Hello tous,

Voici quelques jours, j'ai eu l'opportunité d'effectuer l'interview de Jake Solomon, l'un des lead designers des studios Firaxis (aux côtés d'un certain Sid Meier, vous voyez, hein?). Solomon s'est chargé du développement de Xcom, Enemy Unknown, qui tourne actuellement sur PC, Xbox 360 et PS3. La raison de l'entretien : le titre sera bientôt porté sur les devices IOS. Ce qui ne va pas sans poser quelques questions.

Je ne ferai pas ici de gros flashback pour narrer les péripéties du développement du nouvel opus de cette franchise majeure. Rappelons simplement que Solomon a eu toutes les difficultés du monde à arriver au bout du projet, puisque le jeu a été remis sur l'ouvrage pas moins de trois fois, en repartant de zéro. Je vous renvoie au site Polygon pour vous faire une idée (en anglais je précise) de cette catastrophe évitée de peu :https://www.polygon.com/features/2013/1/31/3928710/making-of-xcoms-jake-solomon-firaxis-sid-meier.

Ce qui est important, c'est que Xcom: Enemy Unknown a bénéficié d'un traitement triple A. Dans le jargon, cela signifie que la production a pu mobiliser des financements conséquents (montant évidemment confidentiel) afin de s'assurer un rendu final haut de gamme. Une rapide prise en main de ce jeu éminemment tactique le confirme : outre son concept accrocheur, Enemy Unknown jouit de sa réalisation léchée et impressionne sur la longueur, le solo se révélant particulièrement riche pour les adeptes de ce type de logiciels. N'étant pourtant pas fan de ce type de gameplay, je me suis surpris à être captivé par l'ambiance et la dynamique de ces combats éminemments stratégiques, le principe de progression en tour par tour et par cases s'y révélant particulièrement fluide. Xcom a de plus le bon goût de ne pas se répéter, risque inhérent à ce mode de jouabilité, et offre une marge de progression assez effarante. J'en suis à me demander ce que je faisais à l'époque de sa sortie.

Une interview (en anglais) de Jake Solomon et Julian Gollop

 

Le modèle économique de ce type de production repose sur un prix de vente assez important. 60 euros le jeu sur console, 40 à 50 euros sur PC, seuil minimal permettant une répartition adéquate des profits et induisant que les perspectives de gain deviennent potentiellement acceptables pour le studio qui a financé le développement. L'on est dans un modèle classique, certes confronté à pas mal de vents contraires ces temps-ci (crowdfunding, free-to-play sont autant de modèles économiques alternatifs en plein boom...), mais qui a montré son efficacité depuis pas mal d'années, notamment en termes de qualité puisqu'autorisant des développements au long cours sur des productions très ambitieuses.

Or, ce modèle est fondamentalement différent de celui qui est en vigueur sur les supports de type mobile (tablettes, smartphones) : les productions "mobiles" reposent pour l'essentiel sur des développements rapides, peu coûteux, permettant de proposer des prix de vente très bas (on dépasse très rarement les 10 euros). Les analyses effectuées sur les usages mobiles ont longtemps montré que les joueurs privilégiaient des expériences ludiques courtes sur ce type de support. Le succès de productions comme Plants VS Zombies ou Angry Birds est taillé pour correspondre à ces habitudes de consommation. Le "casual gaming" est érigé en vertu cardinale sur ce type de hardware, ce qui pose la question de la place de productions plus riches de contenu sur ce type de supports. Du mpoins, la question de leur rentabilité.

Or, il se trouve que les études les plus récentes semblent montrer que les habitudes de consommation évoluent: la faveur aux expériences ludiques plus longues devient une réalité même sur smartphones et tablettes. C'est sur ce frémissement que parie Firaxis. Xcom sera donc le premier jeu vidéo triple A conçu pour consoles et PC à être fidèlement porté sur les devices IOS. Cela n'a rien d'anodin. Actuellement adapté par une équipe chinoise placée sous la supervision de Solomon, Xcom est totalement remanié afin de prendre en compte les interfaces tactiles. Cela signifie de nouveaux investissements, sans commune mesure avec les budgets consentis pour des titres "casual", qui doivent permettre aux usagers de smartphones et de tablettes de bénéficier sans contrainte aucune de l'intégralité de la jouabilité Xcom à l'arrivée.

