Final Fantasy Versus XIII aurait dû être l'odyssée bling-bling d'une bande de pop-idol réunie sur casting, quatre garçons dans le vent tout en sourires colgate, cheveux vivelle dop et peaux biactol, capables de traverser l'enfer en Louboutins sans faire un seul accroc à leurs jeans Kaporal. Il aurait dû aller de rebondissements frénétiques en révélations échevelées (un comble, au vu de leurs tignasses !), de morceaux de bravoures candides en sacrifices ostentatoires sur fond d'une trame artificiellement embrouillée, pour ne pas que le joueur-spectateur puisse en mesurer l'absurdité.

C'était le jeu promis, le jeu attendu de longue date - et c'est encore le jeu que l'on devine, en filigrane, au-delà du vernis plaqué (de force) par la team Tabata, pour le meilleur et pour le pire.

Final Fantasy Versus XIII aurait alors été un grand jeu à l'esbroufe, dans la droite ligne des épisodes de l'ère post-PS1 : un grand barnum circus de Science-Fantasy foisonnante et décomplexée, avec ses éclairs de génie, ses envolées  lyriques, ses boss d'anthologie et son framerate psychologique à soixante facepalm par seconde. Il aurait dissimulé l'inanité de sa trame sous des couches de digressions, de discussions, de mythologie mythomane, de péripéties cinématographiques en HD 16/9ème. La forme l'aurait emporté sur le fond, privilégiant le spectacle à l'introspection, l'éblouissement à la vision artistique - mais avec quel élan, quelle fougue ! - , pour convier le chaland à un voyage inoubliable digne des plus grands tour operators. Généreux, c'est certain. Inspiré, honnête, sincère - tant Nomura est un artiste de coeur plutôt qu'un vétéran de la compromission, avec tout ce que cela suppose d'engagement, de perfectionnisme et de manque de recul.

 

On aura rêvé longtemps (trop) et fantasmé en conséquence, à force de faire défiler et redéfiler les teasers successifs : le baroque de ce cadre anachronique, étiré tout en vertiges, son voile de ténèbres à chaque plan, la démarche assurée d'un prince mi ange de la téléréalité - mi démon, moues boudeuses à la vitre d'une berline en roue libre, menace d'aéronefs prêts à faire pleuvoir le fer et le feu, prémices de rendez-vous galant voué à tourner au duel et cette citation de Shakespeare en ouverture, énigmatique, avant le ballet des épées à la Advent Children.

 


On y retrouvait la même rupture de ton, la même esthétique décalée qui nous avait séduit au terme du premier Kingdom Hearts (signé de la même patte) : les gratte-ciels déshumanisés, l'obscurité qui grignote l'horizon, le silence et les suppositions qu'il suscite, les ennemis en surnombre, la verticalité des affrontements, l'épéiste tout de noir vêtu qu'on jurerait fraîchement émoulu de l'organisation XIII (coïncidence ?) - au point d'éclipser Lightning et ses compagnons, dont les pérégrinations paraissaient bien sages, en comparaison.

 

 

Versus XIII before it was cool

 

Ces décors ordinaires, transposés dans une réalité "autre", fonctionnaient peu ou prou comme une uncanny valley à l'envers : au lieu d'être dérangeants, de tenir à distance, ils fascinaient, hypnotiques, à l'image de ces architectures improbables qu'on peut voir surgir au détour d'un rêve. De par leur potentiel évocateur, ces quelques aperçus portaient déjà en eux plus de promesses qu'ils n'auraient été capables d'en tenir, invitant les joueurs à supposer, extrapoler, mûrir, s'approprier, combler les manques. Rêver, encore. Si bien qu'au fil des années, Final Fantasy versus XIII a cessé de s'appartenir, jusqu'à devenir une œuvre plurielle, collective, au point de conjonction de toutes les fans-fiction que ceux qui l'attendaient s'écrivaient dans leur tête. 

 

Or de ce jeu-chorale, ce géant plus grand que lui-même, il ne reste que des ruines. Des bribes, des fulgurances, quelques incontournables, inscrits au feutre indélébile dans le cahier des charges par les pontes de chez Square Enix - histoire de ne pas trahir davantage des attentes vieilles d'une décennie. Au nom du damage control, il fallait bien conserver les gratte-ciels de cette Tokyo de cauchemar (s'y battra-t-on, ne s'y battra-t-on pas, là sera longtemps la question), ces lames fantomatiques qu'on croirait mues par leur volonté propre, ces mécaniques de combat "en temps réel" censées le distinguer des volets canoniques, et surtout ce quator j-pop gominé jusqu'aux aisselles - dont on a discrètement ravalé la façade pour la rendre plus humaine, moins apprêtée (de la coupe désastreuse d'Ignis, rehaussée d'un épi, au visage ingrat de Prompto - bien loin de son passif de mannequin Ralph Lauren, canon scié en bandoulière comme un simple accessoire de mode).

