Attention, cet article est une
analyse du film qui nécessite de l'appréhender dans sa globalité et qui spoile
donc totalement le scénario. Bien que la force du film ne repose pas
exclusivement sur son histoire, l'expérience qu'est IRREVERSIBLE pourrait s'en
trouver amoindrie pour ceux qui lisent ce post avant d'avoir vu le film. J'attire
également l'attention sur le fait que le film a été interdit aux moins de 18
ans dans de nombreux pays, et aux moins de 16 ans en France. Il est
particulièrement violent et dérangeant, et ne convient véritablement qu'à un
public averti.

Vous voilà prévenus.

  



Petit rappel de l'histoire: Un vieil homme (« héros » du précédent film de Gaspar Noé)
soliloque dans un appartement sordide et raconte qu'il a fait de la prison car
il a couché avec sa fille. Il précise qu'il recommencera. Dans la rue, devant
une boîte gay « Le Rectum » (!), Marcus (Vincent Cassel) est amené
inconscient sur une civière, alors que Pierre (Albert Dupontel) est menotté et sort entre deux policiers, visiblement
choqués.

Quelques minutes plus tôt :
Marcus est dans la boîte gay et cherche un type appelé « Le Ténia ».
La caméra est ivre de colère, les basses sont oppressantes, le backroom gay est
un enfer peuplé de dégénérés dépravés. Marcus pense trouver Le Ténia, qui lui
brise le bras et tente de le violer devant un public hilare. Pierre attrape un
extincteur et défonce le crane de l'agresseur jusqu'à le réduire en bouillie.

Quelques minutes plus tôt :
une caméra virevoltante suit Marcus dans sa traque du Ténia. Pierre le suit à
contre cœur, tente de le calmer, mais la colère est trop forte. La nuit
parisienne est hostile et glauque. Son périple agressif lui apprend que le
violeur qu'il cherche est surnommé Le Ténia et qu'il se trouve dans une boîte appelée
Le Rectum.

Quelques minutes plus tôt :
Marcus est un peu ivre mais il rit avec Pierre sur le trottoir, en cherchant un
taxi. Un policier l'empêche de passer car on évacue une civière. Il reconnaît
Alex (Monica Bellucci), le visage en sang et inconsciente. Il hurle sa douleur.
Pierre est sous le choc et a du mal à répondre aux questions du policier qui
l'interroge sur la victime du viol. Il retrouve Marcus sur le trottoir, et
aucun n'arrive à parler. Deux malfrats les approchent et leur proposent de
retrouver celui qui a fait ça contre un peu d'argent. Pierre tente de dissuader
Marcus, qui ne veut rien entendre.

Quelques minutes plus tôt :
Alex quitte une fête, seule, et s'engage dans un passage souterrain. Elle croise
un couple dont l'homme se met à frapper sa compagne au moment où elle arrive à
leur niveau. Puis il se retourne vers Alex, l'agresse, la viole et la laisse
pour morte. On constate que l'agresseur n'est pas l'homme que Pierre a tué au
début du film.

Quelques minutes plus tôt :
Marcus et Pierre sont à une fête. Marcus est pénible, il prend un peu de coke
et roule quelques pelles à des filles. Pierre lui demande d'arrêter de faire
l'ado et de penser à Alex. Ils la rejoignent dans la pièce voisine, mais Marcus
l'énerve. Elle veut rentrer, pas lui. Elle décide de partir seule. Pierre lui
dit que ce n'est pas prudent.

Quelques heures plus tôt :
Alex, Marcus et Pierre sont dans le métro. On comprend que Pierre et Alex ont
eu une histoire. Ils rient, parlent de sexe comme des ados et de leur passé.

Quelques heures plus tôt :
Marcus et Alex se réveillent nus dans les bras l'un de l'autre. Ils s'étirent,
se chatouillent, se chamaillent. Alex va prendre une douche pendant que Marcus
part acheter une bouteille pour la fête prévue le soir. Après son départ, Alex
fait un test de grossesse. A son sourire, on comprend qu'il est positif.

Quelques jours plus tôt : Alex
est baignée de soleil et couchée sur une couverture dans un parc. Des enfants
crient en jouant autour d'elle. La caméra s'envole vers le ciel. Un dernier
message s'affiche sur un écran noir : « Le temps détruit tout ».

 


  

IRREVERSIBLE est un film choc.
Impossible d'en parler juste après l'avoir vu. Je peux comprendre qu'on le
rejette, qu'on refuse d'être agressé par ces images, qu'on le déteste. Ce
sentiment est d'autant plus fort si on n'arrive pas à passer la première moitié
du film, et qu'on rate donc ce qui lui donne tout son sens. Il faut digérer le
film, encaisser le coup. On en sort sidéré, en colère et, dans mon cas, dans
l'incapacité la plus totale de dire si on a aimé ou non. Et puis le temps fait
son office. Pas un jour sans que le film ne trotte dans la tête. Pas seulement
les images violentes, mais bien le film en son entier et toutes les couches de
réflexion qu'il contient. Au final, ça m'est apparu comme une évidence
incontestable : oui, IRREVERSIBLE est un grand film. A plusieurs niveaux.
Tentatives d'explication.


