Hello tous,

Lorsque j'évoque la question de la valeur artistique d'un film d'horreur ou d'épouvante - il faudra d'ailleurs que je songe à consacrer un jour un post à ce sujet -, il est extrêmement rare que le nom de John Carpenter ne fasse pas son apparition au cours de la discussion. Maître incontesté du genre, Carpenter a faut-il dire beaucoup inventé de la grammaire des films de genre. Et en la matière, il n'a sans doute rien imaginé de plus novateur, révolutionnaire même, que La nuit des masques. Vous ne connaissez pas le titre ? Autant vous y habituer de suite : en français, c'est le véritable nom du long métrage qui donna ses codes au genre du slasher movie. Halloween, en anglais, n'est rien moins que le film dont la descendance vous fait aujourd'hui encore flipper sur grand écran ou devant votre plasma. Attachez vos ceintures, donc : ce soir, nous plongeons dans la psyché du plus grand boogeyman de l'histoire du septième art, Michael Myers.

 

I. Vous avez dit John Carpenter ?

 Mais avant tout, commençons par parler de son papa. Parce que John Carpenter, c'est un réalisateur à la carrière longue comme ça. Un de ces authentiques génies qui tracent leur sillon souvent en avance d'une bonne décennie sur leur temps. Carpenter est de ceux qui ont donné au film d'épouvante ses lettres de noblesse, mais pas que : science-fiction, anticipation, fantastique, thriller même... L'homme a touché à tous les genres en termes de pelloche flippantes, la plupart du temps avec un succès assez miraculeux. Aujourd'hui, lorsque l'on regarde sa filmographie, l'on constate surtout que le bonhomme a créé, et créé encore, avec une indéniable cohérence dans la démarche. Celle d'un bon faiseur, d'un artisan qui avait des choses à dire, à dénoncer, mais qui voulait surtout flanquer une bonne frousse à tous les spectateurs  qui croiseraient l'un de ses films. Bref, du bon cinoche non formaté.

Le petit John naît par un beau matin de janvier 1948 dans la ville de Carthage, dans l'Etat de New York - à quelques pas du lac Ontario et de la frontière canadienne. Le détail a son importance : on parle d'une petite ville tranquille au coeur des Etats-Unis, du bois dont sont faites les représentations archétypales qui nourrissent les films US des années 1970. C'est également le cas  de la ville dans laquelle la famille déménage en 1953, Bowling Green, dans le Kentucky. Lui et sa famille y vivront une vie d' "outsiders", selon les propres termes de Carpenter, qui y voit l'une des influences majeures de son travail.

De fait, à lire la biographie de Carpenter, on comprend vite que nombre des ingrédients qui nourrissent son cinéma sont à puiser dans cette petite vie tranquille mais décalée qui marque sa jeunesse et son adolescence. Son père, Howard Ralph, est par exemple professeur de musique, et c'est lui qui enseigne les rudiments de cet art à John - notamment le tempo en 5/4 (5 quarts temps dans une mesure, voir la vidéo https://youtu.be/jBLSe1D791A), dont nous verrons tout l'intérêt un peu plus loin. C'est aussi lui qui lui enseigne le piano - John nourrira une passion pour les synthés durant toute sa vie - ainsi que le violon.

Quant à sa mère, Milton Jean, elle l'emmène au cinéma, et accompagne son envie grandissante de devenir metteur en scène. Car John a, très tôt, le virus du septième art, au point de réaliser des courts-métrages dès que son père lui offre une petite caméra, pour ses 8 ans. C'est l'occasion pour le garçon de faire coexister cette envie de réaliser avec son autre grand centre d'intérêt, né de la découverte au cinéma d'It came from outer space alors qu'il avait huit ans : l'horreur et la science-fiction. Gorgon the Space Monster, Gorgo VS Godzilla, Revenge of the Colossal Beast, Terror from Space, Warrior and the Demon... Les courts de l'ado John Carpenter, grand adepte des films d'Howard Hawkes mais aussi des ouvrages de Poe ou de Lovecraft, ainsi que de comics à tendance horrifique à l'image de Tales from the crypt, sont autant de jalons qui le mènent vers une école de cinéma. La suite est logique : il intègre celle de l'Université de Californie du sud en 1968, et en ressort avec son diplôme de Cinematic Arts en 1971. Nous sommes alos en pleine période de contestation de la guerre du Vietnam, John est bercé des idées pacifistes et antigouvernementales qui font leur lit dans le milieu universitaire.