 

 

 

 

 

AVANT (Tetsuya Nomura)

 

 

APRES (Roberto Ferrari)

 

Subsistent également quelques coquilles de personnages, à peine plus substantiels que dans les bandes-annonces, comme autant de souvenirs embarrassants d'un temps que les moins de dix ans ne peuvent pas connaître. Autant de scories supposées faire illusion qui, a contrario, ne cessent de rappeler que le jeu n'est pas ce qu'il devrait être. A la manière d'un de ces doppelgänger qui hantaient l'épisode IV, il s'est approprié le devenir de son modèle, dont il s'évertue à singer les gestes, la voix, l'aspect sans jamais parvenir à se convaincre lui-même - alors les autres, n'en parlons pas.

 

Et pourtant.

 

Pourtant, en dépit de sa genèse conflictuelle et de son héritage ludique lourd à porter (n'en déplaise aux amateurs de J-RPG, celui-ci n'a plus grand chose de neuf à raconter), ce 15ème opus est une réussite. Bancale, frustrante, inclassable, artificielle, parfois laborieuse, certes, mais une réussite malgré tout, dès lors qu'on ne s'arrête pas au premier niveau de lecture. Or si tout portait à croire que la France serait la mieux placée pour apprécier le charme rugueux de cet exercice de style, c'est paradoxalement du côté des Etats-Unis que l'accueil aura été le plus chaleureux (et cependant, pas le moins critique), au point que le titre y jouit d'une popularité inespérée. Ce qui n'est que justice, au fond, tant l'on peut (et l'on doit) s'étonner qu'un jeu si vide de contenus puisse être si plein de sens.


Aussi ce Final Fantasy tient-il moins du coup de poker que du petit miracle – ou du miraculé. Compte tenu des promesses à tenir, des contraintes de calendrier, de la pression conjointe de l'éditeur et du public, il semblait impensable que l'équipe chargée de le terminer en catastrophe (non sans le refondre dans son intégralité, ou presque) soit en mesure de livrer à l'heure dite une production aussi universelle et aussi distanciée. A l'opposé, elle aurait pu opter pour la solution de facilité et viser la sphère otaku, qui se serait pâmée dès l'apparition des premières épées volantes et aurait fermé les yeux avec diligence sur les errements du scénario, sous prétexte que "ta gueule, c'est magique". Au lieu de quoi a-t-elle pris le parti inverse, au grand dam de certains. Et quel talent faut-il avoir pour transformer ces exigences éditoriales en atout créatif à part entière, au mépris des obstacles formels, alors qu'on doit reprendre en trois ans un travail étalé sur sept  ! Au lieu de se chercher des Nomura, des Tabata - et autres boucs émissaires - pour endosser la responsabilité de ce demi-fiasco, on devrait saluer le brio avec lequel ces artistes, artisans, fabulateurs, ont su faire fi de l'adversité pour changer un récit tronqué en métaphore universelle.

 

 

N'y seraient-ils pas parvenus qu'on aurait pensé la chose impossible, tant elle suppose d'intelligence et de réflexion en amont. Sauf que les faits sont là : leur coup de bluff est un succès, et si le dieu hasard n'y est sans doute pas étranger, on trouve suffisamment d'indices ici et là pour témoigner d'une maturité qu'on n'osait plus espérer dans ce champ d'expression - et sûrement pas si grande.

 

 

 

 

A l'instar du Batman de Christopher Nolan, ce jeu n'est pas celui que les fans attendaient, mais celui dont les amoureux du média vidéoludique avaient besoin : une œuvre hybride, ambitieuse, touche-à-tout, qui passe volontairement à côté d'elle-même pour mieux se retrouver, et qui pousse l'insolence jusqu'à en faire le pivot de sa narration.

 

