Que pensent les créateurs tiers de l'adaptation de leurs œuvres en jeux vidéo ? Je ne parle pas ici des artistes décidant de franchir le pas pour développer « eux-mêmes » leur soft (Spielberg, John Woo, Clive Barker etc...) mais plutôt de ces personnages œuvrant loin des sphères vidéo-ludiques qui subissent plus qu'ils ne montent de tels projets.

Enki Bilal

 


 

I) Les créateurs tiers nous regardent

 

Ils sont réalisateurs, auteurs de BDs, de romans et regardent avec un brin de curiosité ou de mépris un domaine artistique qui ne cesse de prendre de l'ampleur les années passant. Pour tenter de répondre à ma question initiale, j'ai décidé de m'appuyer sur deux cas bien précis : Enki Bilal et Midam. Tous les deux sont des dessinateurs/scénaristes de bandes dessinées. Bilal, entre autres, pour la trilogie de Nikopol ; Midam pour la saga Kid Paddle ou Game Over.

Tous les deux ont eu droit à une voire plusieurs adaptations de leurs œuvres. Ils n'ont jamais développé de jeux vidéo et n'y jouent probablement pas. Pourtant comment réagissent-ils lorsqu'ils découvrent que leur dernière BD ou leur personnage fétiche prend vie dans le média interactif ?

II) Enki Bilal et Nikopol

Commençons par le cas d'Enki Bilal. Artiste pluriel (cinéaste, peintre...), cet homme est un touche-à-tout. Et pourtant, jamais il ne s'est investi dans l'élaboration, de près ou de loin, d'un jeu vidéo. Jamais jusqu'à il y a peu. Benoit Sokal, ou plutôt feu son studio White Birds, proposa en septembre 2008 le jeu Nikopol : La Foire aux immortels. Adaptation du premier tome de la trilogie du même nom. De rares interviews de Bilal sur le sujet ont permis d'en savoir un peu plus sur le regard que ce dernier a pu porter sur cette industrie en plein essor.

Sur cette vidéo, réalisée par l'équipe de Télérama, on voit Bilal dans un studio d'enregistrement, écoutant un acteur lisant des phrases pour le jeu. Le dessinateur est là, sur son fauteuil, écoutant avec patience le texte prononcé mais également le ton donné par l'acteur. Il écoute et juge même si au tout début de la vidéo il semble ne pas comprendre l'exercice. Quel contexte ?

On voit ainsi que le créateur s'implique dans le projet en tant que conseiller. Un rôle mineur quand on voit qu'il s'agit la plupart du temps d'approuver le ton du comédien ou de faire changer un ou deux mots d'une phrase.

 

Autre élément intéressant, toujours issu de cette interview, on apprend que l'auteur de la trilogie Nikopol a « débattu », selon ses termes, avec les développeurs du studio White Birds. Suite à ce débat, les développeurs ont décidé de se concentrer sur le tome 1 de la trilogie, d'évacuer l'aspect idéologique fin de XXème siècle de la bd pour orienter la critique vers un aspect religieux, mais également de garder comme « unité de lieu » Paris et de calquer l'esthétique plus sur les derniers travaux de Bilal et son film Immortel que sur la bande dessinée dont le jeu est l'adaptation.

Ainsi donc, après une vigilance quant aux éléments sonores, Bilal semble s'être également investi dans des discussions précédant le développement. Son rôle de conseiller s'affine et devient sur certains éléments celui d'un décideur. Néanmoins, qu'on ne s'y trompe pas, Enki Bilal nous apprend dans cette même vidéo qu'il est resté en décalage, faute de connaître ce média. Aveu confirmé par cette autre vidéo, réalisée par Le Monde, où l'auteur de bandes dessinées dit clairement qu'il a opéré un « investissement minimal » pour le développement du jeu.

