Depuis que j'écoute les podcasts de Gameblog, je suis tiraillée entre l'envie impérieuse de tester les jeux estampillés David Cage, à propos desquels la rédaction est souvent dithyrambique, et la vindicte populaire qui semble entourer ce créateur. J'avais pourtant été très séduite par Omikron : The Nomad Soul lorsque, il y a plus de 10 ans, mon frère dévorait ce titre à propos duquel il ne tarissait pas d'éloge. Mais les critiques acerbes entourant Heavy Rain et plus généralement l'œuvre de son auteur me refroidissaient. Non que je leur accordasse le moindre crédit ; en vérité, j'avais plutôt peur d'être déçue.

Je partage, comme vous j'imagine, sinon vous ne seriez pas là, beaucoup de points communs avec les membres de la rédaction de Gameblog. Avec RaHaN par exemple, je vibre sur les RPG occidentaux d'hier et d'aujourd'hui, et je trouve toujours dans ses commentaires une fulgurance qui fait écho à mes propres réflexions. Avec JulienC, bien que je n'ai que peu de favoris en commun, sa conception du plaisir vidéoludique m'interpelle au plus haut point. Il l'a déjà expliqué dans moult podcasts : sa préférence va aux créateurs qui lui racontent une histoire riche en émotions, qui transcende la barrière entre le virtuel et la réalité, et frappe non seulement le personnage, mais aussi et surtout le joueur. Ce romantisme de JulienC, je le partage totalement. Alors, quand ce ménestrel des temps modernes me chante les louanges d'un jeu pour ces qualités précises, cela génère en moi des attentes très fortes, et fatalement, j'ai peur d'être désappointée.

Mais la peur n'est que l'excuse des lâches, et je ne pouvais demeurer aussi ignorante alors que, sur GoG.com, le jeu Fahrenheit (Indigo Prophecy), second projet de Quantic Dream, était vendu pour quelques euros. L'achat fut d'une simplicité désarmante (j'en profitai pour récupérer Arcanum^^). Le téléchargement du jeu, sans DRM je vous prie, et son installation, compatible Windows 7, furent rapides et sans accroc. J'étais partie pour confronter ma vision particulière du jeu vidéo à celle d'un des noms les plus connus pour son ambition créatrice.

 

 

Après avoir démarré le jeu et réglé les graphismes au maximum (sans toutefois trouver de résolution 16:10), j'ai cliqué sur l'option "tutorial", histoire de me familiariser avec les contrôles. Eh oui, à l'époque, les tutos n'étaient pas encore tous inclus au début de l'aventure, on avait le choix de les lancer et surtout de les éviter si on connaissait déjà le titre. Ah, nostalgie...

Le tuto se déroule dans un hangar aménagé pour l'occasion, et c'est David Cage lui-même, modélisé et doublé, qui nous explique les mécaniques du jeu ! Cette rencontre étrange, à mi-chemin entre réalité et virtuel, brise le premier mur qui sépare les deux univers, puisque le créateur en personne nous invite à investir sa création. Sa créature aussi : aussitôt incarné dans un mannequin de crash-test qui a les traits de son héros, on apprend à marcher, courir, tourner, jongler avec les caméras du jeu pas toujours très pratiques.
Ces contrôles à l'ancienne, clairement conçus pour une manette et non pour le couple clavier/souris, sont bientôt suivis des fameux QTE qui font la réputation de Cage. Je martelais donc alternativement les touches Q et D pour faire des abdos contre le mur du gymnase. Et quand une voiture me fonça dessus, il me fallut de nombreux essais infructueux avant de comprendre que l'on me demandait d'utiliser mes deux mains pour réaliser des enchaînements de touches. David, tu aurais pu être plus clair dans tes explications !