Il y a un authentique Final Fantasy, entre les lignes de ce numéro XV. Sauf que l'intrigue se noue et se dénoue hors de portée, en marge, sans que ni les personnages, ni le joueur ne se sentent concernés. On se promène, on chasse, on explore, on troque, on plante la tente, on avale une assiette de soupe et hop, au lit, la journée sera longue demain. Alors que le rythme s’accélère et qu'on devine le bruit et la fureur, au-delà de murailles infranchissables qu'on ne cherche ni à abattre, ni à contourner, on prend le temps, on lève le nez, on regarde les heures s'écouler au fil de l'eau, on pêche, on marche, on cuisine, on photographie. De loin en loin, on se charrie, on chicane, on sourit et voilà, c'est déjà la nuit, on cherche un sanctuaire pour se protéger des daemons, ou un toit pour s'abriter de la pluie - avant qu'elle fiche nos permanentes en l'air. Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, des guerriers croisent le fer, des héros tombent au combat. Au milieu des ruines, les gens pleurent, prient, rient, meurent sans qu'on n'en sache rien. Oh, on en est conscient, en notre for intérieur, seulement on préfère céder aux sirènes du déni de réalité - de la même façon que nous autres, sociétés occidentales, ne faisons pas grand cas des conflits armés qui déchirent l'autre hémisphère, aussi sûrement que le Galahad de Kingsglaive. Et puis quoi ? Que pourrait-on y faire ? Aussi triste ou révoltant que cela paraisse, c'est humain : on ne songe pas à mal, on n'aspire qu'à prolonger cet ultime été d'insouciance, d'un mois, d'une semaine, ne serait-ce que d'une heure - et quel qu'en soit le prix.

 

 

 

 

Lorsque enfin, les événements nous contraignent à sortir de notre torpeur, il est trop tard, on ne peut plus faire marche arrière, revenir aux feux de camp qui nous étaient si chers. Ce monde n'existe plus - car il n'a jamais vraiment existé. Quelque chose s'est brisé, qui ne pourra être réparé. La blessure d'Ignis (que l'on pensait invulnérable avec son niveau 72) est là pour nous le rappeler, des fois que la mort de notre promise n'y suffirait pas. Parce qu'on a refusé d'ouvrir les yeux, il a perdu les siens. La contrepartie n'a rien d'anodine. On réalise alors combien on s'est montré égoïste, irresponsable, égocentrique. On s'est raconté des histoires, comme quoi tout irait bien, comme quoi on était des héros, comme quoi on arriverait toujours à temps pour sauver le monde, tout ça parce qu'on ne voulait pas grandir, et d'autres ont dû prématurément le faire à notre place. On voudrait revenir en arrière, pouvoir tout arranger, en vain, parce que tout Roi de la Lumière qu'on soit, avec notre attirail d'armes invisibles, notre téléportation qui en jette et notre magie élémentaire, il y a des prodiges qui seront toujours hors de notre portée. La défiance remplace alors la complicité. Les reproches succèdent aux plaisanteries. On tente de réparer nos fautes mais tout est joué d'avance, l'issue est gravée dans le marbre, il ne nous reste qu'à suivre les rails de ce destin qu'on pensait pouvoir fuir éternellement. Bien sûr, on aimerait pouvoir l'explorer, cette Australie qui ne dit pas son nom et qu'on voit filer à la fenêtre du train. Impossible de ne pas éprouver d'amertume en consultant la carte, cependant le contexte ne s'y prête plus. A quoi bon, si c'est pour subir les humeurs de Gladiolus, traîner Ignis comme un poids mort, se nourrir de boîtes de conserves ou ressasser nos deuils à chaque étape ?  Chercher des plaques d'identification, retrouver des chariots de flageolets, jouer les livreurs bénévoles, tout ça paraît bien dérisoire, dorénavant. Pendant que nous flânions sans but, le monde n'a jamais cessé de tourner, son histoire s'est écrite sans nous, elle n'a pas attendu. A peine a-t-on la liberté d'en poser le point final - et encore ! D'autres tiennent la plume à notre place, il faudra s'en accommoder. Et si beaucoup auront souri de la maladresse (apparente) avec laquelle le récit passe des drames de Kingsglaive à la légèreté des premières minutes de l'aventure (Noct' et sa bande en rade dans le désert, obligés de pousser leur caisse de luxe à plusieurs milliers de gils), le renversement opéré au chapitre 10 remet ce décalage en perspective en lui donnant une raison d'être, elle-même inscrite dans une démarche narrative à long terme. On s'est moqué trop vite : l'incongruité de ce grand écart était tout sauf accidentelle. Les développeurs savaient ce qu'ils faisaient.

 

