Yop tous,

Je vous relaie un papier que j'ai rédigé récemment pour ma parution pro. Je pense que ça peut vous intéresser...

Jouer augmenté ?   

La question du transhumanisme est plus que jamais au coeur des débats entre philosophes et scientifiques.  Et pas qu'eux:  s’il est un univers dans lequel prospère l’image de l’homme augmenté, c’est celui des jeux vidéo. Le fantasme y a été rejoint, à mesure qu’il devenait réalité, par des interrogations toujours plus nombreuses sur les conséquences potentielles du transhumanisme. Quelques connaisseurs du sujet témoignent.

La thématique est quasiment consubstantielle du loisir. Depuis qu’il existe, le jeu vidéo a immuablement été tenté de proposer au joueur d’incarner une version différente, améliorée de lui-même. Armes intégrées au corps, combinaisons augmentant la résistance à des environnements hostiles, capacités de double saut acquises par manipulation de l'ADN, intelligences artificielles permettant de pirater des systèmes pour en tirer avantage, résurrections infinies... À la pointe du pad, tout devient possible, et c'est bien logique. «C’est un rêve qui est aussi vieux que le medium, lâche d’emblée Stéphane Becker, ancien patron de la société strasbourgeoise de développement de jeux vidéo Creative Patterns, aujourd’hui à la tête de Method in the Madness et de l'association Alsace Digitale. L’idée d’une “augmentation” ouvre immédiatement des possibilités au niveau du gameplay, le jeu vidéo en a donc usé et abusé. Ça va de pair avec ce que l’on attend de lui: ce que tu veux, c’est pouvoir y faire des trucs impossibles dans la réalité, être un super-héros, être immortel. C’est une forme de réalisation des fantasmes.»

L'essentiel, c'est l'accessoire

De Metroid à Infamous ou Surge (sortie prévue en mai 2017, chez Focus), cette façon de se projeter dans un avatar figurant une version améliorée de soi a irrigué la production vidéoludique jusqu'à nos jours. Elle s’est au passage accompagnée par un besoin d’immersion toujours plus grand et la production d'accessoires censés y contribuer. Dès la fin des années 1980, Nintendo imaginait ainsi le power glove, qui se proposait – au moins en théorie – de donner le contrôle du jeu à son utilisateur par le biais d’un gant bardé de capteurs. Les innovations de ce type sont légion: «Cette idée d'augmenter le joueur pour augmenter ses capacités dans le jeu a été là dès le départ, raconte Jérôme Hatton, le directeur de l'école de développement strasbourgeoise Ludus Académie, actuellement en train de donner vie au Pixel Museum, le premier musée français du jeu vidéo. Les premiers contrôleurs par la pupille fonctionnels ont été produits pour la Famicom, et Nintendo a même inventé un contrôleur qui permettait à ses utilisateurs de jouer avec la langue : c'était destiné aux enfants tétraplégiques dans les hôpitaux». A l'autre bout de l'histoire, c’est la même logique qui a présidé au développement des casques de réalité virtuelle dont on parle tant en ce moment : par leur biais, on s’y projette, de façon toujours plus intégrée, dans des environnements qui échappent totalement à notre quotidien. Où l’on peut se réinventer sous un jour différent, plus jeune, plus fort, plus résistant, plus important.

Ces accessoires participent, pense Stéphane Becker, "d'une volonté de repousser les limites qui sont en nous. Et c'est un puissant moteur de jeu". Et ce même si ces innovations n'ont pas toujours réussi à s'imposer : "C'est tout le paradoxe, ajoute Jérôme Hatton. Dans ce secteur, on propose le plus souvent des technologies sans vraiment savoir ce qu'il faut en faire, plutôt que pour répondre à un besoin. C'est ce qui fait que, faute de jeux adaptés, la plupart de ces "augmentations" n'ont pas touché le grand public, même si elles l'ont fait rêver».