C'est pendant ses études que John se frotte pour la première fois à une véritable oeuvre de cinéma - au sens professionnel du terme. Il n'est pas encore réalisateur, mais coscénariste, monteur et compositeur - l'occasion pour lui de mettre à profit, pour la première fois, les enseignements de papa Carpenter. Le court métrage (une vingtaine de minutes), réalisé par James Rokos, s'appelle The Resurrection of Broncho Billy et voit le jour au courant de l'année 1970. Pour Carpenter, c'est la première occasion de goûter au parfum du succès : l'oeuvre, repérée par Universal, est projetée deux années durant en première partie dans les cinémas américains et canadiens. Mieux encore, l'oeuvre remporte l'Oscar du meilleur court-métrage de fiction en 1970.

 

 Il faudra attendre encore un peu avant de voir Carpenter donner naissance à son premier véritable film. Celui-ci s'appelle Dark Star, un long métrage que le réalisateur, assez sévère sur la qualité de cette oeuvre de jeunesse, comparera par la suite à une sorte d' "En attendant Godot qui se passe en plein milieu de l'espace". Dark Star est en réalité une version augmentée du film de fin d'études de Carpenter : c'est un producteur, Jack Harris, qui lui propose de financer, après avoir visionné le film, le tournage de scènes supplémentaires. Dark Star sort sur les écrans américains en 1974. Le film, culte, sonne le début de la notoriété pour Carpenter, mais aussi pour son scénariste, qui ne vous est pas inconnu si vous êtes coutumier des "Tout ce que vous avez toujours savoir": c'est Dan O'Bannon qui a écrit le pitch de cette histoire. Quelques années plus tard, les cinéphiles le retrouveront sur le projet Dune de Jodorovski, mais aussi sur le scénario du Alien de Ridley Scott.

Dark Star est un indéniable succès critique, qui aligne d'ailleurs les récompenses. Mais la diffusion ne suit pas, et Carpenter  continue à devoir travailler dans un relatif anonymat. Cela ne va pas durer :en 1976, il est contacté par des investisseurs prêts à lui donner une chance de réaliser  son premier véritable film ex nihilo. Le budget qui lui est alloué est extrêmement limité (100 000 dollars),  mais Carpenter peut aller où bon lui semble. Il saisit sa chance en mettant sur pied, avec l'aide de Debra Hill - retenez bien son nom - l'histoire d'un western moderne aux accents de survival tendu comme une corde de string. Assault on Precinct 13 est une petite bombe lâchée sur les écrans américains et européens, un film fort de son montage minimaliste - Carpenter montre déjà son goût pour l'essentiel -, de son découpage serré et de sa capacité à oser une violence totalement hors de son temps. Violent au point de manquer de peu un classement X aux Etats-Unis, qui lui aurait interdit d'être vu par un public mineur. Carpenter doit se résoudre à laisser censurer son film, abandonnant sur le sol américain la mort de l'enfant qu'il avait pensée comme l'un des climax de l'oeuvre.

Les USA, justement, boudent le film, les critiques sont sévères. Heureusement, en Europe, en Angleterre tout particulièrement, c'est un autre son de cloche : les retours sont  positifs. La carrière de John, sans qu'il le sache encore, est lancée.

C'est en Angleterre que les choses bougent. Peu après la sortie d'Assault on Precinct 13, et avant la production d'un téléfilm, Meurtre au 43e étage, que Carpenter concevait comme un hommage à Hitchcock, John et Debra Hill font escale au London Film Festival. Assaut y est très bien reçu, et c'est l'occasion pour le duo, surtout, de faire la connaissance de deux producteurs qui compteront beaucoup par la suite : Mustapha Akkad et Irwin Yablanz. Car Yablanz, surtout, a une idée en tête : faire réaliser par Carpenter un film racontant l'histoire d'un tueur de baby-sitters, concept dont il est fermement convaincu qu'il rencontrera le succès car "je savais qu'un tel sujet allait marcher, puisque tout le monde a connu ou fait appel à une baby-sitter dans sa vie. C'est proche des gens", explique Yablanz. Le concept est exposé durant le festival, et débouchera sur un long métrage désormais rendu à la postérité. Halloween, la nuit des masques peut enfin devenir réalité.