 

 

 

Dans une interview donné à Jeuxvideo.com, Bilal en dira un peu plus sur son rôle par rapport à cette adaptation : « De plus, j'ai été présent aux moments clés de la fabrication du jeu avec toujours à l'esprit cette idée de donner de l'espace à l'équipe de développement car, d'emblée, il était clair que cela ne pouvait pas et ne devait être une copie de mon travail. Il fallait que ce soit une sorte de protubérance, de dérive de l'univers des albums afin d'atteindre le statut d'élément inédit et autonome. Je crois que ce rapport à la liberté est plutôt atypique dans la création de jeux. ». On a donc bien à faire à un créateur tiers s'impliquant plus ou moins fortement dans une adaptation vidéoludique d'une de ses œuvres. Malgré sa méconnaissance du média, Enki Bilal s'investit en regardant, surveillant, en proposant même, en débattant, mais cela ne dépasse jamais le cadre du conseiller bis.

Plus loin dans l'interview, Bilal clarifie son positionnement. Ni secondaire, ni premier : « Encore une fois, je n'ai pas voulu intervenir dans la fabrication du jeu. Je ne pense pas avoir les connaissances nécessaires pour ça. J'ai fait confiance à l'équipe. Je savais que le scénario allait avoir son importance et qu'il s'agissait d'une intrigue relativement ambitieuse pour le domaine du jeu vidéo. Ça, ça me convenait. Au-delà, ce n'était pas à moi de doser les différents éléments. Je pense que, dans un jeu vidéo, il y a des comportements qui sont des passages obligés mais je n'ai aucun problème avec cette notion. ».

Lui-même le dit, il n'intervient pas vraiment. S'implique au mieux, distillant des conseils mais ne créant jamais. Il pose surtout des « conditions ». Malgré sa bonne volonté, son ignorance du média jeu vidéo pose rapidement des limites à son intervention. Vite dépassé, il ne peut que gérer la liberté dont jouira le studio de développement.

III) Midam et Kid Paddle

 

Pour le cas de Midam, le créateur de la série Kid Paddle, on peut dire que son implication pour le développement du jeu vidéo Lost in the game a été importante. En fouillant à droite à gauche, on apprend que l'auteur belge a dessiné régulièrement des croquis pour les concepteurs du jeu et a suivi les différentes étapes du processus créatif.

Midam est un auteur de BDs diamétralement opposé à Bilal, univers/thématiques..., mais fonctionne à peu près pareil pour ce qui est de l'adaptation vidéoludique de l'une de ses œuvres. Il regarde, supervise, et propose son aide. Bilal a beaucoup débattu par rapport au scénario, Midam lui a beaucoup dessiné pour que les développeurs aient de quoi faire et puissent coller au mieux avec l'esprit de la BD. Deux tentatives d'aide différentes.

Dans une interview à Pockett Videogames, Midam avouera quant aux adaptations en jeux vidéo de Kid Paddle : « Je n'ai regardé cela que d'assez loin, c'est une boite canadienne (Mistic Software) qui s'en occupe. Le premier sur Game Boy Advance a reçu de mauvaises critiques. J'avoue que je n'y ai pas vraiment joué. Pour le deuxième, sur Nintendo DS cette fois, on s'est impliqué un peu plus, les critiques étaient un peu meilleures. L'éditeur, Atari, nous a demandé un troisième jeu. Là, on s'est investi beaucoup plus. On a payé un critique extérieur pour dire ce qui ne va pas. J'ai fait quelques dessins et ma femme suit le développement au fur et à mesure. J'aime bien ses graphismes. Le jeu est prévu pour la fin de l'année 2008. ».

Midam a au moins l'honnêteté de dire ce que les autres ne disent pas, globalement les créateurs tiers ne s'impliquent pas ou peu. Même si les attitudes de certains, Midam compris, peuvent changer avec le temps.