Conscients qu'ils ne pourraient pas concilier la densité d'une intrigue structurée et les spécificités techniques propres aux mondes ouverts (ce que Versus XIII n'avait pas prévu d'être, mais que les joueurs auront réclamé à grands cris), ils ont choisi de ne pas suivre l'exemple de leur protagonistes et de faire face à cette contradiction, quitte à la placer au cœur de leur projet. Bien que dictés par la nécessité de sortir le jeu à la date prévue, chaque manque, chaque accélération, chaque rebondissement hors champ s'intègre dans une dynamique narrative développée sur-mesure. Puisque ces coupes étaient inévitables, autant en prendre son parti et mettre en place un cadre scénaristique qui leur donnerait du sens - voire qui inviterait le public à réfléchir sur les limites de ce format vidéoludique. "Vous vouliez un Final Fantasy en monde ouvert ?", semblent-ils marteler à chaque ellipse. "Et bien voilà. Voilà ce qu'implique un vrai monde ouvert "based on reality"". Comme dans Lightning Returns ou Type Zero (ou plus communément, ce grand MMO qu'on appelle la vie) : un monde qui attend, ça n'existe pas. Les événements se produisent, qu'on le veuille ou non, qu'on y participe ou pas. On peut bien s'enfermer dans un cocon où le temps semble n'avoir pas cours (a.k.a. le jeu vidéo), la terre n'arrête pas de tourner. Ce constat, Final Fantasy XV en fait la pierre de touche de sa démonstration, comme en témoigne les mots acerbes crachés par Ardyn au terme du combat final : "quand ton cher papa est mort, tu t'amusais comme un gamin irresponsable avec tes camarades". De tous les personnages qui peuplent Eos, il est sans conteste le moins bien placé pour dispenser des leçons de morale, cependant ses paroles font mouche - doublement, même, puisqu'au-delà de Noctis, il atteint le gamer à l'autre bout de la manette, si fier de son niveau 10 en chasse, pêche et tradition. On a pu reprocher au jeu de ne pas proposer de choix moral mais envisagé sous cet angle, le jeu EST un choix moral, que le public a opéré en amont quand il a exigé que sa vision de consommateur prévale sur celle des auteurs. Foin de luttes de pouvoir et de prophéties grandiloquentes, les remarques méta de Prompto ne trompent pas, elles le soulignent ponctuellement à grand renforts de parallèles lourdingues dont il a le secret  : cet épisode nous parle du jeu vidéo d'aujourd'hui - ses codes, ses atouts, ses paradoxes, autant de postulats qu'il illustre par l'exemple mais sans s'y arrêter, saisissant ce prétexte pour étendre son propos et traiter également, avec une subtilité rare, d'un écartèlement plus intime auquel chacun de nous se trouve confronté tôt ou tard. 

 

 

 


Car il n'aura échappé à personne que l'œuvre n'est pas la quête épique annoncée lors de sa mise en chantier mais un voyage initiatique, en dedans autant qu'au-dehors - un road movie qui privilégie l'instant au grandiose et donne à vivre (ou à revivre) le douloureux passage entre deux mondes. D'un côté : celui de l'enfance, ce vaste terrain vague arpenté au jour le jour, dépourvu de finalité mais riche d'imaginaire, à la marge des affaires des "grandes personnes" et de leurs contingences - que l'on perçoit mais qu'on élude sciemment (d'où
l'amalgame fréquent entre "monde ouvert" et jeu "bac à sable"). De l'autre : celui des adultes, une existence sur rails, morose, monotone, grignotée par l'aigreur et par le renoncement, où les semaines se télescopent et où les souvenirs font davantage de mal que de bien, alors qu'on réalise péniblement ce qu'on a laissé derrière soi, ce qui nous était cher et qui ne sera plus jamais. Pour peu qu'on joue le jeu (c'est de circonstance), aucune création vidéoludique – peut-être même aucune création tout court, si l'on excepte les nouvelles de Ray Bradbury – n'aura exprimé avec tant de justesse ce cri muet, insoutenable, que nous sommes tous amenés à pousser un jour. A la nuance près, on y retrouve la colère, la révolte, la déception qui finit par nous habiter à mesure que les années passent. Alors que les quatre protagonistes, plus si jeunes ni plus si fringants, se réunissent pour jeter un dernier coup d’œil en arrière, difficile de ne pas songer avec eux aux jouets au rebut (à l'image de la Regalia, ce rêve de gosse qui n'est plus qu'une carcasse parmi d'autres), les béguins pour de faux (qu'ils aient été instits, grandes sœurs du meilleur pote ou camarades de classe), la tente plantée au fond du jardin pour une nuit de grand frisson, les épopées fantasques qu'on se sera racontées dans l'obscurité, à l'âge où chaque bosquet était une terra incognita pleine de monstres et de princesses. Mais tout file et tout passe : à peine en a-t-on profité qu'il est temps de reprendre le trône, sans rien pouvoir emporter de tout ça, si ce n'est quelques clichés, quelques instantanés pris sur le vif dont les couleurs ternissent déjà. Voilà la leçon à tirer : à peine s'est-on mis en chemin qu'il faut se dire adieu. Comme Noctis sur l'île d'Angelgard, on s'est tous réveillés un matin pour constater qu'une décennie, ou deux, ou trois, avaient passé à notre insu - ou bien cela viendra. On en sera d'autant plus réceptif à cette dimension cathartique qui, à l'opposé, peinera à toucher les joueurs plus jeunes, encore convaincus que leurs beaux jours seront éternels.