 

II. Un petit film indépendant

Carpenter est enchanté à l'idée de donner vie à un tel pitch et accepte d'en assumer la réalisation à la condition express de garder une complète indépendance artistique, ce que lui accordent Akkad et Yablanz. Ayant en tête notamment le Psychose d'Hitchcock, il coécrit donc avec Debra Hill le scénario d'un long métrage initialement appelé "The babysitter murders", et qui est renommé Halloween très rapidement.

On y trouve le croisement de deux concepts qui feront bientôt la force du pitch : d'un côté, Debrah Hill, qui s'occupe surtout du personnage de Laurie Strode, et Carpenter intègrent très vite l'idée de placer l'histoire en pleine fête de Halloween - paradoxalement, et c'est là tout le génie de la chose, l'une des principales fêtes familiales américaines - ; de l'autre, ils se servent de cet élément de folklore pour dépeindre une sorte de figure absolue du Mal, échappant à toute tentative rationnelle d'explication, de justification pour les crimes qu'elle commet. La juxtaposition des deux thématiques, qui plus est dans une banlieue tranquille des USA, est une première à l'écran. Mais elle ne vient pas de nulle part : Carpenter raconte avoir puisé dans ses souvenirs pour donner vie à Michael Myers. Il dit avoir visité un hôpital psychiatrique, dans le Kentucky, durant ses années college, et y avoir croisé le chemin d'un ado de douze-treize ans "aux yeux complètement vides", pensionnaire de l'aile des fous dangereux. "Il était complètement fou, se souvient le réalisateur. Je crois que c'est la chose la plus effrayante que j'ai vue de ma vie".

La rédaction du scénario prend quatre semaines. Le tournage, lui, débute en mai 1978. Le film est censé prendre place à Haddonfield, dans l'Illinois, mais il ne sera pas possible de tourner là-bas. Akkad, principal financeur du projet, a injecté 320 000 dollars dans l'affaire, et pas un cent de plus. La Nuit des masques doit donc se contenter d'être une toute petite production et de rester à poximité d'Hollywood. La scène inaugurale, de fait, est tournée dans le sud de Pasadena, tandis que la rue dans laquelle l'essentiel du tournage a lieu est identifiée à Hollywood même, sur un axe perpendiculaire à Sunset Boulevard.

John Carpenter

Les difficultés sont légion. D'abord, il faut figurer la fin octobre en plein printemps, ce qui oblige l'équipe de tournage à trouver des feuilles mortes (on utilisera même des bouts de carton pour les figurer!), mais aussi des citrouilles, ce qui ne court pas les rues en cette saison. Ensuite, le budget restreint signifie pas mal de concessions à tous les niveaux. Niveau acteurs, Jamie Lee Curtis est encore une inconnue, mais a été repérée par Debrah Hill qui l'impose auprès de Carpenter, séduit par l'idée faut-il dire que l'actrice soit la fille de Janet Leigh, l'héroïne de Psychose.

Donald Pleasance (Samuel Loomis)

Donald Pleasance, lui, fait son apparition sur le tournage parce que Carpenter cherchait une figure assez imposante pour donner vie au docteur Loomis, l'homme qui sera l'ennemi juré du tueur. Pleasance a une petite notoriété, en particulier en ayant incarné le fameux Blofeld, ennemi numéro un de James Bond, dans "On ne vit que deux fois". Il n'est pourtant pas le premier choix de Carpenter, qui voulait Peter Cushing. Mais ce dernier, sous les feux de l'actualité pour sa participation au blockbuster Star Wars en 1977, refuse le rôle. Il en va de même pour Christopher Lee, deuxième choix de Carpenter. Ce qui, selon les propres mots de celui qui a immortalisé Dracula dans les films de Roger Corman, sera "la plus grosse erreur de [sa] carrière". Enfin, PJ Soles incarne la blonde sexy qui s'offre à son petit ami avant de rencontrer le boogeyman. Elle n'a rien d'anecdotique, puisque "sa" grande scène servira à introduire l'une des règles immuables des slashers qui suivront.

