Oui, l'heure du bilan arrive. Il fut un temps où le jeu vidéo était techniquement trop limité pour proposer des formes d'énonciation du récit qui lui étaient propres. Le scénario d'un jeu vidéo devenant de plus en plus exigeant avec le temps, et j'irais jusqu'à dire cinématographique, ce qui ne fut pas un bien, rappelez-vous quand on jugeait un jeu sur sa capacité à « faire film », il a fallu trouver une parade.  Mais le jeu vidéo vivait, au début des années 90, en pleine démocratisation, un passage difficile de recherche identitaire où il semblait s'inspirer et tendre vers le cinéma. Rappelez-vous encore ces jeux bâtards qui n'assumaient pas leur modélisation, dans lequel on évoluait dans un décor filmé ou photographié - Les jeux Sierra. Logiquement, le cinéma s'est avéré être d'un secours redoutable.

Gabriel, Knight, cinématique

Gabriel qui joue le rôle de sa vie

L'intrigue, on la donnait à travers les cinématiques. Tant est si bien, comme quoi l'un et l'autre ne sont pas complémentaires, que le jeu devenait hétérogène : L'intrigue pour la partie cinéma et l'interactivité pour la partie jeu vidéo.

 Final, Fantasy, XIII, cinématique

Final Fantasy, jamais sans ma cinématique

L'âge d'or de la cinématique est arrivé avec le CD-Rom, et la première Playstation (94/95). Jusqu'alors s'appuyant sur le moteur graphique du jeu, les scènes en images de synthèse se multipliaient. La cinématique était devenue un passage obligatoire. Souvenez-vous de la scène d'intro. Qui, à l'époque, n'a jamais râlé parce qu'un jeu n'avait pas de scène d'intro ? Rien de plus frustrant alors que d'arriver directement à l'écran « start ». De même, qui n'a jamais attendu de scène cinématique à la fin d'un niveau, d'un boss, comme une sorte de récompense? C'est dire que nous en étions arrivés à un comble. Nous attendions du jeu vidéo de voir du cinéma. Nous jouions pour être récompensé par une cinématique. Et quand elle arrivait enfin, nous posions la manette sur le côté, contents, comme si on s'était fait suer à jouer pour ça, comme si le vrai moment intéressant du jeu était là. A l'heure des cinématiques à outrance, le scénario donnait cette impression d'être écrit dans le but d'insérer ces scènes. La cinématique n'était plus l'outil qui servait jadis l'intrigue, c'est l'intrigue qui servait maintenant la cinématique. C'en était trop !

Half, Life, scientifique

De la vie autour de moi

C'est en 98 que les choses vont commencer à changer. La cinématique vivait son apogée, depuis l'arrivée de Final Fantasy VII un an auparavant. Elle brillait alors de mille feux, et n'avait jamais autant été travaillée. Mais en 98 est commercialisé Half Life. Enfin un jeu qui ancrait les différents éléments de son intrigue dans sa forme propre, et offrait une progression diégétique et homogène, comme jamais on l'avait vu jusqu'alors. Fort heureusement, le jeu vidéo commence à redresser la barre, et se lance sur la voie de l'émancipation depuis.

Passé la crise d'adolescence et le trouble identitaire du vidéo-ludisme, la cinématique vis ses derniers instants. Les développeurs se sont clairement calmés sur son utilisation, et optent généralement maintenant pour une cinématique qui utilise le moteur du jeu, qui a au moins le mérite de rester esthétiquement homogène. Exit l'image de synthèse ou le film. Il y a bien des irréductibles comme Final Fantasy ou Command & Conquer, mais c'est devenu avant tout une marque de fabrique.

Se débattant tant bien que mal, la cinématique trouve aujourd'hui des formes plus interactives comme la QTE. Ce n'est évidemment qu'un trompe l'œil. Le procédé permet de rendre le cinéma interactif, mais cela reste des choix de plans, de découpage, imposés, donnés à voir. Le joueur devient tout de même spectateur entre deux pressions de touches.

Shenmue, QTE, course

Ryu évitera-t-il l'écolière qui flanne dans les rues ?

Et puis les premières QTE ont connu leur démocratisation avec Shenmue en 99, comme quoi, la cinématique sentait déjà le besoin de se renouveler. C'est dire que 10 ans plus tard c'est déjà moins original et moins bien senti.

Aujourd'hui, bien des procédés ont été trouvés pour palier à l'utilisation de la cinématique. Elle est certes encore très présente, mais s'est faite beaucoup plus discrète, et a retrouvé sa fonction première : servir l'intrigue. Malheureusement on n'en a pas toujours recours avec finesse. Je suis contre ces jeux qui s'en servent encore à outrance, ou par défaut. C'est ne pas respecter le besoin d'émancipation du jeu vidéo, et c'est ne pas comprendre que ses désirs de cinéma sont morts avec l'arrivée des années 2000. Les jeux les plus immersifs sont pour moi ceux qui ont travaillé à ne pas avoir recours aux cinématiques.

Normandy, Mass, Effect

Franchement, l'USS Enterprise de Star Trek, c'est du pipi de chat à côté du Normandy

Pour achever, aujourd'hui, la tendance à se rapprocher du cinéma est en train de vivre un basculement totalement opposé. Si bien que, paradoxalement, certains jeux, voulant se démarquer du cinéma, s'en rapprochent. Le jeu est encore complexé par le cinéma, et cherche à montrer qu'il peut aller plus loin. C'est le lot, je pense, de jeux comme Gears of War, Mass Effect ou Uncharted. Aujourd'hui la tendance n'est plus de faire film, mais de faire plus que film.

Quand le jeu aura réglé ses comptes avec le cinéma, il se consacrera plus à lui-même. Le jeu « film » continuera d'exister, mais comme un genre, voire un style. C'est déjà le cas aujourd'hui. Les jeux complexés, qui affichent leur désir de concurrencer Hollywood, ne répondent pas à une façon globale de penser le vidéo-ludisme.

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