La maîtrise absolue de l'art
cinéma

Comme l'aime ou qu'on le déteste
(et il fait tout pour, le bougre!), il y a bien une chose qu'on ne pourra pas
enlever à Gaspar Noé : c'est sa maîtrise incroyable de l'espace, de la caméra,
de la mise en scène et de la direction d'acteurs. Des scènes les plus glauques
au plus lumineuses, il fait preuve d'une maestria impressionnante et qui ne
peut que laisser admiratif.

IRREVERSIBLE n'est pas une
descente aux enfers mais son opposé : une remontée au paradis. Et la forme du
film est en parfaite adéquation avec son propos. La caméra agressive et folle
du début laisse peu à peu place à une image posée, douce et aérienne dans les
derniers plans. Noé utilise au début du film des basses imperceptibles, qui
font vibrer la cage thoracique, provoquant une véritable oppression, qui sont
une bouillie sans forme et qui laissent place, petit à petit, à l'immortelle
7ème symphonie de Beethoven, musique divine et ciselée.

La direction d'acteurs, qui ont
improvisé la totalité des dialogues, est également parfaite. Cassel
impressionne en colère aveugle, Dupontel est impérial dans son rôle de
raisonnable qui semble voir à l'avance le destin atroce qui les attend et
Bellucci incarne à la perfection l'amour d'abord violé et sali, puis lumineux
et sans limite.

J'en termine par ce qui
finalement m'agaçait le plus avant d'avoir vu le film : le montage
ante-chronologique. J'y voyais un truc de cinéaste, un parti pris artificiel,
pour donner un peu d'ampleur à une bête histoire de vengeance (ratée qui plus
est). D'un point de vue purement technique, c'est là aussi époustouflant. Le
film est constitué de 12 plans séquences, qui sont donc montés à l'envers mais
qui s'enchaînent sans la moindre coupure dans la narration. En réalité, et j'en
arrive au fond du propos, le film ne pourrait pas exister autrement, et
n'aurait strictement aucun intérêt. Ce montage à l'envers, c'est le cœur même
du film, la colonne vertébrale de son propos. 


Le coup de poing et ses
cicatrices

Sous ses aspects de film choc
épate bourgeois, et si l'on arrive à aller au delà de la nausée provoquée par
sa première moitié, IRREVERSIBLE se révèle être un film profond, loin de
l'image agaçante véhiculée par son réalisateur, qui, en interview, semble
n'être intéressé que par le fait de provoquer. Je ne sais pas si Noé a été
dépassé par son film, qui serait en quelque sorte plus intelligent que lui, mais
il est difficile de croire que son œuvre recèle autant de niveaux de lecture à
son insu. Ceci dit, c'est une question annexe, l'important étant ce qui reste
une fois la lumière rallumée.

Comme je l'ai dit, le film m'a
poussé à la réflexion comme rarement. Je ne suis visiblement pas le seul,
puisque dans une interview, Monica Bellucci raconte qu'une journaliste lui
disait avoir détesté le film à sa sortie de la salle, s'étant sentie agressée
par ce qu'elle venait de voir. Mais qu'elle s'est ensuite rendue compte que
quatre jours plus tard, elle était encore en train d'en parler. IRREVERSIBLE,
c'est exactement ça. Et s'il trotte autant dans la tête, c'est qu'il réveille
tout un tas de réflexions, d'abord inconscientes puis qui finissent par prendre
forme. Voici quelques unes d'entre elles. Je ne prétends absolument pas à
l'exhaustivité et je suis bien conscient du caractère parfaitement subjectif de
cette analyse. Elle sera d'ailleurs fortement variable d'un individu à l'autre,
en fonction de la sensibilité de chacun et de la façon d'appréhender le coup
d'extincteur dans la tronche que constitue IRREVERSIBLE.

 

La vengeance est un plat qui te
revient dans la gueule

IRREVERSIBLE, c'est avant tout
l'histoire d'un type qui veut se venger. C'est clairement affirmé par Marcus
dans une de ses répliques : « la vengeance est un droit de
l'homme ». Et pourtant, il faudrait vraiment faire preuve de mauvaise foi
pour taxer IRREVERSIBLE d'apologie de la vengeance. En définitive, Marcus et
Pierre se trompent de cible et tue un « innocent ». Et lorsque Pierre
lui enfonce le crâne, sans déchainement de haine, il n'y a aucun soulagement.
Rien n'est arrangé et il n'y a pas de happy end. La seule solution pour trouver
un peu de bonheur, c'est de revenir en arrière et de se souvenir des bons
moments. Ce que fait le film. Car après la vengeance, il n'y a que le malheur.