En termes d'équipe, Carpenter tourne également avec le strict minimum, et tout le monde est mis à contribution pour donner un coup de main. Jamie Lee Curtis aide à porter les cartons et trouve elle-même ses tenues pour un budget de moins de cent dollars ; un copain de Carpenter, Nick Castle, se retrouve sans le vouloir à enfiler le masque du boogeyman (il n'aura pas le plaisir de lui donner son visage, un casting spécifique étant mis en place pour l'ultime scène du boogeyman, durant laquelle il perd son masque et dévoile le visage de Tony Moran). Le masque lui-même est trouvé grâce au système D : c'est un masque de William Shatner figurant Captain Kirk qui est  remodelé. Les yeux sont redécoupés, les cheveux arrachés et remplacés, et la peau repeinte du fameux blanc cireux qui a fait le succès du personnage - il s'agit, reconnaît Carpenter, d'une reminescence du film franco-italien Les yeux sans visage, de Georges Franju.

Nick Castle (The Shape)

Enfin, les salaires sont au minimum, certains travaillent gratuitement. Carpenter lui-même ne touche que 10000 dollars. Mais il a négocié un intéressement sur les recettes du film, à l'image de ce qu'a fait Lucas sur Star Wars : 10% des bénéfices. Joli coup, on le verra plus loin.

Sur un plan technique, en revanche, Carpenter opère des choix assez audacieux. L'usage d'une caméra 2:35 Steadycam - une nouveauté à l'époque - lui assure ainsi de bénéficier d'une mobilité exceptionnelle, ce qui lui permet de tourner le fameux plan séquence (en réalité réalisé en trois prises) en vue à la première personne qui sert d'ouverture au long métrage. Le spectateur entre dans la peau de Michael Myers, enfant, pour l'accompagner dans son premier crime. Halloween gagne beaucoup à proposer une telle mise en bouche. Elle lui sert également par la suite pour effectuer des travellings extrêmement fluides et des renversements de points de vue qui permettent au film de sortir de l'ornière  maintes fois vue par la suite d'un tueur condamné à surgir brutalement, et latéralement, dans le champ de la caméra. 

Jamie Lee Curtis, victime préférée (et petite soeur) de Michael Myers

Pour donner vie à Michael Myers, le réalisateur use d'artifices extrêmement simples, mais redoutablement efficaces. Puisqu'une "bonne ambiance assure un bon film", Carpenter fait jouer ses personnages à cache-cache avec le tueur. Celui-ci est mis en scène de deux manières : il est, dans la première, l'observateur, et le spectateur observe avec lui, par-dessus son épaule, tel un voyeur. Dans la seconde, il apparaît généralement en arrière-plan, avant de disparaître puis de réapparaître. Un crescendo accompagné par la musique, qui donne la mesure de la tension imprimée dans la scène.

Parlons-en, de la musique. Petit budget oblige, Carpenter se fend de s'occuper de la BO. Et s'appuie pour ce faire sur une rythmique qui lui a enseignée son père: le fameux 5/4 que nous avons vu plus tôt. Il en résulte l'une des partitions les plus emblématiques de l'histoire des films de genre, d'une simplicité diabolique à l'image du reste du film. Car pour John Carpenter, la peur vient d'une chose, et d'une seule : l'intrusion d'un élément perturbateur au coeur de la réalité la plus monotone. C'est pour cela qu'il installe son histoire dans une banlieue familiale, paisible. C'est pour cela qu'il s'attache à filmer, sans artifice de mise en scène, le quotidien, les discussions et les bavardages, c'est pour cela qu'il donne de l'épaisseur à chacune des victimes du boogeyman, sans oublier de respecter ses personnages comme on le ferait dans la vraie vie avec ses voisins. C'est pour cela que la partition sonore vient exclusivement soutenir ce qu'il se passe à l'écran, son essence se trouvant dans la variation du tempo. Elle est au service du film, une philosophie que défendra le réalisateur dans chacun de ses longs métrages.

