La forêt aux fruits maudits

Le monde ne serait ce qu'il est aujourd'hui sans toutes ces croyances dont sont friands les hommes. De plus ou moins grande importance, elles régissent en silence, parfois même avec fracas, la vie de multiples êtres et populations, quand bien même leur origine ne reposerait sur rien de solide. Elles doivent être, ne serait-ce que pour que la vie de tous ces gens ait un sens, quand le rationnel et le concret n'arrivent plus à les contenter. Ne leur demandez pas de se remettre en question, ils ne sauraient que se répéter à eux-mêmes qu'ils ont raison, tout en fronçant les sourcils comme pour mieux se persuader de leurs chimères.

La légende de ce village reculé semble faire partie de ces croyances qui n'existent que pour rassurer les esprits faibles et en mal de repères. On y dit qu'à l'une des sorties du village, en suivant un sentier escarpé et interminable, on finit par pénétrer dans une lugubre forêt dont les arbres feuillus dissimulent habilement les atrocités qui y sont commises, et que les fruits suspendus à ces complices involontaires contiennent un pouvoir magique.

C'est ce qui se dit. Personne n'est jamais parti pour cette forêt pour en revenir et raconter son histoire. Qu'importe. Ces murmures invérifiables sont bien suffisants pour mettre le village en perpétuelle effervescence. Pour lui donner vie.

Kaim a conscience que sa mission peut très bien reposer sur du folklore, et rien de plus. « Celle qui vous broie en menus morceaux et vous recrache d'un bloc si vous osez vous y aventurer »  a toutefois été une motivation suffisante pour qu'il accepte de remplir l'objectif de s'y rendre et d'y survivre. Son statut d'immortel, ignoré par ses supérieurs, l'a amené à demander expressément de faire cavalier seul dans cette entreprise, au grand étonnement général. Car si lui parviendrait sans aucun mal à échapper au champ de vision de la mort qui habite ce lieu supposé macabre, il n'en serait pas de même pour les compagnons qu'il aurait pu avoir, et qui se seraient assurément trouvés en pleine ligne de mire de la faucheuse sylvestre. Même si chacun est évidemment responsable de ses actes, pour le coup, Kaim a choisi de protéger et de prévenir plutôt que de regretter et de laisser venir.

 

Mais il s'en veut. Il sait aussi très bien que quel que soit le danger qui l'attend, il y fera face avec la force, la confiance et la sérénité qui le caractérisent. Mais quelle gloire pourrait tirer Kaim de cette victoire, alors qu'il n'a pris aucun risque en s'engageant dans cette aventure ? Il n'a rien à y gagner, au contraire de ces quelques soldats qui s'étaient portés volontaires pour l'assister. En plongeant brièvement son regard dans tous ceux qui le fixaient, tantôt fougueux et inexpérimentés, tantôt courageux et fragiles, il a très vite compris que si ces hommes le suivaient, ils périraient les uns après les autres. Peut-être tous d'un coup.

 

 

Plus il s'enfonçait dans cette forêt, et plus Kaim sentait la sueur recouvrir son corps. Ce n'était pas la peur qui avait provoqué cette transpiration, mais bien la lourde moiteur ambiante, mêlée à une pestilentielle et prévisible odeur de sang. Cette traversée était éprouvante à plus d'un titre et pourtant, à aucun moment Kaim n'a levé la tête pour récupérer ne serait-ce qu'un de ces fruits magiques. Parce qu'il a déjà son idée sur leur effet.

Ils suintent la mort.

Sous quasiment chaque fruit, on pouvait compter au moins un cadavre. Kaim ne croit pas aux coïncidences, tout comme il ne croit pas qu'il soit venu seul. Tant de corps inertes et encore chauds, il est impossible que ce cimetière improvisé ne soit pas en partie composé de fous inconscients. Le parfait profil d'un soldat qui serait allé contre la décision de Kaim pour le rejoindre. Son intuition ainsi que son ouïe ne l'ont pas trompé : des essoufflements se font entendre au loin. Ceux d'un homme qui deviendra, dans quelques pas, une possible charge pour Kaim. Après une profonde respiration, celui-ci reprend sa route d'un pas plus affirmé et sans se retourner. Il espère qu'ainsi, il découragera son poursuivant, lequel ne semble cependant pas déterminé à abandonner, à en croire le volume de son avancée qui ne baisse pas d'un iota aux oreilles de Kaim.

                « Kaim ! »

Cet appel ne se répéta pas. D'abord surpris par cet unique cri, Kaim jugea ensuite que cet homme, jeune d'après sa voix, était sûr de lui et avait du cran à revendre. Sans doute s'était-il résigné à mourir avant même son départ, en s'ôtant aussi de l'esprit la crainte de disparaître de ce monde. Mais ce n'est que lorsque Kaim le vit à son niveau qu'il constata que cet adolescent avait perdu l'usage d'un bras. L'étoffe de sa veste n'arrivait même plus à dissimuler la moisissure ayant paralysé et détruit son membre. Kaim réprima un sourire intérieur compatissant.

 

Il n'avait peut-être plus peur de la mort, mais cela ne l'avait pas empêché d'être atteint par sa marque. La vaillance ne vaut que si elle s'accompagne d'une redoutable vigilance, et ce garçon illustrait à merveille le manquement à cette recommandation. Il était certes encore débout, mais seul un miracle pourrait désormais le ramener en vie au village.

