Article publié initialement sur Numericity.fr le 10/06/2010

Il est torse nu. Celui-ci est massif. Ses épaules sont imposantes, les bras sont musculeux. Le cou énorme soutient une tête au regard furibond. Le nez écrasé fait penser à un museau de buffle. Les cheveux noirs jais s'accordent parfaitement aux sombres tatouages tribaux qui ornent son corps. L'un est comme une balafre qui traverse la droite de son visage, un autre vient appuyer un menton carré, forgé par des mâchoires puissantes. Un dernier, large, enserre son bras gauche comme le ferait un grand bracelet. De ses deux mains épaisses, il tient une hache, prêt à bondir sur sa prochaine victime. Et pour couronner cette démonstration de puissance, un rugissement en guise de nom : Rau. Nous le tenons, notre bête, notre mâle, notre barbare ! A priori, The Mark of Kri serait à rapprocher des jeux violents dégageant une sensation de puissance physique, comme peut l'être Gears of War dans son genre ou encore Viking : Battle for Asgard. D'ailleurs, ces deux jeux mettent en scène, à leur façon, des brutes épaisses. Pourtant, il ne faut pas se fier aussi vite aux apparences. Rau est plus fin qu'au premier abord et pourrait revendiquer une paternité du côté de Solid Snake.

 

Comparer Rau à Solid Snake, c'est à dire The Mark of Kri (TMOK) à Metal Gear Solid (MGS) - une grande saga du jeu d'infiltration - n'est pas un choix hasardeux. Par bien des aspects, TMOK lui ressemble plus qu'à n'importe quelle autre jeu d'infiltration. Mais aussi, c'est sur les bases de cette comparaison que nous pouvons mettre à jour les différences entre TMOK et son modèle. Des différences volontaires et suffisamment importantes qui lui coûtent sans aucun doute son statut de jeu d'infiltration pour un jeu plus hybride, à cheval entre deux genres.

 

Nous remarquerons que dans les trois premiers MGS, la caméra adoptée est une vue de dessus. La vertu de ce genre de représentation, c'est de permettre au joueur de situer, presque sur un plan 2D, l'ensemble des actions qui s'y déroulent dépassant le simple champ de vision du personnage contrôlé, bloqué par différents obstacles en relief (containers, véhicules, murs). Le but est simple : le joueur observe des rondes de gardes et doit trouver, comme dans une sorte de casse-tête, la faille pour s'y glisser et traverser la pièce sans être vu. MGS étant varié, différentes approches peuvent être possibles, comme autant de résolutions d'une énigme en accord avec le tempérament du joueur : éliminer un ennemi, l'endormir, faire du bruit pour l'attirer etc. TMOK adopte la même logique de l'énigme. Les ennemis disposés dans le niveau sont postés à des endroits clés ou font des rondes (rares) en suivant un chemin déterminé à l'avance, tout comme MGS. Le joueur doit comprendre l'imbrication des emplacements des ennemis et décider de la bonne solution à adopter pour pouvoir avancer jusqu'à son prochain objectif. Sur ce premier plan, MGS et TMOK peuvent être mis en parallèle.
Cela étant, dans TMOK, la caméra est située derrière le personnage principal, comme dans un jeu d'aventure classique. De ce point de vue, il est impossible d'avoir une vue globale de la situation comme le permet la vue de dessus de MGS. Pour palier à cela, les développeurs ont introduit un oiseau, le grand corbeau de Rau, répondant au nom de Kuzo (et qui assure la narration le long du jeu). Il est possible de le commander et de le faire se percher sur des hauteurs ou à d'autres endroits stratégiques (définis à l'avance) comme des angles morts. Partageant avec son oiseau un lien étroit, Rau peut voir à travers ses yeux une fois celui-ci posé. Ainsi, il est donné au joueur la possibilité d'observer une situation d'un point de vue haut. Le champ de vision de Rau est étendu comme dans un MGS. Plus encore, des icônes indiquent le type d'ennemis disposés sur le chemin, comme des archers, des bandits ou des joueurs de Cor (pouvant donner l'alerte). Et c'est bien souvent de ce point de vue que le joueur comprend la logique à employer pour parvenir à traverser le niveau. TMOK est donc, tout comme un MGS, un jeu privilégiant l'observation.