21 jours, au total, sont nécessaires pour mettre Halloween en boite. Il faudra encore quatre semaines de post-production pour rendre la copie. Désormais, Halloween est un film abouti.

 

III. Derrière Michael, le néant

Et c'est un film qui vit à dans l'ombre du monstre de légende qu'il vient de créer. Le personnage de Michael Myers a faut-il dire été très travaillé. Il est, surtout, le fruit d'une réflexion assez poussée sur le cinéma et la manière de générer la peur. A l'image des Dents de la mer, Myers est conçu, ainsi, comme une calamité. S'il est encore un humain au début du film - il est l'enfant, et le spectateur assiste à sa métamorphose en monstre -, Michael ne doit plus être incarné une fois devenu adulte. C'est l'idée directrice de Carpenter, qui préside jusque dans sa manière d'aborder le jeu d'acteur de Nick Castle -le gars derrière le masque, donc. Ce dernier a beau demander des consignes, des explications sur les motivations de son personnage, Carpenter reste inflexible : "Sa motivation, c'est d'aller de là à là". Car l'essentiel du rôle du boogeyman consiste en des déplacements quasi mécaniques, presque guindés. Il n'y a guère qu'une scène durant laquelle Carpenter se souvient avoir donné une consigne précise à Castle : celle durant laquelle Myers cloue une victime contre un mur avec son couteau, avant d'incliner la tête des deux côtés pour observer son oeuvre. L'unicité de cette scène, dans laquelle le tueur observe son oeuvre presque tel un artiste (un réalisateur?), la rend particulièrement effrayante.

Le sens à attribuer à cette absence de jeu d'acteur est éminemment simple à appréhender : Myers est une figure désincarnée, un Mal absolu - le personnage de Loomis le répète à l'envie - dont le spectateur ne doit surtout pas appréhender la logique ou les motivations, au motif que rien n'est plus terrifiant qu'un déferlement de violence (sans sang, Carpenter préférant l'épouvante au gore, et l'imagination à la représentation) échappant à toute compréhension. Carpenter, ici, s'est inspiré du personnage interprété par Yul Briner dans Westworld, un cowboy robot froid et inhumain. "Comme lui, je voulais que Michael devienne un mythe, une force inarrêtable, impossible même à détourner de son chemin". Une force incarnant le destin, presque, et à laquelle Big John fera référence, jusque dans les crédits du film, par l'expression "The Shape", niant décidément au personnage toute humanité.

 

Une force, partant, qui fonctionne de la même manière que la créature de l'Alien de Ridley Scott: si Michael Myers est si impressionnant, c'est aussi parce qu'il occupe rarement l'écran. Et la rareté amène la tension, en faisant travailler l'imagination, souligne Carpenter. La rareté, voire l'absence : à la fin du long métrage, le tueur n'est plus nulle part, la caméra le cherche partout, scène par scène, pièce par pièce. Il n'est plus nulle part, et "il est partout à la fois", dit le réalisateur. Il accède à ce moment précis - il vient de prendre cinq balles dans le corps, de mourir sous les yeux des protagonistes survivants, et son corps disparaît - au statut de créature surnaturelle, Carpenter osant l'hésitation du fantastique pour laisser plus encore le spectateur sur sa faim. Fin géniale mais dont la nature appellera l'inévitable dévoiement du message du film à travers une suite...

 

 IV. Vous avez dit blockbuster ?

Le film débarque sur les écrans le 25 octobre 1978 avec une présentation à la presse et au public à Kansas City, dans le Kentucky. L'accueil est mitigé, l'on s'interroge sur l'opportunité de représenter une violence "aussi obscène" à l'écran. En réalité, le film dérange, fait peur, met mal à l'aise. Diffusé sur 400 copies à travers les Etats-Unis, écran après écran, de salle en salle, il commence doucement à se tailler une réputation au fil des jours. Le public suit, peu à peu, la fréquentation, puis triple, puis décuple le week-end. Du 3 au 18 novembre 1978, le Chicago Film Festival accueille le long métrage en son sein, ce qui permet à Halloween de rencontrer la critique. Le succès se confirme, les avis sont globalement très positifs. Halloween commence à enchainer les couvertures de magazines, les papiers dans les quotidiens.