Il y a de cette initiative pas mal d'enseignements à tirer. Le premier d'entre eux tient à  dire que les supports mobiles deviennent aujourd'hui, potentiellement, une vraie piste pour démultiplier les gains attendus d'une production particulièrement onéreuse. Le jeu de Solomon, en ce sens, ouvre la voie et doit démontrer que le public visé est bien réceptif à ce type d'expérience ludique plus profonde, plus longue (la question de la sauvegarde a apparamment été envisagée, puisqu'il sera possible d'enregistrer sa partie à n'importe quel moment). Le second revient à déduire que le modèle économique de ce type d'adaptation, qui a longtemps été l'élément bloquant de tels portages, est en passe d'être trouvé. L'idée est simple, mais efficace : il s'agit pour l'heure, postule Paradox, de porter un titre déjà rentabilisé afin de toucher massivement un nouveau type de public potentiellement porteur de recettes conséquentes - par le nombre de copies vendues . Ici réside la réponse de Firaxis au modèle dominant du jeu sur mobile, qui tient, selon le dernier livre blanc du SNJV, au développement d'un catalogue entier de titres, étant entendu que pour les productions classiques, à faible coût, sur ce support, la rentabilité n'est jamais obtenue avec un seul jeu.

Mais cette logique amène également pas mal de questions. Dont celle de la justice entre joueurs : sachant que le prix de vente de Xcom Enemy Unknown sur IOS est encore à l'étude, on peut d'ores et déjà imaginer que c'est ici que l'initiative sera la plus délicate. Un prix trop élevé, et le public ciblé, habitué à certaines pratiques commerciales (21% des Français refusent même, encore, de payer pour un jeu sur support mobile!), ne serait plus réceptif. Un prix trop faible, à l'inverse, reviendrait à faire crier à l'injustice tous ceux qui ont acquitté 40 à 60 euros pour bénéficier du titre sur les supports classiques, tout en mettant en danger le modèle économique en vigueur sur les supports consoles et PC : pourquoi, en ce cas, continuer à payer au prix fort un titre s'il doit être proposé quelques mois plus tard à petit prix sur tablettes et smartphones, dont les performances techniques se rapprochent de plus en plus des hardwares usuels ?

Au-delà de cette question sensible, l'initiative de Firaxis va également être certainement scrutée de très près par bon nombre d'acteurs du marché du jeu vidéo. Car elle risque, partant, d'interroger toute la filière si elle se trouve couronnée de succès. D'abord, parce qu'elle pourrait ouvrir la voie à de nouvelles perspectives de royalties, et donc constituer un nouvel eldorado pour la filière. Ensuite, parce qu'elle porte en son sein autant de promesses que de zones d'ombre. En fonction du prix de vente défini et du nombre de ventes, et en habituant progressivement cette nouvelle cible à du jeu vidéo "haut de gamme", ce type  d'initiative pourrait en effet démontrer au passage la viabilité de productions réellement "triple A" sur des machines qui se promènent tranquillement dans les poches et les sacoches de centaines de millions de personnes à travers le monde. Ce qui pourrait encore renforcer la position des développements multi-plateformes qui ont marqué cette génération de consoles. N'en déplaise aux constructeurs de hardwares, et en dépit de leurs quelques exclusivités, se poserait alors, à plus ou moins court terme, quelques douloureuses questions : celle de la pérennité des plateformes dédiées, mais aussi celle de l'hégémonie du dématérialisé (qui a pour lui le mérite de régler la question de la rétrocompatibilité).  Ce n'est pas un choix mineur. 360 millions de devices IOS et 400 millions d'Androïd, en 2012, et plus d'un milliard de chaque escomptés en 2015 : même la gameboy et la PS2, en leur temps, n'avaient pu constituer un tel marché.

N.B.: Ce post a pour vocation de susciter le débat, et n'attend que vos points de vue et remarques pour s'enrichir. Alors, à vos claviers ;o)