 

 

Or plutôt que d'inviter à fuir ces réalités par console interposée, cet opus use de sa dimension ludique pour évoquer la vie dans tout ce qu'elle a de tragique, de grotesque, d'éphémère, mais également d'immense et de précieux - à commencer par la façon mystique dont certaines phrases, certaines actions, certains moments triviaux confinent au divin, dès lors qu'ils sont partagés.

 

Peut-être un jeu de la licence n'a-t-il jamais aussi bien mérité son titre, au fond : plus qu'aucun autre, cet épisode XV est une finale fantaisie, l'ultime virée de Noctis et ses potes dans la décapotable du paternel, la glacière sous le bras et les cannes à pêche dans le coffre, avant que chacun prenne la route sur les sinueux chemins de la destinée. Un enterrement de vies de (petits) garçons, en somme, avant ce saut dans l'inconnu ici symbolisé par le mariage, vers lequel on prétend courir dès le chapitre 1 mais qu'on ne cesse de différer, de crainte qu'il ne mette fin aux sorties fast-food et aux ballades à dos de chocobo. Pour le jeune prince, ce rencard avec Lunafreya est avant tout un rendez-vous avec lui-même : l'homme qui couve dans le cristal de son cœur, l'homme qu'il est supposé devenir. Au-delà de l'homme : le héros. Au-delà du héros : l'adulte.

 

Il lui aura fallu dix ans de maturation pour y parvenir.

 

Dix ans qu'il aura également fallu au projet Versus XIII pour aboutir - et sans doute n'est-ce pas une coïncidence tant ce récit controversé, unidimensionnel, peut être abordé comme une mise en abyme de son développement.

 

En effet, n'est-elle pas un peu la sienne, cette histoire de trône à reconquérir, longtemps laissé vacant, qui sera toujours trop grand ou trop luxueux pour qui aura l'insolence de s'y installer ? D'abord : les premières années d'insouciance, d'errances, d'éparpillement, à explorer "en monde ouvert" les possibilités offertes par la technologie next gen, envisager les perspectives offertes par les nouvelles façons de jouer, comme embarqué dans une grande aventure studio en quête du Final Fantasy parfait, sans vraie direction de travail afin de ne se priver d'aucune opportunité, au point d'en oublier les réalités financières et les desiderata des investisseurs. Puis ce renversement brutal, quand l'empire Square Enix s'empare du royaume et force notre prétendant à faire face à ses responsabilités, avant de le priver de sa liberté et de le coller sur des rails éditoriaux histoire de le sortir avant l'an trois mille. Dès lors, finis l'insouciance créative et les essais-erreurs à l'aveuglette : le voilà condamné à marcher dans les traces d'un roi tombé en disgrâce - le spectre plein de rancœur de sa majesté Versus XIII, qui a balisé son chemin d'éléments imposés pour le mener où il le désirait, à savoir : là où lui-même aurait dû parvenir au terme de son voyage. Ce sera lui, le véritable obstacle, l'antagoniste dont il faudra triompher pour (re)voir le jour : Versus XIII, incarné en Ardyn, ce reflet inversé qui ne rêve que d'une chose, modeler son successeur à son image, puis l'affronter devant témoin pour démontrer sa supériorité, prouver qu'il a été destitué à tort. Plus rien à craindre du côté de l'empire (éditorial) : plongé dans une nuit sans fin (à l'image de son manque de clairvoyance), il n'a plus le contrôle - si tant est qu'il l'ait jamais eu. A trop considérer les enjeux du haut de ses tours d'ivoire, il a perdu les rênes de son plan de longue haleine, qui aurait dû assurer sa suprématie sur le marché, mais aura manqué de causer sa perte financière (comme the Spirits Within en leur temps)... Et quand enfin, à bout de forces, le vainqueur du duel s'installe sur le trône supposé lui revenir, c'est pour y être mis à mort par l'âme (autant dire : le souvenir) des treize précédents rois (quatorze, avec Ardyn), comme autant d'épisodes dont il doit endurer les assauts pour prouver qu'il est digne de prendre leur suite. Ce à quoi il parvient in extremis, mais pas sans y laisser la vie. Belle lucidité, dans cette conclusion qui ne l'est pas moins, quant au sort réservé à cette œuvre hybride, boudée par les critiques comme par les fans.