J'étais trop happée par l'aventure pour faire mes propres screenshots, aussi voici des images lâchement piquées sur Google. Ici, on peut voir les deux types majeurs de QTE possibles : le barre bleue en bas, dont il faut faire monter la jauge en cliquant alternativement et rapidement sur les touches de direction (chez moi, Q et D). Au centre, les deux cercles où chaque couleur correspond à une touche de direction (ZQSD pour le cercle de gauche et les touches du pavé directionnel pour le cercle de droite) : eh oui il faut utiliser ses deux mains en même temps ! Ca paraît clair une fois qu'on le sait mais sur google, je ne suis pas la seule tache qui a mis du temps à comprendre xD

 

Je quittais cet apprentissage partagée entre la curiosité de débuter l'aventure, et un léger manque d'assurance par rapport aux déplacements du personnage, que je trouvais patauds et peu confortables à cause des angles de caméras. J'espérais m'en sortir sans trop de mal.

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Dans les toilettes d'un restaurant, un jeune homme aux avant-bras scarifiés saigne abondamment. Son regard est vide, ses mouvements saccadés. Il se lève, brandit son couteau, se dirige péniblement vers les lavabos, devant lesquels un petit chauve se lave les mains après avoir uriné. L'agression est brutale, le meurtrier poignarde à trois reprises le petit homme qui ne parvient à se défendre. Lorsque celui-ci exhale son dernier souffle, le tueur reprend conscience du monde qui l'entoure. Il réalise son geste en apercevant le cadavre, mais n'a pas le temps de chercher à comprendre ce qui l'a poussé dans cette transe sanglante : un policier va bientôt se rendre aux toilettes, il le sait, il le sent. Lucas Kane n'a que quelques minutes pour maquiller son crime et s'enfuir. C'est sans compter sur deux flics plutôt doués, Carla Valenti et Tyler Miles, chargés de l'enquête...

Qui pourrait penser que ce beau gosse a récemment poignardé à mort un pauvre type dans les chiottes d'un diner ? Lucas Kane, informaticien dans une banque, récemment largué par sa copine Tiffany, guitariste amateur de rock : un mec normal quoi. Enfin c'est ce qu'il a toujours cru...


La toute première scène du jeu impressionne d'entrée par sa mise en scène soignée proche de ce que l'on peut trouver dans le cinéma d'horreur japonais : ce sentiment se renforcera tout au long de l'aventure. Cage et ses hommes empruntent aux codes du septième art afin de proposer une réalisation riche où cadrage et montage sont savamment pensés. Mais c'est surtout l'effort mis dans l'expressivité des visages qui a attiré mon attention. Certes, il faut se replacer dans le contexte, mais après tout, aujourd'hui encore, les expressions faciales sont balbutiantes et rarement convaincantes. Fahrenheit fait figure, en la matière, d'effort précurseur tout à fait méritant.

L'utilisation des techniques de motion capture va dans le même sens : les mouvements des personnages sont crédibles, et participent pleinement de l'immersion ; immersion qui trouvera son meilleur terrain de jeu dans le gameplay même du titre. Lorsque le personnage doit ouvrir une porte, il faut, avec la souris, faire un mouvement descendant tout en maintenant le clic gauche. Lorsque celui-ci veut se lever de sa chaise, c'est un mouvement ascendant qu'il faut réaliser. En gros, les gestes du personnage sont modélisés par des gestes correspondants du joueur. Et cela peut être plus compliqué, ou chronométré, lorsqu'on doit grimper le long d'une gouttière sans retomber lamentablement au sol par exemple. Je souhaite rappeler aux détracteurs de M. David Cage que dans la plupart des jeux, pour grimper une gouttière, il suffit de se placer devant et l'ascension est automatique... alors, on parle toujours de non-jeu ?

Une séquence très série B qui détend l'atmosphère oppressante du titre : l'équilibre narratif est parfaitement maîtrisé. De nombreuses actions, sans importance pour le scénario, donnent lieu à des séquences de QTE longues et bien pensées au cours desquelles on peut admirer, sans se déconcentrer bien sûr, l'animation des personnages.