Du fantasme aux craintes, avant la banalité

Ce rêve de toute-puissance a d'ailleurs fini par révéler ses ambiguités. « À partir du moment où le médium s’est perfectionné, quand il a pu aborder des problématiques plus complexes, les développeurs ont dû trouver des sujets. Ils se sont pas mal inspirés de ce qu’ils connaissaient, et donc de science-fiction, constate Stéphane Becker. Très logiquement, la question des aspérités de la technologie, très présente dans la littérature cyberpunk, a surgi, elle est devenue un ressort narratif parfait". Le Deux Ex de Warren Spector, publié en 2000, fait figure de pierre angulaire en la matière. Enthousiasme sans bornes ou méfiance pathologique envers la technologie qui permet d'améliorer son héros, chacun y choisit son camp. Et depuis, la série n'en finit plus d'interroger le potentiel de l'homme augmenté autant que sa capacité à conserver ce qui fait son humanité. D'autres, comme l'Américain Ken Levine, sont allés jusqu'à décrire un monde ravagé par cette utopie devenue cauchemar: c'est le propos de la trilogie Bioshock, l'une des sagas les plus importantes de l'histoire du jeu vidéo.

Le studio parisien Dontnod, dirigé par le Schilikois Oskar Guilbert, a lui aussi touché le sujet du doigt avec Remember Me. Travaillant avec l'auteur Alain Damasio, l'équipe de développement a posé en 2013 la question de la mémoire et de la possibilité de l’externaliser, de la sauvegarder. Quels potentiels, quelles conséquences ? Alain Damasio, qui intervenait sur le sujet du transhumanisme au TEDx Paris en octobre 2014, estimait lors de cette conférence que «ce qu’on gagne en pouvoir, en capacité de faire faire, en le perd en puissance, en capacité de faire nous-même. Le prolongement de nos capacités par la technologie nous fait perdre fondamentalement des dons que nous devrions conserver, voire développer.» «Bien sûr que ces possibilités d'augmentation titillent notre imagination, et bien sûr que leur potentiel nous facilite la tâche, en tant que créateurs de jeux vidéo, continue de fait Oskar Guilbert. Mais très vite, en s'emparant d'un tel sujet, on en vient à se demander ce que ça signifie, de laisser certaines de nos capacités à des machines. Il y a quelque chose d'instinctif qu'on perd. C'est le principe de Google Maps et des GPS: en laissant la machine nous guider, on se prive d'une faculté qui est de l'ordre de l'intime avec son environnement. C'est cette question qui est aussi posée dans Remember Me, où il devient possible d'abandonner sa mémoire à la technologie» .

De la technologie à la poésie

Et puis se pose un nouveau défi. Machine à faire rêver, le jeu vidéo s'accomode assez mal, en général, de la réalité. A mesure que les possibilités d'augmentation se font de plus en plus accessibles - à défaut «d'être  intégrées, acceptées et utilisées», nuance Jérôme Hatton, qui garde en tête le refus sociétal des Google Glass - le sujet se fait de moins en moins objet de fantasme. «Ce qui plaisait, avec ce genre de sujet, c'est qu'on était hors de la réalité. Aujourd'hui, l’homme augmenté devient concret, donc le jeu commence à chercher d'autres chemins pour sortir le joueur du réel, constate Oskar Guilbert. On revient vers quelque chose qui est davantage du registre de l’intime, de ce que l’on a en soi. Il y a encore beaucoup de titres en développement qui utilisent ce support de l’homme augmenté comme base de gameplay, mais de nouvelles voies commencent à apparaître, qui jouent sur le registre de l'émotion, du rapport au monde. Nous, on a déjà commencé à parler de ce genre de choses avec Life is Strange, qui, avec Max, l'héroïne, renvoie à des capacités qu'on a en soi ; et on a d'autres projets en cours sur ce thème.»

«Je crois que le thème de l'homme augmenté va continuer à irriguer une partie de la production, notamment les jeux d'anticipation ou les titres axés gestion et simulation, estime de son côté Jérôme Hatton. Mais il va être progressivement intégré, tenir de la banalité, jusqu'à devenir, pourquoi pas, un simple paramètre dans les Sims. Là, ça voudra dire que l'idée sera acceptée». Et pour la remplacer dans les moteurs du jeu ? «L'avenir, pour moi , ce sera des titres beaucoup plus poétiques, continue le directeur de Ludus Académie. C'est une autre façon de faire rêver, et on voit que cette approche revient sur le devant de la scène avec des expériences comme Shadow of the Colosseus, Flower, Ico... Oui, ce sera la poésie plutôt que la technologie». A moins que la résistance à l'éventuelle lame de fond transhumaniste finisse par inspirer les créateurs. "Une fois que tout le monde aura été augmenté, le héros, ce sera le gars qui aura refusé, comme dans Bienvenue à Gattaca", sourit Stéphane Becker. On finit toujours par rêver de ce que à quoi on n'a pas accès...

SOURCE: https://c.dna.fr/loisirs/jeux-video