Le film, sur sa première diffusion, rapporte 47 millions de dollars aux Etats-Unis, 70 millions au total avec l'international. Aujourd'hui, on estime qu'il a engrangé plus de 170 millions de dollars, faisant du film le plus rentable de la scène indépendante jusqu'à l'arrivée de Blair Witch Project... Et 10% de ce butin de guerre sont allés à Big John, ce qui lui a permis jusqu'à aujourd'hui de tourner sans avoir à se préoccuper de la rentabilité de ses films.

Rebaptisé La nuit des masques, Halloween débarque en France le 14 mars 1979. Et c'est là encore le succès, le film allant jusqu'à emporter le prix de la critique au festival d'Avoriaz.

 

V. Aux sources du slasher

Il est temps de s'intéresser à la portée d'Halloween. Car le bébé de Carpenter n'est pas uniquement un bon film d'épouvante, il est la matrice de tout un genre, qui a perduré jusqu'à nos jours sur les écrans. Si d'autres films antérieurs à celui de Carpenter (comme Psychose, Le Voyeur ou Black Christmas) ont posé l'idée d'un boogeyman, le long métrage de Big John est usuellement reconnu pour être le film fondateur du slasher, genre reposant sur un tueur, des crimes au couteau et en général un personnage féminin suffisamment fort pour tenir tête au boogeyman. Paradoxal, quand on y pense, puisque la critique a un temps taxé Halloween de mysogynie, le personnage de Laurie Strode ne survivant, selon ces mêmes critiques, que par hasard.  Mais le contexte historique - féminisme militant - était pour beaucoup, sans doute, dans ces attaques qui se sont tues depuis bien longtemps.

Le livre Mythes et Masques : Les fantômes de John Carpenter, de Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, tente d'analyser objectivement les ressorts de la peur dans Halloween. Il s'en dégage, primo, une intéressante analyse sur l'utilisation de la caméra et de la vue subjective par Big John, l'enjeu y étant de maintenir une ambiguité constante concernant la personne qui se trouve derrière elle. De l'incertitude, ainsi, naît l'angoisse, tandis que la musique, lancinante, incessante, accentue l'idée que la menace peut être partout, insaisissable, incertaine, indéfinissable. Les grands thèmes du cinéma de Carpenter, qu'il déclinera toute sa vie durant, sont là. Là, et dans la paranoïa que l'on sent déjà poindre à travers les réactions, cette paranoïa même qui saisit la plupart des oeuvres de Big John, jusqu'à atteindre son climax dans le mémorable They Live.

Cette paranoïa va de pair avec la sensation d'enfermement que génère le film, et ceci volontairement. Observez les prises de vue et leur évolution au fil du long métrage. Halloween part de plans généraux, ouverts, et se dirige progressivement vers des plans de plus en plus serrés, jusqu'à se conclure par une attaque lorsque Laurie Strode est cachée au fond d'un placard. La claustrophobie est un puissant ressort d'Halloween, d'autant qu'elle est porteuse de sens : les personnages y sont pris dans une sorte de toile d'araignée, dans un piège qui se referme peu à peu sur eux, tandis que les mouvements de caméra se font de plus en plus scrutateurs, figurant l'omniprésence - l'omniscience? - du tueur. Il n'y aucun endroit où se cacher, où se réfugier.

La notion de temps, également, est au coeur de la démarche entreprise par Carpenter. Big John joue avec lui, rallonge les scènes d'exposition, de bavardage, en priuvant son film d'une coupe - a priori - logique au montage. Mais ici encore, c'est le jeu de l'incertitude qui prime. Doit-il se passer quelque chose? A mesure que le temps file, le doute s'installe. Puis le personnage principal s'éloigne du premier plan, laissant la caméra, statique, l'observer en train de partir. Surgit alors The Shape, comme s'il avait toujours été présent, à observer. Lui, suppose le film, est immortel, éternel. Lui peut échapper au cadre, se réfugier dans un ailleurs purement éthéré, échappant à la caméra quand bon lui semble. Lui a le temps de traquer, peut se réfugier dans les vides narratifs que Carpenter crée à son intention. Il est la figure de l'automate, si chère au cinéma de Carpenter : programmé pour une tâche, incapable d'en dévier. Et nul ne peut le faire pour lui.

