération où l'on met de côté le travail d'écriture d'énigmes et d'univers fouillé à double lecture, plus ou moins drôle ou plus ou moins satirique et met au premier plan, une narration premier degré et littérale, tel un conte contemporain.

On ne peut pas passer trois paragraphes en rhétorique faisant semblant de mettre en valeur un gameplay qui est d'un simplisme enfantin. Comme n'importe quel gameplay de click'n play, vous irez parler à des personnages secondaires, amasserez des objets, les combinerez et les actionnerez sur un objet du décors pour faire avancer l'histoire. Jusque là, rien à redire. Comme le veut la tradition d'aujourd'hui, l'ergonomie y est épuré au maximum avec un curseur de souris qui n'a que deux positions : une croix qui montre que rien n'est cliquable et un petit cercle de chargement pour illustrer une interaction unique. On notera un menu déployant des items pas très bien placé, puisqu'en se situant dans le coin inférieur gauche de l'écran, vous pourrez cliquer dessus par inadvertance en voulant quitter un écran. La présence d'un double click pour fondre vers le nouvel écran sans perte de temps est une bonne chose aussi pour accélérer le pas dans les nombreux allers-retours. Mais le premier souci de Broken Age étant sa simplicité non pas enfantine, mais surtout ennuyeuse. Si vous espériez un click'n play old school, laissez tomber. Vous amassez un nombre d'objets très limité (jamais plus de 6) induisant des énigmes faciles. Tel le syndrome de Broken Sword 5, l'absence d’excentricité dans les objets empêche toute finesse, tout piège et toute complication d'énigme. Le joueur avance sans réelle entrave d'autant que l'écriture de l'histoire fait que l'on connaît clairement nos buts à chaque début de séquence. L'aventure de quatre heures étant ludiquement fort ennuyeuse, sans drôlerie, sans surprise... L'échelle sert à monter d'un étage, un sceau de sève sert à remplacer à sceau de sable, on vous demande de rapporter du bois, vous pouvez rapporter le premier morceau de bois mort que vous trouvez, osef ça marche... C'est d'une banalité assez pénible en soit, d'autant plus si vous espériez trouver les recettes de l'époque de LucasArts remplis d'objets autant incongrus qu'hilarants.

Acte I-ntro

Le gameplay basique et banal sert en fait à conter une histoire originale teintée avant tout d'un graphisme très pictural, épais, coloré, rappelant le mouvement Fauvisme. Le Fauvisme se démarque notamment pour sa séparation franche des couleurs : pas de mélange, ni par la matière, ni par l'illusion. Elle est marquée par l'utilisation de couleurs vives et par de gros aplats épais de peintures, très matérielles. Broken Age est un jeu où les décors sentent et matérialisent la peinture. On voit encore les traces de brosse à chaque gros plans notamment sur les zones en premier plan, les couleurs sont chaudes, vifs, sortis du tube. Nous jouons dans une peinture comme background, sans effets spéciaux ridicules, sans gommage de traces manuelles, l'univers y est ainsi clairement vivant, réel, matériel donnant un cachet à une histoire qui attend son cliffhanger de fin pour réellement décoller...

