« In game ! In game ! In game ! ». Neil Druckman, directeur créatif chez Naughty Dog avait beau le répéter, la cinématique d’Uncharted 4 projetée ostensiblement sur l’écran géant qui surplombait le showfloor de Sony semblait appartenir à une autre génération. Le graphisme si généreux, l’opulence des détails ont créé le doute dans l’esprit des joueurs, échaudés par les abus de langage des professionnels de la communication marketing, prompts à embellir la réalité ludique en termes abscons. Mais Neil ne se laisse pas démonter pour autant, et en rajoute même une couche : « Ses cheveux sont poivre et sel désormais, il a même des cernes sous les yeux ». Et il ne mentionne même pas la végétation luxuriante gorgée d’une lumière évanescente. À quels fantastiques panoramas Naughty Dog nous prépare-t-il ?

En toute modestie, Corinne Yu fraîchement débauchée de chez Microsoft enchérie : « Le rendu visuel de notre bande-annonce n’est pas assez fin pour prétendre à être réalisé en CGI ». Ces deux petites minutes d’introduction auront donc fait valser beaucoup de têtes. À commencer par celles de cadres éminents du studio dont la cascade de départs il y a quelques semaines avait jeté une lumière crue sur les remous internes qui ont traversé l’élite de Sony Worldwide Studios. La brillante directrice créative Amy Hennig a quitté Naughty Dogs en mars dernier remplacé dans la foulée par Neil Druckman, secondé par Bruce Straley. Les deux têtes pensantes derrière le bouleversant The Last of Us auraient-ils eu la peau des adeptes de l’école hollywoodienne où le trop-plein de spectacle le dispute aux actions prévisibles ? Comment a été gérée cette période de flottement, poliment appelée « période de transition » par les deux nouveaux capitaines ? « Ce n’est pas à proprement parler une période de transition, corrige le coprésident Evan Wells. Nous leur avons demandé de prendre en main le projet. Ils ont été enthousiasmés à l’idée d’en prendre la responsabilité ».

Ce binôme n’est en effet pas totalement étranger à la franchise vedette de Sony. Wells et son homologue Druckmann ont travaillé sur l’épisode Drake Fortune ainsi que sur le volet Among Thieves dans leur spécialité respective. Le passage de témoin entre deux chefs d’équipe s’est donc naturellement déroulé : « Ce n’était pas une transition délicate, insiste Wells. Chacun a accepté le nouvel ordre de marche [...] le processus de réalisation s’est même accéléré. »

Toutefois, derrière la description de ce tableau enchanteur, la prise de leadership n’est jamais anodine. Chaque créatif incarne une identité de travail spécifique, un autre sens des priorités : « Des changements sont inévitables. Ils les ajusteront et feront en leur âme et conscience ce qu’ils jugent approprié pour cet opus », confirme Christophe Balestra, coprésident de ND. Avec un sens inné du politiquement correct, Evan Wells reprend son alter ego pour reformuler son intervention : « Notre studio ne repose pas sur une “philosophie d’auteur”, nos jeux sont le produit d’un effort collectif. »

Indépendamment de cette contorsion sémantique, la BA projetée au mondial du jeu vidéo offre l’esquisse d’une dramaturgie quelque peu inhabituelle, signe d’un renouveau de la trame scénaristique. À ce titre, l’heure des choix déchirants est certainement arrivée nous dits le synopsis : “Emmené par des enjeux beaucoup plus personnels, Nathan Drake se lance dans un voyage de globe-trotter [...] cette grande aventure testera ses limites physiques, éprouvera sa détermination pour finalement mettre en balance son aptitude au sacrifice”. Fini le sens de la formule humoristique face au danger imminent ? Les chargeurs que l’on vide trois fois pour mettre au bas un ennemi ? Il est évidemment trop tôt pour y répondre. Bien que quelque peu initié à la langue de bois, le doubleur Nolan North a vendu la peau de l’ours sur le devenir de la franchise. « Il n’y a rien de confirmé dans ce que je vous annonce, mais je pense que l’épisode quatre sera le dernier piloté par Naughty Dog », avance-t-il imprudemment à un journaliste du site IGN.com. Ses supérieurs apprécieront.

Dans ce cas, la franchise naissante The Last of Us deviendrait-elle le nouveau fer de lance du studio américain ? « Si vous parlez d’une suite, c’est du 50/50 pour le moment », a glissé malicieusement Neil Druckman lors d’une séance de question/réponse sur Reddit. Cependant, le succès critique (le jeu a ramassé 200 récompenses !) et commercial (plus de sept millions d’exemplaires vendus dans le monde, chiffre officiel) oriente sans surprise la réponse par l’affirmative. À cet égard, la réédition de ce hit sur PlayStation 4 peut être aisément interprétée par la volonté de créer un passage de relai entre les deux juteuses licences.

En attendant, A Thief End s’affirme également « comme un épisode autonome » avec la détermination « d’orienter l’expérience Drake hors des sentiers battus. » Il est vrai que l’insouciance du héros dépeint la culture d’entreprise qui gouverne le studio émérite, tournée essentiellement vers la prise de risque. Après avoir dompté d’une main de maître différents types d’environnements diamétralement opposés (sable, végétation, neige), l’équipe fait à présent face à une problématique de taille résumée par cette boutade publicitaire, “What else ?”. La Lune ? Irrespirable ! Plus sérieusement, a réponse s’appuie sur deux axes. D’une part, la puissance renversante de la PS4 permet de revisiter ces lieux explorés avec le modèle précédent : « Désormais, nous sommes capables d’apporter nettement plus densité aux extérieurs, se réjouit le responsable créatif. Nous allons approfondir tous les rouages du jeu. »

D’autre part, l’empathie brillamment développée dans The Last of Us : « Nous voulons avoir la certitude que vous serez émotionnellement investi », glisse Bruce Straley. Cette façon de défier la mort par une succession de pirouettes risibles a fait de Nathan Drake un héros désincarné. Pour la nouvelle équipe, ce surcroit de puissance technique leur permet de s’éloigner du profil tête brulée de Drake au profit d’un aventurier au profil marqué par la peine, la joie. L’identification, l’appropriation du destin de Nathan n’en sera que plus grande, plus prégnante.

Quant aux dispositifs ludiques, l’aventure se structure autour d’un jeu de piste, rythmée « par des phases dignes d’une montagne russe », précise Straley. Un parcours tout en nuances, aux séquences magistrales très écrites succédant à des rebondissements aux itinéraires multiples.

Un sens de la formule et de la dramaturgie formidablement mise en valeur dans leur précédente production reproduite à l’intérieur d’un univers popcorn. Se mettre à la place de est la posture de tout joueur, ce tandem le fera à partir d’un ultime artefact.