La notion d'auteur dans le jeu vidéo n'est pas aussi limpide que dans d'autres domaines comme la littérature. Comment définir un tel statut lorsqu'il s'agit, au fond, d'œuvres collectives ? Des oeuvres complexes d'un point de vue juridique. Quelle tête pensante d'une équipe de développement mérite les fameux lauriers, et pourquoi ? Il existe bien en France une Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, et même un clone pour les chorégraphes, mais rien pour les créateurs de jeux vidéo. C'est peut-être aussi à cause de ce flou que notre média favori fourmille de petites trahisons artistiques. En effet, à qui revient le droit de la décision finale lorsqu'on ne dénombre, face à nous, qu'un ensemble de personnes ?

 Assassin's, creed

« Wesh, bien ou quoi ? »

I) Assassin's Creed bis

Assasin's Creed/Prince of Persia

Premier cas intéressant, celui de la saga Prince of Persia. Le premier opus HD, au titre éponyme, fit l'effet d'une bombe. Exit le prince de Perse un brin pédant au langage soutenu, bonjour le simili intermittent du spectacle tendance Palestine. Le cas est étrange puisque les développeurs nomment bien leur titre Prince of Persia (comme un retour aux sources) alors qu'ils nous servent au fond un personnage qui n'a rien de commun, visuellement parlant, avec son aîné et qui de plus n'est même pas prince.

Mort au prince

Dès l'introduction du jeu, on sent la volonté des gens de chez Ubisoft de faire table rase avec la conception de Jordan Mechner, le créateur original. Il est clair que l'idée est de « Tuer le prince » et cela dès les premières minutes du jeu. La cinématique d'introduction remplit ce rôle à merveille.

Le nouveau « prince » se ballade avec un âne, des vêtements comme on en croise à la fête de l'Huma et un gantelet à la main pour tenter de lui apporter un peu de charisme. Il n'en est rien, le « prince » a perdu toute sa prestance. Il n'est plus que le reflet de quelques modes de l'époque.

Le pire se situe probablement au niveau des paroles du du personnage. Entre le ridicule et le vulgaire, notre nouvel héros se positionne comme un bouffon censé faire rire les plus jeunes. Deux extraits pour s'assurer de la trahison, « Tu vas pas te mettre à bouger frénétiquement et à pousser des petits cris...enfin j'dirais pas non dans d'autres circonstances. », et, « Les filles raffolent de mon physique...j'adore mon physique ». On a plus l'impression de lire un minable dragueur de boite de nuit en action qu'un personnage racé.

II) Se détacher de Mechner

Un retour en grande forme

Jordan, Mechner

Jordan Mechner, le créateur de Prince of Persia

Prince of Persia nous était revenu sur la génération précédente avec une trilogie débutée par un épisode se nommant Les sables du temps. Un grand moment de jeu vidéo avec un soft proposant un gameplay ingénieux, un prince aussi touchant que complexe (dans la constante recherche d'un amour paternel) et un univers orientaliste sentant bon cette fascination très XIXème siècle. Une sorte de récit comme Théophile Gautier pouvait en faire avec un texte comme La Mille et deuxième nuit.

C'était le bon temps, celui où Ubisoft avait fait revenir Jordan Mechner au bercail. Le créateur de la série ayant alors décidé de se remettre à la création de jeux vidéo (délaissée un moment pour l'écriture plus traditionnelle). Son rôle de collaborateur était une gageure de qualité, retrouver enfin l'esprit de la série après quelques égarements. Le résultat fut très bon, à tel point que le dernier Prince of Persia, cette fois-ci sur toutes les consoles possibles, s'inspire grandement de cet opus.

Le début de la déchéance

Seulement, tout commence à péricliter dès le second épisode de la fameuse trilogie. Avec L'âme du guerrier, Ubisoft opte pour un changement radical de la direction artistique. Mechner voyant cela décide tout simplement de ne plus collaborer, il dira même au magasine Wired Magasine, « Je n'apprécie pas les choix artistiques, ni la violence qui lui valut la catégorie M. L'histoire, les personnages, les dialogues, le doublage des personnages et le style visuel n'étaient pas de mon goût. ». C'est net, simple et précis.