Pour un jeu misant (comme très souvent, maintenant) tout sur son scénario, on ne peut pas dire que cet acte I soit maîtrisé et surtout intéressant. Le jeu est divisé en deux points de vue : celle de Vella qui a le plus d'heures à jouer et Shay. Deux personnages vivant des univers diamétralement opposées dont leur destin vont évidement se croiser. C'est d'ailleurs là dessus que se termine l'acte, de fort belle manière méritant son « to be continued » frustrant. Vella est une jeune fille qui se prépare à être sacrifiée avec 4 autres villageoises pour le méchant Mog Chotra afin d'épargner leur village. L'esprit vif de la jeune fille se demande alors s'il ne peut pas être tué plutôt que nourri. En évitant son sacrifice, elle se lance dans l'aventure pour éliminer ce monstre géant tentaculaire. L'univers de Vella est fait de nuages flottant, de robes en gâteau et d'arbres qui parlent ressemblant à un conte, tout y est doux et joyeux, jusqu'à ce qu'on comprenne qu'ils sont tous un peu timbrés et/ou cyniques. Broken Age est cependant long et lent à s'installer. Il s'agit globalement d'une introduction de l'univers étalée sur quatre heures. Il faut laisser passer les minutes et globalement passer les deux premières séquences pour petit à petit, doucement prendre la mesure des dialogues absurdes des personnages du monde de Vella. Avec un gourou timbré adepte de la légèreté interprété par Jack Black, un bûcheron paranoïaque, ou des jeunes sacrifiées qui font passer nos miss France pour des intellectuelles, l'univers burlesque prend doucement forme grâce à un très bon travail de doublage, notamment sur les intonations humoristiques de personnages qui vivent dans leur bulle, entraînant des discussions n'ayant ni que ni tête. Sans que l'on s'attache forcément à ces personnages qui à part quelques gimmick vocales (l'animation étant extrêmement rudimentaire : globalement fixes avec quelques anim' légères en boucle, où le dynamisme est assuré par une multiplication de gros plans et champs/contre-champs lors des conversations) n'apportent pas (pour l'instant) de grande importance, ni dans les énigmes, ni dans l'histoire, ni même dans l'investissement comique. Ce rôle étant réparti équitablement entre les différents PNJ. Du côté du personnage de Shay, le décalage est encore plus étrange. Shay est un jeune adulte qui est préservé seul dans un vaisseau spatial entretenu par une IA. Shay est élevé dans ce vaisseau depuis qu'il est enfant, mais élevé par une IA répétitive qui lui fait vivre de folles aventures comme sauver deux peluches d'une avalanche de crème glacée... Jusqu'au jour où un type déguisé en loup, hautain, lunatique et très franchement suspicieux par sa voix mielleuse, donne une réelle aventure à Shay : sauver des petits bonhommes dans l'espace...

Pareil que pour Vella, l'univers de Shay est long à venir mais commence doucement à marcher grâce au jeu d'acteurs (mention à ce loup prétentieux). Là encore hélas, l'énigme de cette partie de l'histoire est simple et ne nous dit pas grand-chose... Broken Age : acte I est un jeu qui met quatre heures, deux héros, quatre décors différents, quatre parties globales de jeu pour se présenter. Bien que coloré, bien que le doublage prend doucement de l'intérêt, ça ne raconte strictement rien en l'état. Et même si l'absurde reste le principal ressort comique du jeu, il est tout de même très léger et suffisant, fonctionnant par petits échanges verbeux, rien de plus. Il y a un gros manque de folie et d'impact dans ce jeu qui avance à pas de tortue où l'écriture (narration, dialogues, énigmes) est trop sage pour en penser quoique ce soit.

Broken Age : acte I est un jeu, pour l'instant très vide d'intérêt... Et écrire une critique sur du vide est pénible mais de plus en plus présent ces dernières années. A l'instar de Broken Sword 5 dont l'aventure a été scié en deux parties sans que cela soit prévu, on nous offre une première partie bien morose, bien inintéressante et surtout trop longue pour servir d'introduction... Un récit ne prend pas une moitié pour servir d'introduction d’univers et de personnages. C'est ridiculement long et lent, et tend justement à ennuyer et faire perdre d'intérêt pour le jeu qui se termine sur ce que l'on peut appeler l'élément déclencheur. En gros, selon la composition d'un récit bien calibré, cet acte I devrait correspondre à un tiers, voir un quart de l'histoire totale... A moins qu'on nous prévoit un acte II de huit heures minimum, on se dirige surtout vers une petite histoire sans grande ambition, avec beaucoup de légèreté et une certaine naïveté qui pourrait toucher le cœur de joueurs encore sensibles au jeu des contrastes « blockbusters »/« indés ». Mais en l'état, ce joli univers ne raconte rien. Il ne raconte rien, son gameplay est basique et de jolies images il ne reste... Cette superficialité n'est-elle pas la critique que l'on fait aux jeux dits AAA ?

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