 

Bien sûr, à aucun moment le jeu n'est réellement difficile. Certes, j'ai crisé au cours des scènes d'infiltration et recommencé quelques séquences chronométrées, mais rien n'était insurmontable, loin de là. La difficulté n'est clairement pas l'objectif ni l'enjeu du titre, on n'est pas dans Fahrenheit pour scorer (d'autant que je n'ai toujours pas compris à quoi servaient les cartes "bonus" trouvées dans les recoins sombres). Les QTE donnent le droit à l'erreur et aux réflexes un peu lents, ce qui m'a permis de faire merveille aussi bien sur le terrain de basket de Tyler qu'avec la guitare de Lucas, en passant par les bastons hyper chorégraphiées dignes des meilleurs films d'action. Là encore, les mouvements des personnages correspondent aux commandes imposées, il y a une véritable logique dans le choix des QTE, qui ont l'avantage sur tout autre gameplay, et c'est la qualité première des QTE, de permettre une mise en scène soignée. Un tel jeu ne saurait exister avec un autre système, et ça aussi, les détracteurs de Quantic Dream doivent l'intégrer.

Pourquoi refuser à Cage d'être un créateur de jeux et vouloir à tout prix l'inclure à la famille du cinéma interactif ou je ne sais quelle autre dénomination ? Le jeu vidéo, comme les autres média, peut revêtir plusieurs formes, et c'est justement ce qui fait sa richesse. Doit-on refuser au rap la qualité de « musique » juste parce qu'on ne l'aime pas ? Ce serait non seulement antinomique, mais aussi récuser le fait indéniable qu'il existe de l'excellent rap. J'ai une meilleure analogie, qui concerne d'ailleurs le cinéma. Il existe des films d'auteur et des films d'action, mais les deux ne sont-ils pas des films ? Ne peut-on pas faire cohabiter sous la même appellation des titres qui s'axent entièrement sur l'action et d'autres qui proposent des ambiances, des regards, des émotions ? Ce qui est possible pour le cinéma saura l'être, j'imagine, pour le jeu vidéo, lorsque certains nostalgiques auront compris que cet art évolue, se diversifie, se cherche encore, et trouve différents moyens d'expression tous aussi fascinants les uns que les autres. Si vous vous reconnaissez dans cette description peu flatteuse à dessein, interrogez-vous sur la définition du "jeu vidéo". Je crois que nous serons tous d'accord pour lui adjoindre les notions d'interactivité, de choix. Fahrenheit s'inscrit alors parfaitement dans ce cadre.

Les dialogues du jeu donnent le choix entre plusieurs mots-clés, à choisir avant que la jauge de répartie ne se vide. Toutes les questions ne pourront pas être posées : il s'agit donc de réfléchir vite et bien, et parfois, de faire des choix cruciaux pour l'aventure. Embrasser la fille ou lui dire adieu ? Confesser son crime ou rester mystérieux ? Quitter la police ou faire son devoir jusqu'au bout ? Chaque décision aura des conséquences.

 

Fahrenheit fait en effet le pari osé de nous permettre d'incarner les trois personnages principaux de ce drame : Lucas Kane, le meurtrier, mais aussi les deux policiers qui sont à ses trousses. Ce choix est lui aussi générateur de trouble chez le joueur, puisqu'il est à la fois le traqué et le traqueur. Il va avoir la possibilité de brouiller les pistes des enquêteurs ou, au contraire, de les aider dans leur mission, puisqu'il est omniscient. Se positionner est loin d'être évident, puisque chaque personnage est rendu attachant au travers de scènes intimes, tantôt drôles, tantôt coquines, tantôt banales mais toujours fortes. Eh oui, j'ai bien parlé de scènes coquines ! Dans ma partie, j'ai eu 3 scènes de sexe en nu intégral, avec des tétons, des poils et tout ; il y a même eu une partie de jambes en l'air où des QTE réussis ont permis à mon personnage d'augmenter la cadence, tel Kratos baisant des putes au début d'un God of War.