 

Ce moment où tout bascule

C'est une banalité de dire
qu'IRREVERSIBLE parle de l'irréversibilité de certains actes. Il évoque avec
fureur ces embranchements où nos choix marqueront nos vies à tout jamais. C'est
parfaitement et terriblement illustré par la scène du meurtre à
l'extincteur : Pierre donne un 1er coup qui l'entraîne dans un
engrenage impossible à arrêter. Il n'a plus le choix, il doit aller jusqu'au
bout et le tuer, maintenant qu'il l'a défiguré. Avant de porter ce 1ercoup, tout est encore possible. Après, l'enfer s'ouvre sous ses pieds. Rien ne
pourra le faire revenir en arrière, à cet instant où sa vie n'avait pas encore
basculé. Le personnage de Pierre est d'ailleurs passionnant car il est à la
fois le héros malheureux et l'oracle. Celui qui passe la majeure partie du film
à mettre en garde Marcus, qui essaye de le raisonner. Qui le retient, qui lutte
pour ne pas le suivre, comme s'il sentait ce qui se profile et le sombre destin
qui l'attend. C'est lui qui dira à Marcus en entrant dans la boîte où se jouera
le drame : « Arrête, ça va dégénérer »...

On retrouve cette même idée lors
de la terrible scène de viol. Cette dernière est particulièrement atroce parce
qu'elle s'étire en longueur (c'est un plan séquence de 9 minutes, difficilement
soutenable). Et là aussi, il y a un basculement. Il y a cet instant où le
violeur pourrait la laisser partir. Ce moment où il la pénètre et bascule à
tout jamais dans l'horreur, aux conséquences indélébiles.

Et tout au long du film, il y a
tous ces moments où Marcus pourrait abandonner sa quête absurde de vengeance,
s'occuper de sa femme, ne pas la laisser partir seule, aller la voir à
l'hôpital.

En nous montrant d'abord les
conséquences des actes avant les actes eux-mêmes, le film démontre amèrement
qu'il était possible, voire facile, d'éviter les drames qui vont se nouer. Mais
la vie est une succession de choix, aux conséquences qui ne sont heureusement
pas la plupart du temps aussi tragiques, mais qui sont toujours irréversibles.
On fait des choix, qui vont conditionner tout le reste, contrairement à ce que
déclare Alex à ses deux compagnons, lorsqu'elle leur explique qu'elle lit un livre
slon lequel il existerait pour chacun un destin, écrit à l'avance. L'écho avec ce qui va lui
arriver quelques heures plus tard est assourdissant. Il l'est d'autant plus
qu'au moment où le spectateur entend cette réplique, il a déjà vu (subi) la
scène du viol...

 


Regarde ce monstre qui sommeille en nous

C'est un thème fascinant, qui n'a
rien de nouveau au cinéma. De M le Maudit à Killer Inside Me, le cinéma explore
fréquemment la face sombre des hommes. Ces hommes qui malgré toutes les
horreurs qu'ils peuvent commettre n'en reste pas moins des humains. Et là
encore, le montage à l'envers d'IRREVERSIBLE permet de mettre douloureusement
en lumière cette réalité. A s'en tenir à la première scène, cet homme qui
écrabouille le visage d'un de ses semblable ne peut pas faire partie de la race
humaine. Le film nous apprendra pourtant que c'est un professeur sans histoire,
qui n'a jamais fait de mal à personne. Le seul qui prendra la défense d'un(e)
prostitué(e) violemment interrogé(e) par Marcus quelques heures plus tôt. Les
scènes de la fin, dans lesquelles Pierre plaisante innocemment avec ses amis,
raisonnent d'autant plus fort qu'on sait ce qui l'attend.

Qu'est ce qui peut amener un
homme à commettre une horreur pareille ? Peux-tu jurer, toi spectateur,
que tu n'en feras jamais autant ? Voilà les questions que Noé nous lance
et auxquelles il est évidemment difficile de répondre.

Nous avons organisé notre monde
pour canaliser notre fureur et notre agressivité. Mais nos bas instincts
peuvent ressurgir à tout moment. Parce que notre morale n'est finalement qu'une
règle qu'on s'impose, barrière parfaitement artificielle.