Le regard baissé et le sourire gêné, l'individu se présenta :

               « Je m'appelle Rafil, et je sais ce que vous pouvez penser. J'ai été idiot de venir alors qu'on me l'avait interdit. J'ai été idiot de croire que je pourrais m'en sortir ici. Mais, je vous le demande, si ma vie doit se finir à cet endroit, alors n'y changez rien s'il vous plaît. »

 

Kaim ne répondit rien, mettant son interlocuteur en confiance. Croire fort en quelque chose n'amène pas forcément au dénouement voulu, mais cette foi tire sa force et témoigne d'une envie à aller au bout d'un cheminement, à toucher du doigt un but, à se prouver sa valeur tant qu'on respire. Pour tout cela, c'est une nécessité en de très nombreux cas.

Kaim ne pourra jamais penser de cette façon. Sa vie n'étant pas destinée à se terminer, il n'éprouve pas le besoin d'accomplissement cher à tout mortel. C'est pourquoi il accepte les mots de Rafil sans y apporter la moindre objection. Ce garçon d'un âge où l'on se pense plus fort que tout s'était déjà affranchi de l'inquiétude de l'impuissance face au danger. Un fruit maléfique avait commencé à le dévorer, et il ne semblait plus s'en préoccuper. S'il ne se sentait pas davantage rassuré par sa présence à ses côtés, Kaim éprouvait cependant comme un sentiment de légère fierté à côtoyer quelqu'un de la trempe de Rafil.

 

C'est alors qu'au loin, ils virent un homme entre deux âges. Ses jambes avaient visiblement été touchées par le jus des fruits, et ce n'est qu'en se rapprochant de lui que les yeux de Rafil s'en détournèrent.

Petit à petit, la terre et les racines commençaient à fusionner avec les jambes nues et immobilisées du malheureux, comme si la nature considérait désormais que la partie inférieure de ce corps était décédée. Même les insectes grouillants avaient débuté leur migration vers ce nouveau refuge, et ce sans afficher la moindre honte. On n'arrivait pas à savoir si cette âme en peine ignorait son état, toujours est-il qu'elle ne quittait pas des yeux le fruit juste au-dessus d'elle, essayant de l'attraper avec son bras droit par des mouvements machinaux et incessants, voués à l'échec avant même qu'ils ne débutent. Cet homme n'estimait plus ses chances de réussite et c'en était pathétique. Kaim remarqua des traces imprimées au sol, juste derrière l'individu. De lourdes traces de semelles de chaussures.

Il avait dû sentir la paralysie s'emparer de lui et tenté des sauts désespérés pour parvenir à ses fins.

 

                « Qu'attendons-nous pour aller l'aider ? »

Par cette interrogation forte adéquate et gorgée de bonnes intentions, Rafil venait de tirer Kaim de sa réflexion de quelques minutes. A la différence de tous ses congénères, ce fruit était sec et ne portait apparemment aucun maléfice. Bien sûr, cette supputation ne garantissait pas son inoffensivité. L'invitation de Rafil consistait uniquement à le remettre à cet homme, car il serait maintenant vain de songer à un quelconque sauvetage de ce dernier. Un signal de Kaim et Rafil était parti pour mettre un terme au calvaire auquel il était en train d'assister.

Mais ce signal ne vint pas. Les efforts de cet homme étaient bien trop précieux pour les réduire en poussière en quelques secondes.

                 « Si nous nous y employions, ce serait comme si nous effacions les traces de sa lutte inscrites dans la terre. C'est tout ce qui lui reste. »

Même s'il faisait mine d'avoir instantanément compris le raisonnement de Kaim, Rafil paraissait décontenancé.

 -          Oh... c'est donc pour cette raison que tu le laisses agir... Mais dans ce cas, à quoi bon rester ici ? Tu sais très bien qu'il n'y arrivera très probablement jamais.

-          Je vais l'observer pour lui faire comprendre ce que j'attends, ainsi, je lui donnerai l'illusion qu'il peut réussir.

C'est en baissant la voix en et plissant légèrement les yeux que Kaim poursuivit :

 -          Ça ne s'éternisera pas. Toi comme moi savons que son existence s'achèvera devant nous. Ne lui retirons pas sa dignité. Mais tu peux partir si tu le souhaites.

 

Le jeune garçon prit la décision inverse. La fierté innée de l'être humain étant ce qu'elle est, l'arrivée de Kaim et Rafil avait poussé ce condamné à redoubler de combativité. Se sachant épié, il essayait maintenant encore plus fort.

N'ayant plus personne, lui compris, pour se soucier de son état, Rafil perdit connaissance peu de temps après, et la vie au moment où Kaim prit le chemin du retour.

L'homme avait réussi. L'évanouissement de Rafil lui avait fait comprendre qu'il serait peut-être le prochain à y passer. Dans une ultime impulsion, sa main tendue a donc finalement saisi le fruit, mais dans le même temps, ses jambes l'ont quitté.

Il mourra le sourire aux lèvres, se dit Kaim. Ce qui lui fit se poser cette question : s'il venait, par un étrange hasard, à pousser son dernier souffle, quelle satisfaction pourrait bien lui donner envie de sourire ? La réponse s'avéra bien plus évidente qu'il ne l'avait pensé : le fait de décéder, tout simplement. Oui, aucun doute là-dessus. C'est peut-être parce qu'il n'y croit pas que Kaim reste désespérément résigné quant à son sort.

 

Il aurait aimé que Rafil lui transmette ce pouvoir à double tranchant, celui de croire.

 

Cette pensée s'évapora quand Kaim quitta le village par son autre sortie.

 

                                                                                                                                               Fin.

Par Nakano/Gaël Brulin