De ce cinéma jailliront bientôt des règles qui forgeront le genre. Il est amusant de noter que, si Carpenter a fait de son Halloween est un véritable objet de réflexion sur le cinéma, sa descendance se chargera d'en reprendre les codes les plus primaires, sans chercher à les transcender. Les règles du slasher qui s'érigent ? Elles sont connues. Un tueur, un monstre inarrêtable, s'en prend à des jeunes adultes dans un terrible jeu du chat et de la souris. Règle numéro 1 : le sexe y vaut la mort, émanation bien involontaire du film de Carpenter, ce dernier expliquant aujourd'hui encore avoir simplement voulu, à travers ces scènes déshabillées - celle de P.J. Sole en particulier - montrer l'inattention des jeunes victimes. Règle numéro 2, corrolaire de la première : la virginité vaut  courage et résistance. C'est ce qu'amène le personnage de Laurie Strode, qui lutte bec et ongle pour sa survie et celle des enfants dont elle a la charge. Règle numéro 3 : l'héroïne - il s'agit le plus souvent d'une jeune femme - doit être responsable, altruiste, capable de contrecarrer la force qui s'abat sur elle. Règle numéro 4 : cette force, si elle peut être retardée, n'est jamais vaincue. Le film s'achève sur un match nul qui n'a jamais rien de satisfaisant.

Plusieurs dizaines de films profiteront du filon dans l'espoir de connaître le même succès qu'Halloween, et déclineront, avec plus ou moins de succès, ces règles jusqu'à l'écoeurement parfois. Freddy les griffes de la nuit, de Wes Craven, fonctionne sur ce principe, tout comme le Vendredi 13 de Sean S. Cunnigham. Meurtres à la Saint-Valentin, Urban Legend, Souviens-toi l'été dernier, Destination Finale, Le Beau-père en sont d'autres spécimens. Wes Craven s'offrira même une relecture aussi angoissante que pleine d'humour de ces codes, parfois même explicitement, dans un meta-slasher qui a fait date : Scream. C'est dire combien ces codes, à l'époque de la sortie du film, avaient été intégrés par le public fan de films d'horreur.

Scream

Halloween lui-même a été voué à la redite, au fil d'opus à la qualité déclinante. Halloween 2 (1981), produit par Carpenter et Debrah Hill mais réalisé par Rick Rosenthal, perd déjà l'essentiel de ce qui faisait la force du premier opus : l'absence totale d'explication et le refus du gore. Halloween 3, de Tommy Lee Wallace (1982), s'est ensuite embourbé dans une tentative de relecture de la franchise à travers une sombre histoire de sorcellerie échappant aux codes du slasher. Halloween 4, de Dwight H. Little, revient aux sources du genre en 1988, mais ne parvient qu'à constituer un opus mineur de la franchise. Il faut en fait attendre Halloween 5 (Dominique Othenin-Girard, 1989) et Halloween 6 (Joe Chapelle, 1995, que d'aucuns jugent trop confus en raison de l'intervention d'une secte satanique derrière le personnage de Michael), pour que la franchise renoue véritablement avec sa noirceur initiale. Mais le succès n'a pas été tel qu'escompté. On notera qu'Halloween 6 n'est jamais sorti dans l'Hexagone. Enfin, suivront Halloween 20 ans après de Steve Miner en 1998, jolie variation sur le thème initial redonnant  son rôle à Jamie Lee Curtis, puis Halloween Resurrection en 2002, qu voit le retour de Rick Rosenthal derrière la caméra. Double déception : le film sacrifie non seulement à la mode de la TV réalité, sans grand succès, mais en finit avec le personnage de Laurie Strode dès l'opening, en désaccord flagrant avec l'épilogue de l'opus précédent.