 

 

 

 

Une multiplicité de niveaux de lectures qui font de ce mauvais Final Fantasy (y en a-t-il eu de bons, seulement, depuis le IX ?) une expérience artistique hors norme, de l'envergure d'un Fragile Dreams, d'un Deadly Premonition, d'un Ethan Carter, peut-être même d'un Shadow of the Colossus - dont il empreinte la sensation de "vide", à son échelle (une approche d'ailleurs partagée par le futur Zelda Breath of the Wild). On l'aura effectivement lu à longueur de chroniques : l'univers proposé n'a rien du foisonnement artificiel qui fait les beaux jours de la concurrence, ces biosphères surpeuplées, malades, où des créatures à l'extranéité forcée "pour faire couleur locale" (et à la libido vraisemblablement débridée) sont postées tous les deux mètres pour que le joueur n'ait jamais une minute de répit. A la navrante surenchère à laquelle se livre nos vidéoludies modernes, qu'on peut comparer à l'usage des CGI dans les divertissements hollywoodien ("tout dans les yeux, rien dans la tête"), cette production hors norme oppose la sobriété, la retenue, une certaine idée de la cohérence pour mieux ménager des temps de respiration, oui, mais également privilégier la crédibilité à la crédébilité d'un jeu qui ne serait qu'un jeu. La posture pourra agacer les adeptes du loisir-détente, ceux-là qui n'attendent que d'être divertis efficacement (et c'est là leur droit le plus strict, le jeu vidéo servant aussi - voire avant tout - à ça), cependant elle n'est pas moins respectable, en cela qu'elle possède sa propre logique, ses propres règles, ses propres critères d'évaluation (comprendre : sa propre vision créative, ce qui n'est pas rien pour un titre si gros budget). "A fantasy based on reality" : l'équipe de Tabata a pris le principe au pied de la lettre et s'est efforcée de ne pas y déroger, même lorsqu'il venait gripper la machine - et peut-être bien qu'on ne lui aura pas laissé le choix, du reste. Aussi est-ce avec une rigueur scolaire qu'elle s'est appliquée à rendre l'environnement le plus concret possible : dans cette parcimonie zoologique, bien sûr (les bêtes sauvages se tiennent à l'écart des habitations, elles chassent ou broutent sur leurs territoires respectifs), mais également dans l'alternance jours-nuits, dans le danger que représentent celles-ci (lequel oblige à garder constamment un œil rivé sur le compteur, histoire de ne pas se laisser surprendre trop loin d'un point de repos), dans la façon dont les points d'expérience ne peuvent être assimilés que par le repos, dans les effets prodigués par la nourriture, dans la distinction faite entre les campements et les caravanes, dans la gestion des déplacements, dans l'échelle des distances, dans la topographie du monde, moins pensée en terme de level design (à l'exception des donjons, plutôt bien conçus) qu'en terme de plausibilité, jusque dans la vitesse ou dans les contrôles de la Regalia (critiqués à tort, en ce sens qu'ils retranscrivent fidèlement ce qu'on peut ressentir au volant d'une automatique) - sans parler de sa transformation en modèle Type-F et de ses atterrissages parfois délicats (un bien bel euphémisme !).

 

 

 

 

Mention spéciale à ces décors sobres, sans excès, qui vous transportent tantôt au Nevada, tantôt à Cuba, tantôt à Venise, tantôt dans les régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur : au lieu de tordre les formes et d'accentuer les contrastes, comme le font tant de directeurs artistiques lorsqu'ils s'avisent de créer un univers "autre" (avec tout ce que cela implique d'exagération et de maladresses), Final Fantasy XV joue la carte de la proximité à peine retouchée, créant un cadre "next door" en lequel on peut croire, tout en lui donnant plus d'emphase, plus de cachet, par touches discrètes plutôt que par camions-benne, renforçant l'impression troublante d'un monde qui nous est familier sans l'être, comme créé à partir de nos souvenirs, nos ressentis, superposés et déformés à la manière d'un songe (ainsi que nous le suggérions plus haut).

 

 

 

 

Un sentiment encore accentué par la narration souvent lacunaire, tout particulièrement dans les deux premiers tiers du jeu. Un songe, voilà, c'est le mot juste. Par la force des choses, ce périple est écrit comme un songe. Celui qui devait être la clé de voûte de Versus XIII et qu'évoquent ça et là des latinismes bas-de-gamme tels que Noctis ou Insomnia. D'une certaine manière (et bien malgré elle), la boucle est bouclée. 

 

 

Difficile de ne pas songer à Final Fantasy VIII, alors, car si l'on trouve entre les lignes nombre de clins d’œil (trop) appuyés aux épisodes les plus emblématiques de la saga (parfois d'une finesse réjouissante, parfois d'une grossièreté sans nom), c'est aux aventures de Squall et de Linoa que cette aventure emprunte le plus d'éléments, à commencer par son casting d'étudiants à l'américaine (cette joyeuse bande d'archétypes flirtant tantôt avec la bromance, tantôt avec l'eau-de-rose), mais également par son audace formelle, son approche novatrice de la science-fantasy par le bout « ordinaire » de la lorgnette (ce choix contre-nature d'un contexte urbain, domestiqué, cartographié dans sa totalité, plutôt qu'un territoire sauvage où tout reste à découvrir).

