LE SPLEEN DE TOKYO

«Mon équipe et moi-même faisons des jeux qui se rapprochent de l'Art - c'est ce que disent les gens. Personnellement je ne pense pas ainsi. Nous faisons un jeu pour divertir les gens. Parfois, ma personnalité et celle de mon équipe peut s'exprimer dans le jeu, et ça peut ressembler à de l'art, mais c'est un jeu conçu pour divertir les gens. Ce genre de retours est le bienvenu, mais ce n'est pas ce que j'essaie d'accomplir.» (GDC 2009)

«J'apprécie les jeux qui savent exprimer quelque chose par eux-mêmes par le fait qu'ils soient, justement, des jeux. Par opposition aux Arts Interactifs, que j'ai pratiqués par le passé, mais je ne cherche pas à en faire avec mes jeux. Ce n'est pas ce que je poursuis.» (TGS 2009, interview de Gameblog.fr)

«Je considère davantage mes jeux comme des produits commerciaux. Si on désigne mes créations en tant qu'œuvre d'art, c'est peut-être parce que j'ai eu un cursus artistique, et j'en suis très honoré. Pour ma part, je les réalise en tant que produit commercial. Si je peux me permettre, et cela dépend évidemment de la définition de l'art, mais si on me demandait, je pourrais créer un jeu qui pousse encore plus loin l'aspect artistique. Mais cela risquerait d'être hermétique au public, et ce ne serait pas viable, commercialement parlant. Je dois jauger le juste équilibre pour que le jeu soit un succès. Quand on dit que mes jeux sont des œuvres, j'éprouve un peu de gêne. J'en suis honoré, mais j'éprouve plus de gêne qu'autre chose.» (Avril 2011, interview de JVN.com)

Qu'est-ce qu'a bien pu vouloir faire comprendre Fumito Ueda, en disant ces phrases ? N'était-ce qu'une simple volonté de sa part, d'être considéré comme un artiste modeste ? Ou était-ce réellement sincère, auquel cas son art serait hasardeux et d'un génie dont lui-même n'aurait pas conscience ? Si cette explication s'avérait être juste, m'est avis qu'au fond, cela ne changerait pas grand-chose. Car une création peut très bien avoir la légitimité d'exister en tant qu'œuvre d'art, qu'elle soit voulue comme telle ou non par son géniteur. La perception de son public, aussi fantasque ou prétentieuse puisse-t-elle être, est tout à fait en droit, seule, d'en faire quelque chose de grand... Cela n'est évidemment pas un prétexte pour voir de l'art partout, et même là où il n'y en a pas, mais pour ce qui est de Ueda, comment ne pas s'incliner devant cette déclaration d'amour qu'il fait au potentiel émotionnel du jeu vidéo ?
Et si encore, son reniement de l'ambition artistique de ses œuvres, n'était qu'un faux discours ? Si tristement, il était forcé, soucieux du soutien que lui apportent ses supérieurs, de ne se définir qu'en un commercial, privilégiant les attentes du marché à ses ambitions artistiques ? Hélas, cela est fort probable. Et bien que ses propos ne soient pas très crédibles, The Last Guardian étant tout sauf un produit destiné à générer du cash; au bout de tant de retards dans le développement, l'homme ne pourrait pas vraiment se permettre de dire autre chose... C'est une évidence, Sony y est pour beaucoup dans cette répression malsaine qui au bout du compte, a brusqué le développement de The Last Guardian et a encouragé la démission de son créateur. Une firme d'une telle ampleur, ça ne peut pas avoir beaucoup plus d'ambition que de remplir ses caisses, et un développement qui dure, ce n'est pas très rentable. Ce n'est pas très rentable, mais en plus, ça fait tâche auprès des joueurs. Joueurs immatures d'ailleurs, qui plutôt que de prendre leur mal en patience et de garder la foi, dénigrent de plus en plus The Last Guardian au fil des retards, tout en traitant Fumito Ueda de fumiste, d'escroc... Pourtant, quel mal y a-t-il à ce que Ueda et son équipe prennent le temps comme le veut la tradition des développements japonais dits "à tâtonnement", de rechercher le ton juste, d'émouvoir, de proposer une expérience qui reste dans l'histoire, et qui ne soit pas qu'un produit bâclé et peu ambitieux ? Seraient-ils à blâmer, seulement pour ne pas avoir respecté cette stupide sujétion qu'est la date de sortie de leur jeu ? C'est absurde quand on y pense, est-ce qu'un peintre annonce une date d'aboutissement, quand il peint un tableau ? Alors certes, je dois admettre qu'il est tout de même louable que Sony aient donné l'occasion à des studios comme Quantic Dream, ThatGameCompany ou en l'occurrence la Team ICO de s'exprimer artistiquement, mais si ensuite, cela ne mène qu'à une désillusion, à quoi bon ?
Fumito Ueda, lui qui a tout pour faire avancer les choses, lui qui a le pouvoir d'étendre tous les possibles du jeu vidéo en explorant avec le plus d'efficacité ce que peut renfermer l'interactivité émotionnelle; en tant qu'artiste, est dans l'impossibilité de déployer ses ailes dans les meilleures conditions. Pourquoi cela ? Pour une raison bien précise : le jeu vidéo, autrement dit le matériau dans lequel il sculpte, n'est encore rien d'autre qu'une industrie, une économie terre-à-terre, dénuée de rêve, qui en aucun cas, n'est pour l'instant en passe d'entendre d'une bonne oreille le mot "art"...
Le plus injuste dans tout ça, c'est qu'en fin de compte, Fumito Ueda n'a le soutien de personne. Ni de son éditeur qui n'aura fait que l'exploiter comme "figure artistique" fut un temps, avant de s'en débarrasser l'effet de mode étant passé; ni des joueurs qui eux, affalés dans leur canapé, ne voient The Last Guardian que comme un jeu de plus à grignoter en une demi journée, et qu'il serait malvenu d'attendre trop longtemps. Et bien, si même au sein du milieu du jeu vidéo, le nom Ueda ne rime qu'avec malchance et incompréhension, autant vous dire qu'on a le temps avant qu'il soit enseigné dans les écoles. Si nous ne clamons et ne soutenons même pas nos plus grands créateurs, ne venons pas ensuite nous plaindre que notre média soit toujours aussi sous-estimé par ceux qui y sont étrangers...