D'aucuns diront qu'il faut y voir de la maturité, mais je ne suis pas d'accord, le sexe est aussi l'affaire des petits puceaux qui se tripotent maladroitement dans leur chambre en tâchant de ne pas sur faire surprendre par le bisou nocturne de maman. Si le jeu est effectivement mature, c'est par la justesse de ses dialogues, à mille lieues des phases épiques hyper clichées qu'on trouve dans de nombreux jeux aux héros inspirés par John Mc Lane. Simplicité et sincérité sont les mots d'ordre qui ont gouverné l'écriture des dialogues, et la liberté qui nous est donnée de choisir, dans un temps imparti, les thématiques que l'on veut aborder, personnalise l'aventure et implique une rejouabilité intéressante. On ne pourra en effet pas prononcer toutes les phrases enregistrées, il faudra choisir judicieusement !

Je m'aperçois que j'ai finalement assez peu parler du scénario, sans doute parce que je n'ai pas envie de spoiler. Sachez cependant qu'il est riche en surprises, et s'il offre des développements complètement inattendus, il n'en oublie pas les fondamentaux : Fahrenheit est un beau melting-pot d'histoires angoissantes que vous aurez déjà entendues, lues ou vues, mais là, vous allez y participer. Chaque personnage, et notamment Tyler, le flic black doublé par notre Will Smith français, vous fera ressentir toute une palette d'émotions au cours de scènes courtes et efficaces, qui s'enchaînent à un rythme soutenu complètement addictif. Certains passages vous immergeront totalement, notamment les longues séquences de QTE qui interdisent le manque de concentration et obligent la totale implication du joueur. Je pense tout particulièrement à une scène où il faut aider l'inspectrice Carla à respirer alors qu'elle fait une crise d'angoisse : j'ai rarement aussi bien ressenti la peur et l'urgence de la situation qu'en cet instant. Si l'on ajoute à cela les nombreuses actions chronométrées, on se trouve face à un jeu au cours duquel on ne peut pas s'ennuyer, cela étant interdit par le gameplay tant critiqué du titre.

Les compositions de Badalamenti sont juste sublimes et accompagnent à merveille l'ambiance sombre dans laquelle Lucas Kane se débat aux prises avec des mystères qui le dépassent. De plus, chaque personnage possède une chaîne hifi dans son appartement : les chansons, adaptées aux goûts du propriétaire, sont très sympas et ajoutent une touche de fantaisie au jeu.

 

Après avoir découvert l'univers ludique de David Cage, je me demande si celui-ci n'est pas honni à cause de ses ambitions très élevées en matière de narration. Il a un rêve, une vision : raconter une histoire qui soit à la fois bien réalisée et interactive, et il s'emploie à trouver les moyens de réaliser ses aspirations, tout en réfléchissant le gameplay afin qu'il participe à l'immersion du joueur (mouvements de souris correspondant aux mouvements du personnage, dialogues chronométrés, etc). C'est un expérimentateur, un savant fou qui mélange différents ADN afin de créer un jeu génétiquement modifié réunissant les avantages adaptatifs qui l'intéressent. Je ne dis pas qu'il est meilleur que les autres, qu'il est le génie dont le jeu vidéo a besoin pour évoluer ; je ne tirerai aucune conclusion avant d'avoir arpenté Heavy Rain et Beyond. Mais Cage me fait penser à Peter Molyneux : leurs idées font tellement rêver qu'elles déclenchent des réactions exacerbées allant du fanatisme à la haine. Ces personnages fascinent, intriguent, énervent, peut-être parce qu'ils essaient d'influer sur l'avenir de notre médium favori.

En ce qui me concerne, j'ai passé un excellent moment, aucunement déceptif, avec ce Fahrenheit, qui n'est pourtant pas exempt de défauts (contrôles PC pas terribles, scènes pas toujours bien raccordées). Je le referai avec plaisir, surtout pour voir la fin positive de Tyler qui, dans ma partie, a terminé au bord du suicide... Il est difficile de se défaire de ces personnages dont on tire les ficelles pendant une dizaine d'heures. Le pari de M. Cage, je le crois, est remporté de bien belle manière.

Carla sous la douche (vous aurez la possibilité d'en voir davantage en achetant le jeu^^). Un personnage féminin intéressant qui n'a rien d'une bimbo, ce qui est tellement rare dans le jeu vidéo ! J'espère que les autres jeux de Cage creuseront dans cette direction.