 

 

 

 

 

 


 

A ceci près que l'opus XV réussit ce que le VIII tentait sans trop de succès, en s'appliquant à donner d'avantage de matière à l'environnement, davantage d'épaisseur aux seconds rôles, et en misant sur l'alchimie entre les différents profils pour faire oublier (un peu) les clichés de teenage movie.

 
C'est précisément là que se situe le véritable tour de force : à hauteur d'écriture, dans le soin avec lequel les échanges ont été équilibrés, rythmés, débarrassés de toute digression inutile mais jamais raccourcis plus que de raison, généreux dans leurs potacheries comme dans leur gravité, jamais too much et rarement "pas assez", loin des dialogues statiques des volets X et XIII. En résulte une authenticité de ton, un naturel qui déteint sur les personnages et sur leurs relations. A l'instar du Trico de The Last Guardian, nos compagnons de route ne se réduisent pas à de vulgaires lignes de programme : ils vivent, respirent, existent, rayonnent d'un bout à l'autre de leur équipée. On ne parcourt pas le monde à leur côtés pour remplir des missions répétitives et sans saveur, au contraire : celles-ci nous servent de prétexte pour passer du temps avec eux, apprendre à les connaître, les écouter pérorer à tout va et se la raconter sévère. Même s'il leur arrive de se répéter plus que de raison, on s'en voudrait de rater la moindre de leurs vannes foireuses ou de leurs prises de bec. On n'a jamais pu les saquer, pourtant, les Dawsons narcissiques et les quaterbacks taillés en armoires normandes, ni au lycée, ni à l'écran, tant ils étaient superficiels et bas du front. Et voilà que soudain, sans qu'on sache trop par quel prodige, ils deviennent sympathiques, touchants, sitôt la partie lancée. Sans doute parce qu'ils sonnent juste.

 

 

Sans doute, aussi, parce que les premières scènes sont d'une intelligence discrète qui ne fera jamais défaut ensuite. En préambule, cette brève prémonition, déroutante, qui pose de manière explicite le cadre narratif retenu, en insistant sur son aspect le plus original : pas question d'incarner des héros accomplis, dont les parcours tragiques nous seront révélés par flashbacks successifs, non - nous vivrons ce background "en temps réel" et verrons le héros se construire au fur et à mesure (presque une première, dans la série). Pas le temps d'applaudir ou de s'en affliger : vient ce dernier tête-à-tête entre père et fils sur le parvis du palais, déchirant pour qui aura vu Kingsglaive. Si Noctis ignore qu'il voit son père pour la dernière fois, ce dernier lui fait ses adieux sans violons ni coups de cymbales. Tant pis si le prince est odieux comme seul un ado sait le faire (sans méchanceté toutefois), ils n'auront pas de seconde chance. Nouvelle rupture de ton avant que la mélancolie s'installe : l'introduction se termine sur cette conversation enjouée au bord de la route, au son de Stand by Me version Florence and the Machine. Y sont évoqués le futur voyage et le cœur du jeu avec lui : "le monde est plus grand qu'on ne l'imagine... et plein de merveilles". Tout est dit, dans la nuance, dans l'implicite, dans la retenue. D'emblée, le titre annonce la couleur : il n'est pas Versus XIII, il n'essaiera même pas. On peut lui reprocher beaucoup de choses mais pas d'être malhonnête.

 

 