Que fait donc Ubisoft ? De la drague intensive auprès des plus jeunes. Un héros à la fragilité touchante, tentant de conquérir l'amour de son père, n'est pas très sexy pour un public d'ados. Il faut donc grossir le trait, rendre le prince plus accessible, plus caricatural même. Le résultat a de quoi choquer. On se retrouve désormais avec un gros dur couvert de tatouages, entre le beauf et la racaille. Dès le début du jeu, lorsque le « prince » combat pour la première fois Shahdee, il lui lance un « Pute ! » du plus bel effet. Toujours aussi distingué, le noble Perse traite de « bâtard » Dahaka à un autre moment du jeu.

Il n'y a pas que le registre de langue qui change dans cet opus, les musiques également. A la place des musiques orientales qui faisaient tout le charme du premier opus, on a le droit à du hard-rock sauce FM. Autre méfait, le jeu n'hésite pas à mettre en avant plus de poitrines et de sang. Ubisoft fait dans la facilité et détruit ainsi tout l'intérêt de l'œuvre original.

III) Autres trahisons artistiques

Toby Gard et Lara Croft

Des trahisons artistiques de ce genre existent et sont nombreuses. Le cas de Prince of Persia est presque un cas d'école et l'on comprend aisément la réaction de Mechner en voyant sa série sacrifiée sur l'autel du profit.

Toby, Gard

Gard et sa calvitie

Autre petite trahison, dans le même registre, celle de la saga Tomb Raider initiée par Toby Gard sur Playstation. Lors d'une interview à Pixel Creation, le bonhomme définissait ainsi son héroïne, « Lara Croft est une anti-héroïne avant tout : elle est britannique, raffinée, aristocrate, aime le luxe et c'est aussi et surtout une femme aux compétences extraordinaires. ».

Lui aussi délaissera rapidement sa création, dès le second opus, préférant ne pas participer au jeu de massacre. Il se justifiera ainsi, « Je n'étais pas d'accord avec la tournure marketing que prenait le personnage de Lara, je pense que ça n'avait rien à voir avec sa personnalité. ». Quel étrange échos avec le cas Mechner.

Partir comme seule solution

Pour Gard, là encore, il est question d'appartenance. Lara Croft ne lui appartient plus, partir est donc la seule solution. Mais le créateur anglais reviendra, comme Mechner, bien plus tard. Avec l'opus Tomb Raider Legend, Eidos veut opérer un retour aux sources. Ils appellent donc le créateur britannique pour superviser/conseiller l'équipe en charge du projet. Voici comme il définit à l'époque sa place, « Il (le jeu) était commencé depuis six mois quand je suis arrivé. J'ai d'abord été consultant. J'ai participé à la "re-création" du personnage, on lui a donné un nouvel aspect et façonné un nouveau look. Ensuite je me suis penché sur l'histoire avec le scénariste afin que les péripéties de Lara correspondent le plus possible à sa personnalité, ensuite je me suis occupé de l'animation et des séquences cinématiques ».

IV) Conclusions

A travers de telles anecdotes, on constate que les créateurs originels de licences dans le jeu vidéo ne sont pas vraiment les maîtres de leurs propres créations. Bien qu'initiant une saga, créant un personnage, leur pouvoir de décision est faible. L'appel du grand public, le besoin de changement au détriment de la cohérence sont autant d'éléments qui amènent parfois une œuvre intéressante à perdre tout son cachet. Il faut plaire, il faut vendre donc céder un peu plus chaque fois aux caprices d'une époque. Heureusement, il arrive quelques fois qu'un retour en arrière s'opère, malheureusement rare et éphémère. Difficile d'imposer sa vision créatrice au milieu d'impératifs financiers.

L'article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=97:les-petites-trahisons-artistiques&catid=39:reflexions&Itemid=29