 Halloween, de Rob Zombie

Faisant le deuil de la dimension slasher de la franchise, Rob Zombie s'est plus récemment emparé de la mythologie Halloween pour en livrer sa propre vision. Le résultat divise. Son premier Halloween, film de commande, reste assez fidèle à la trame des deux premiers opus, mais intègre une volonté furieuse d'ancrer Michael Myers dans la réalité, de l'humaniser, à l'exacte opposé de ce que Carpenter voulait faire du personnage. H2, pour sa part, explore la piste ouverte par les cinquième et sixième opus, jouant la carte du surnaturel et du figuré. Il en résulte un film profondément dérangeant. Les deux longs-métrages, extrêmement durs, crasseux et violents, proposent en tout cas une piste pour permettre à la franchise de muter au regard des attendus cinéphiliques du XXIe siècle, du cinéma horrifique post-Saw et post-Hostel. C'est à voir, au minimum, pour se faire son idée. Mais Rob Zombie a eu le mérite d'y proposer une vraie démarche artistique, ce qui n'était plus le cas dans la franchise depuis bien longtemps.

 

VI. La "master piece" de Carpenter ?

 

The Thing

Halloween a bien évidemment lancé la carrière de Carpenter. Au point que d'aucuns disent aujourd'hui qu'il s'agit sans doute de la "master piece" de Big John, rien que ça. De fait, sans aller jusque là, l'oeuvre constitue à n'en pas douter le pilier de la filmographie de Carpenter, celui sur lequel le maître de l'horreur a décliné tout son cinéma, riche de pépites que tous les cinéphiles devraient connaître par coeur. Le cauchemardesque futur de New York 1997 (1981), l'incroyable huis-clos en Antarctique The Thing (1982), le visionnaire et néanmoins hilarant Jack Burton dans les griffes du mandarin ( avec Kurt Russel dans le rôle-titre, comme dans The Thing, pour un long métrage qui ose les influences asiatiques avec 20 ans d'avance sur le cinéma moderne), le diaboliquement techno Prince des ténèbres (1987), le parano Invasion Los Angeles (They Live!) l'année suivante, sans compter le plus récent et néanmoins majeur L'Antre de la folie (1995) ou même le western vampirique Vampires en 1998, première nicursion de Carpenter dans l'un de ses genres-fétiche... La filmographie de Big John est aujourd'hui une référence, quand bien même les studios ne lui ont jamais vraiment accordé la place qu'il méritait.

On regrette que le maître, victime de pépins de santé, se soit fait plus rare et moins incisif dans les années 2000. Mais il lui reste, à 66 ans, quelques belles années devant lui pour remettre une nouvelle pelloche majeure sur le métier. C'est tout le Mal que l'on peut lui souhaiter...

L'Antre de la folie

 

Sources :

https://www.ed-wood.net/john_carpenter.htm
https://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2014/01/17/fog-entretien-avec-john-carpenter/
https://www.franceinter.fr/emission-pendant-les-travaux-le-cinema-reste-ouvert-avons-nous-oublie-john-carpenter
https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Carpenter
https://www.objectif-cinema.com/spip.php?article4815&artsuite=0
https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/John-Carpenter-enfin-pret-pour-un-western-2905452
https://www.imdb.com/title/tt0077651/trivia?ref_=tt_trv_trv
https://fr.wikipedia.org/wiki/Halloween,_la_nuit_des_masques
https://halloweenmovies.com/halloween-the-night-he-came-home/
https://horror.about.com/od/horrorfilmmakers/p/johncarpenter.htm

Halloween, a cut above the rest : https://youtu.be/lXtPgnuL330
Masters of cinema John Carpenter : https://youtu.be/qnTbtSPf2HI

https://talkingwade.com/WordPress3/?p=2564
https://www.cinemafantastique.net/Halloween-La-Nuit-des-Masques.html
https://www.abusdecine.com/article/il-etait-une-fois-la-nuit-des-masques-de-john-carpenter
https://www.premiere.fr/film/Halloween-La-nuit-des-masques-552881
https://archive.filmdeculte.com/culte/culte.php?id=198