Aussi, louons plutôt l'intelligence avec laquelle l'équipe de Tabata a placé les protagonistes au centre de leur récit (ou plutôt : l'intelligence avec laquelle elle a éludé le récit pour se concentrer sur ces personnages), au lieu de se reposer sur des twists et des péripéties qu'elle n'aurait jamais eu le temps de développer convenablement. Car s'il s'agissait de la meilleure voie à prendre, compte tenu des échéances, elle n'en représentait pas moins un risque commercial de premier ordre, puisqu'axée sur la qualité plutôt que sur une quantité devenue l'argument de vente number one dans les boutiques spécialisées. Un risque artistique, également, dans un domaine qui n'a que trop rarement brillé par la qualité de son écriture, trop démonstrative, trop littérale, trop premier degré - faute de compétence ou de cran (car on ne peut pas se permettre de perdre le joueur en chemin, n'est-ce pas ?). On retrouve cette intelligence et cette prise de risque en égales proportions dans le Chapitre XIII (de triste réputation), lequel opère un virage à 180° pour embrasser les codes du Survival Horror (mi-Resident Evil, mi-Clock Tower), allant jusqu'à repenser son gameplay à l'aune de ce renversement - quitte à fâcher davantage les fans, trop attachés à leurs repères, alors qu'aucune approche n'aurait pu mieux convenir à ce qu'on y découvre (les survival horror étant par excellence les jeux du "récit après le récit", de l'absence, du puzzle scénaristique à reconstituer). En conséquence de quoi fallait-il posséder un vrai talent de plume (et avoir longuement réfléchi en amont) pour parvenir à donner de la consistance à ces rescapés de la scène j-pop, que la moindre erreur de dosage dans les répliques aurait renvoyé illico dans la rubrique fashion d'un mensuel girly. Les chances de réussir un tel exploit étaient proche du néant, et cependant... ce n'est qu'au moment d'abandonner derrière nous ce qui reste de la Regalia qu'on réalise la portée de cette écriture - générique au premier abord. Sans cela, comment expliquer qu'on ait fini par considérer ce triste tas de tôle comme un membre de l'équipe à part entière, qu'il nous coûte à présent d'abandonner au milieu des décombres ? Comme le Vogue Merry de One Piece (dans des proportions moindres), il ne s'agit plus d'un simple véhicule, à nos yeux, mais d'un compagnon de route tombé au combat : oh, peut-être pas le plus causant, ni le plus remarqué, ni même le plus charismatique (si tant est que ce terme ait un sens dans ce contexte) mais contre toute attente, il va nous manquer.

 

 

Autant que nous manquera l'univers d'Eos, d'ailleurs, auquel on s'attache plus que de raison à force d'aller-retours et de détours "pour le plaisir" jusqu'à connaître ses meilleurs coins de pêche - celui-là même qu'on souffre de redécouvrir appauvri, amoindri, plongé dans les ténèbres alors qu'on y repose pied pour la première fois depuis dix ans, autant qu'on souffrirait de retrouver l'un de nos amis mutilés, défiguré d'une cicatrice. Quand vient le moment de tourner la page par générique interposé, au son d'un Prelude jamais aussi bien recomposé (point culminant d'un soundtrack de cinq heures, sans conteste le travail le plus abouti de Shimomura à ce jour - à un regrettable plagiat près), c'est avec un pincement de nostalgie qu'on le parcourt une ultime fois "de l'extérieur", réduit à un regard décorporé, en réalisant qu'on ne foulera plus jamais ces terres sauvages, qu'on n'escaladera plus ces rochers, qu'on ne se perdra plus (volontairement) dans ces sous-bois pour y cueillir des champignons.

 

 

Parce qu'on finit par le porter en nous, ce fichu assemblage de 0 et de 1, comme s'il s'agissait d'un monde véritable qui existerait à la marge du nôtre, mais dont nous aurions perdu le chemin et que nous ne pourrions plus désormais rejoindre qu'en rêve. On pourrait s'y remettre, bien sûr, lancer le New Game +, seulement ce ne serait pas comparable. Quelque chose s'est brisé, encore. Comme pour Noctis, comme pour le projet versus XIII, comme pour chacun des adultes que nous sommes devenus, il y a un avant et un après, sans possibilité de retour en arrière - ce qui, pour peu qu'on y soit sensible, n'en rend le jeu que plus grand. Pas assez pour ceux qui attendaient de pied ferme un vrai Final Fantasy, mais beaucoup plus qu'un "simple" J-RPG.

 

On connaît la chanson. Elle aussi retentit à la fin du voyage :

 


Too much

 

Too much

 

Too much

 

 

 

Is never enough.

 

 

(Toutes les photos qui illustrent cette chronique - ou presque - sont copyright

Prompto Argentum 2016-2017. All right reserved)

 

*

 

Pour prolonger :

Deux articles de fond comme on aimerait en lire plus souvent, sans lesquels je n'aurais sans doute pas pris la plume pour ajouter ma pierre à l'édifice , et qui ont placé la barre très très haut (difficile, en effet, d'éviter la paraphrase quand l'essentiel a déjà été dit - et avec quel lyrisme !) :

 

Le Roi qui n'était pas là où on l'attendait, par Victor Moisan

Chaos et Patrimoine, par Nicolas Turcev

 

Il convient également de mentionner le test de Julien C publié sur Gameblog, qui rejoint tout à fait ces ressentis croisés et les prolonge à sa manière – et tant pis si le site pâtit d'une réputation sulfureuse, il aurait été malhonnête de ne pas le signaler.

 

*

 

Article précédent                              Retour au Sommaire                            Article suivant   

 

ALL OFFICIAL PICTURES AND OFFICIAL ARTWORKS ARE COPYRIGHT SQUARE ENIX

USED FOR ILLUSTRATION AND PROMOTION PURPOSE ONLY

ALL RIGHTS RESERVED