Le fait qu'il ait, avec son épouse Araceli Cancino, mis sur pied la société Midam Productions pour surveiller l'avalanche de produits dérivés qui ont suivi le succès de la bande dessinée est un signe. Attitude rare mais louable même si on peut toujours se poser la question, un « néophyte », comme dirait Bilal, est-il apte à juger de la qualité d'un jeu vidéo ? Le jeu vidéo étant un domaine artistique si particulier, avec ses codes, nécessitant un vécu que bien des créateurs tiers n'ont pas, demandant à un auteur travaillant parfois seul de se fondre dans un travail collectif, est-ce pertinent d'avoir comme caution le regard du créateur originel ? On serait tenté de répondre oui mais en même temps si ce dernier ignore toutes ces règles énoncées précédemment sa présence a-t-elle simplement un intérêt ? Midam affirmant à la fin de son interview dans Pockett Videogames « C'est sans doute mieux finalement si moi-même je ne suis pas fana de jeux vidéo. » ne se tire-t-il pas une balle dans le pied en nous disant plus simplement qu'il veille mais n'y connait rien ?

IV) Conclusion

 

Malgré ces craintes et ces interrogations l'attitude d'un Bilal ou même d'un Midam nous montre la voie à suivre. Celle de la liberté de création associée à une surveillance plus ou moins étroite. Mais est-ce suffisant pour faire un bon jeu ? Pas vraiment. C'est une bonne voie mais pas la voie de l'excellence.

En fait, globalement, les créateurs tiers n'interviennent pas pour imposer telle ou telle chose. Au mieux ils discutent, au pire ils laissent faire. Il est dommage de voir que bon nombre de ces créateurs ne cherchent pas à s'impliquer davantage dans les adaptations vidéoludiques de leurs œuvres, quitte à prendre le temps de jouer, à lire, bref à se renseigner.

On ne demande pas ici de la création pure, c'est un autre sujet, mais au moins un droit de regard et de décision qui légitime un peu plus le produit dérivé. Le problème dans cette pléthore d'adaptations, c'est l'absence de réelle légitimité. On sent surtout des intérêts financiers, de gros contrats entre la maison d'édition et un studio de développement plus ou moins reluisant. On sent surtout, au fond, une envie de faire de l'argent assez facilement, un désir de surfer sur la tendance du moment : le secteur du jeu vidéo. Dire que le créateur de la bd ou du film qui donne le jeu ont participé au développement est un plus marketing bien souvent.

Le média jeu vidéo engrangeant des recettes phénoménales, pourquoi ne pas croquer un bout de la pomme ? J'avais eu, au cours d'une discussion avec une responsable d'un studio de développement, quelques informations intéressantes à ce sujet. Son studio était en charge de la création d'une adaptation d'un dessin animé à succès. Les conditions étaient drastiques et tuaient quasiment dans l'œuf toute possibilité créatrice. Toute possibilité du moins de faire un bon jeu. Temps de développement très mince (6 mois maximum pour coller avec les fêtes de Noël), budget serré et cahier des charges étouffant pour respecter la série.


On l'aura compris, la marge de manœuvre est faible tout comme la connaissance et l'implication des créateurs tiers dans la majorité des cas. L'enthousiasme de la responsable de ce studio de développement me montrait qu'ils avaient bossé dur pour proposer le meilleur jeu possible aux fans. Le potentiel était là mais gâché par toutes ces conditions drastiques évoquées plus haut.

Toucher la corde sensible du fan et ne proposer au mieux que le strict minimum relève presque de l'indécence. Malheureusement, une telle méthode paie puisque les adaptations médiocres affluent et continuent d'affluer. Les résultats du jeu vidéo Ben 10, environ 2,5 millions de jeux vendus, en sont une preuve éclatante. Pourquoi se donner plus de mal lorsque l'on sait que les parents ou les grands-parents, de ceux qui ne connaissent absolument pas le domaine du jeu vidéo, voire les très jeunes enfants fans d'une série achèteront, ou feront acheter, l'adaptation de telle ou telle œuvre ?

Au final, deux solutions s'offrent à nous. Que les créateurs tiers s'investissent plus, mais cela est-il possible pour toute une génération méconnaissant le média interactif ? Ou que les fans arrêtent d'acheter les extensions vidéoludiques de leur série, saga, film favori lorsque celles-ci ne valent rien. Deux solutions qui relèvent presque de l'impossible lorsque l'on prend la peine, comme on vient de le faire, de détailler les embuches.

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