 

Cependant, c'est sur cette base que TMOK se différencie dans sa mise en pratique. Tout d'abord, le jeu est nettement plus linéaire. Les ennemis, beaucoup plus statiques (en clair, ils surveillent la plupart du temps un endroit sans bouger un seul instant), réduisent le nombre d'approches possibles. Là où MGS propose beaucoup de variations possibles dans l'approche d'une situation, TMOK n'en propose en fait qu'une seule. Nous passons d'un jeu où une certaine liberté, pour ne pas dire une certaine créativité du joueur est demandée à un autre où il s'agit plus de deviner ce que les développeurs exigent du joueur pour parvenir à résoudre l'énigme. Qui plus est, dans MGS, il est possible de traverser un endroit sans être vu par certains gardes, ou par la totalité. Dans TMOK, le game design - un modèle dans son genre - est conçu de façon à ce que le joueur soit forcé à éliminer systématiquement tous les gardes rencontrés pour progresser. De jeu d'infiltration, TMOK glisse vers le jeu d'assassinat. Aucun des ennemis rencontrant la route de Rau ne survit. La discrétion, capitale, est au service du meurtre. C'est ici que l'autre contraste souvent cité au sujet de TMOK apparaît : derrière un design proche de Walt Disney, se dégage une violence rare dans les différentes mises à morts disponibles au joueur, qui se déclenche selon la situation rencontrée. Ce ne sont pas les gerbes de sang qui impressionnent le plus, mais la qualité des animations et des bruitages. Il faut voir Rau s'emparer avec ses mains de géant un frêle garde, le mettre au sol et lui briser le coup comme un vulgaire lapin. Rau ne regarde pas sa victime mais les alentours, comme un animal sauvage à l'affût, veillant à ne pas être repéré lors de la mise à mort de sa proie. Il lui est possible de décapiter, empaler, transpercer, démembrer, briser et également, de combiner des doubles mises à mort quasi-simultanées sur deux gardes. C'est de cet élément que se dégage cette sensation de puissance décrite dans notre introduction.

 

 

Et là où TMOK prend son envol et s'écarte complètement de MGS, c'est quand le joueur est repéré. Dans MGS, la fuite est privilégiée au combat en face à face. Il faut se cacher et se faire oublier, jusqu'à ce que l'alerte soit levée. D'ailleurs, Solid Snake apparaît comme particulièrement gauche dans ce genre de combat. Tout le jeu tournant autour de l'infiltration, il est souvent risible de voir Solid Snake continuer à se mouvoir comme un agent secret alors qu'il devrait courir aussi vite possible. Un ridicule qu'il partage avec Sam Fisher dans les premiers épisodes de la saga Splinter Cell, qui continue à réaliser des actions feutrées alors que tout le monde veut sa peau. Dans TMOK, comme il n'existe qu'un seul chemin, aucune échappatoire n'est possible, aucune cache disponible. De ce fait, être repéré ne signifie pas tant une sanction infligée au joueur que le basculement dans une autre phase de jeu, aussi naturelle à jouer que les phases d'infiltration, mais bien plus risquée (avec souvent l'appel de renforts).
Continuant jusqu'au bout l'idée selon laquelle personne ne survit à une rencontre avec Rau, le jeu met en place un système de combat tactique basé sur la sélection d'ennemi. S'il en vise un seul, il peut déclencher des coups spéciaux pouvant être mortels. Détail amusant, si le coup spécial est effectué correctement, les autres ennemis seront impressionnés et momentanément sans défense. Le revers de la médaille, c'est qu'en sélectionnant un seul ennemi, Rau est vulnérable aux attaques d'autres membres. Il peut alors choisir d'en sélectionner plusieurs pour pouvoir parer les coups et attaquer ses ennemis de toutes parts. En revanche, il n'a pas accès aux coups spéciaux meurtriers. Le joueur doit alors choisir, selon la situation, à la meilleure option tactique. Les combats sont loin d'être frénétiques comme ceux de Devil May Cry ou de Bayonetta. D'ailleurs, à frapper à tout va, la lame s'enfonce souvent dans une surface meuble comme la terre, des objets en paille ou rebondit contre une surface dur comme la pierre. Autant de secondes perdues et de vulnérabilité face à l'ennemi. Ici, il n'est pas rare de rester sur ses gardes, de tourner autour de ses adversaires (si ce n'est pas eux qui tournent autour du joueur), de parer les quelques attaques et d'attendre le moment propice pour tenter une offensive gagnante. Il est à noter que différents combats sont obligatoires, faisant office, selon l'institution vidéoludique, de boss de milieu ou de fin de niveau. Aussi, différentes armes apparaîtront au fur et à mesure de la progression du joueur : un sabre, une hache, un arc et le taiaha (sorte de lance maori pouvant être utilisée autant par son extrémité pointue et aiguisée que par le manche épais) qui répondent à la complexification progressive du jeu et aux possibilités nouvelles de combat.

 

Parfois hâtivement jugé comme un jeu d'action/aventure ou même de beat'em all, l'ossature de base de TMOK se réfère à une certaine idée du jeu d'infiltration, genre prédominant à l'époque des consoles de sixième génération. Le physique du héros et la violence se dégageant de certaines scènes peuvent induire en erreur. Aussi, l'intelligence, la souplesse et les possibilités offertes par l'excellent système de combat occultent la nature profonde du jeu. Ces phases viennent en fait seconder, comme une conséquence logique, un jeu d'infiltration à élimination systématique sur fond de game design linéaire, dont les phases sont largement majoritaires.

 

Numerimaniac (Alexis)