Cette question est d'ailleurs
reprise dans un cadre plus large, dépassant l'individu : la plupart
d'entre nous vivons à côté de ce monde de la nuit, caché, dans laquelle se
perdent des hommes agressifs, violents, obsédés et malades. Ils n'en sont pas
moins des hommes. C'est une réalité, deux mondes qui refusent la plupart du
temps de se croiser. Une réalité qu'on veut oublier, mais ce monde existe
aussi. Il est la part sombre de notre société comme il y a une part sombre en
chaque individu.

 

Le bonheur est là, juste au creux
de ta main

Ce serait une erreur fondamentale
de penser qu'IRREVERSIBLE est un film qui ne parle que de l'horreur et de la
monstruosité. En tout cas, pour moi, ce n'est pas son sujet principal. Il est
évident qu'en montrant frontalement deux crimes atroces, qui marquent la
rétine, il peut donner de prime abord cette impression. Mais en réalité,
IRREVERSIBLE est un film qui fonctionne sur le contraste. En montrant l'horreur
(et en la montrant en premier), il veut souligner la fragilité et la valeur du
bonheur. IRREVERSIBLE ne montre pas l'horreur, il montre la lumière.

Car qu'y a-t-il de plus précieux
que ce qui peut être perdu à chaque seconde ? Noé est finalement un grand
romantique : son film déclare que l'amour est magnifique, qu'il est le
cœur de notre vie, ce qui lui donne du sens. Mais qu'il est aussi incroyablement
fragile.

 

Mignonne, allons voir si la rose

IRREVERSIBLE est enfin une extraordinaire
métaphore de la vie elle-même. Des joies qu'elle procure, mais aussi de son
absurdité.

On comprend alors qu'IRREVERSIBLE
n'a de sens que parce qu'il est monté à l'envers. On commence par la mort,
terrible, dénuée de sens, injuste et injustifiable. Puis on remonte vers la
lumière. On revient au quotidien. Ce quotidien pendant lequel on choisit
d'oublier ce qu'on ne sait que trop : tout ça finira par la mort. Chacun
finira par décrépir et mourir. Le temps finira par passer, aussi beau et
heureux soit-on. Chacun d'entre nous le sait, et la plupart d'entre nous choisit de ne pas y penser. Le montage du film est l'illustration parfaite de cette
réalité : on quitte les personnages dans leur quotidien heureux, tout en
sachant que leur histoire finit mal. On a simplement envie de l'oublier et de
profiter avec eux de ces moments avant la souffrance.

Loin d'un constat désabusé, Noé
utilise ce procédé pour nous inviter à profiter des moments de bonheur car,
même si on a choisi de l'oublier au quotidien, ils auront une fin. Nous
perdrons les êtres qui nous sont chers et nous finirons par disparaitre. Car le
temps détruit tout. Car c'est l'absurdité de la vie. Mais étrangement, ce qui
reste en sortant d'IRREVERSIBLE, ce sont les images de bonheur, de plénitude
entre Alex et Marcus. La lumière qui les baigne et les cris de joie des
enfants.

Avec IRREVERSIBLE, Noé nous force
à regarder la réalité de notre condition, pour nous aider à mieux apprécier
notre réalité quotidienne. Le bonheur est au creux de nos mains, surtout ne pas
aller chercher ailleurs si on l'a trouvé sous peine de le perdre, surtout ne
pas oublier qu'il ne durera pas toujours.

 



Alors IRREVERSIBLE, comme tout
chef d'œuvre, n'est pas exempt de défaut. D'abord, le panneau final avec
l'accroche « Le temps détruit tout » a un petit côté adolescent qui
découvre la philosophie et assène des banalités affligeantes. Finalement, le
propos du film n'a rien d'extraordinaire, et il pourrait en tout état de cause
se passer de cette déclaration un rien pompeuse, tant les dernières images du
film sont fortes.

Je me suis également longuement
interrogé sur la nécessité de la violence graphique. Le message du film
serait-il moins fort si on ne voyait pas dans le moindre détail le meurtre à
l'extincteur ou le viol ? Peut être. Ayant personnellement beaucoup de mal avec
la violence à l'écran, j'aurais préféré ne pas voir ces images insoutenables.
Mais après tout, c'est la réalité. Un meurtre, c'est sanglant et insoutenable.
Un viol, c'est interminable et insoutenable. Le fait que nous allons
disparaître l'est tout autant.

Je laisse cependant à chacun le
soin de savoir s'il peut ou non supporter ces images. J'attire l'attention du
potentiel spectateur sur le fait qu'IRREVERSIBLE n'est pas un voyage sans
secousses. Il peut véritablement choquer de façon profonde et indélébile. Il
faut le regarder en connaissance de cause, vouloir être dérangé, subir
l'épreuve. Il est tout à fait honorable de ne pas le vouloir (comme certains
préfèrent ne jamais penser à la mort). On peut aussi choisir de se plonger dans
l'ombre et la crasse, pour être ensuite encore plus ébloui par la lumière.